Jean d’Agraives : facettes d’un talent consacré à l’aventure romanesque

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Sans prétention, deux aperçus du talent de Jean d’Agraives (1892 – 1951)

Un auteur essentiellement consacré à la littérature pour les jeunes gens, puisque l’on ne parlait pas encore d’adolescents couramment dans la première partie du XXe siècle. Le curieux pourra se reporter à l’article du site Roman d’Aventures de Matthieu Letourneux (site obsolète).

D’abord, une facette de Jean d’Agraives imprévue : en 1941 Colbert publie dans Les Romans Romanesques La Maison des sept sirènes. Romanesque et un peu plus que cela, le récit est présenté comme l’un des plus passionnels de l’écrivain. Effectivement, lire sous la plume du fils de Pierre Maël et auteur de romans sages dans la tenue cette histoire de rivalités amoureuses en Bretagne, dans le Morbihan exactement, avec des passages presque scabreux, m’a surprise.

— Non, mais alors, tu te figures avoir affaire à un jobard ?
Déjà, d’un long bras musculeux, il l’avait saisie à la taille, avec la force d’un gorille, et la ployait, irrésistible.
— Je t’assouplirai, je te jure !
Elle tenta de se dégager et comme il serrait davantage, lui pétrissant déjà les seins de sa main gauche demeurée libre, elle griffa la face empourprée.
Il rit de nouveau d’un grand rire qui résonna comme un blasphème et la lâcha pour essuyer le sang qui lui coulait des joues.
— Je porte ta marque, garce ! fit-il. Attends que tu portes la mienne !
Et comme elle croyait échapper, il lui déchira, par le col, sa robe de laine, d’une seule secousse.
Robe et linge !
La chair apparut.
Alors, fou d’elle, il se rua, la saisit, l’enleva, l’emporta qui se débattait presque nue, vers le lit où il la jeta et où il s’abattit sur elle, l’écrasant de son corps d’auroch.
Elle hurla : « Au secours ! À moi ! » dans une défense désespérée.
Ce fut alors que la porte aux ferrures massives se rouvrit.

Si on ajoute des péripéties parfumées à l’opium, on s’égare ! Et certains passages exhalent comme une odeur biographique encore plus surprenante, par exemple, le héros amoureux :

Il leva les yeux vers la face usée du Christ primitif, crucifié depuis cinq cents ans à ce carrefour bas-breton, contre une rude croix de granit, œuvre d’un simple tailleur de pierre et qui s’érigeait à vingt pas de l’endroit d’où il observait la masse renfrognée du château.
La souffrance qui se lisait sur les traits demi-effacés de l’Homme-Dieu, qui faisait saillir les côtes décharnées du thorax et se raidir les membres grêles, — sœur si humaine de sa douleur, — lui parut être pitoyable à son supplice d’amoureux.
Yves n’avait guère prié, sans doute, depuis les temps déjà lointains de son adolescence croyante.

Mais les mots des vieilles oraisons ne demandaient qu’à se presser, de nouveau, fervents sur ses lèvres, vers le divin intermédiaire qui paraissait pencher vers lui une tête miséricordieuse.
Un faisceau de rayons de lune, filtrant entre les nuages bas, mit, soudain, comme une auréole de lumière autour du front las, couronné d’épines moussues et rendit sa sérénité au sourire que les érosions paraissaient avoir aboli.
Hasard fugitif peut-être.
L’instant d’après le calvaire gris n’était plus que granit inerte.

Ah les doutes… Le tout est illustré par Pierre Rousseau, qui n’en fait pas des tonnes, mais demeure sympathique.

Le hasard me met dans les mains La gloire sous les voiles, un autre roman de Jean d’Agraives, publié à l’origine chez Berger-Levrault en 1933, dont je possède la réédition Hachette de 1950, reprise avec les illustrations animées d’Henry Fournier qu’il avait livrées lors de la première édition chez ce même éditeur en 1938. L’action démarre en Vendée cette fois et le premier chapitre se titrait « Korrigan » sans une once de fantastique et débute sur l’image d’une jeune fille, amazone indignée du comportement ignoble d’un hobereau brutal. La suite se passe à Paris, et surtout dans les éléments déchaînés et les conflits des mers de Chine à la fin du XIXe. L’occasion de revoir le style de l’auteur, qui décidément, s’est largement personnalisé depuis les publications des années 1920.
Le premier chapitre met en scène le cruel hobereau en chasse d’un repas fin avec son chien. Ses proies sont inaccessibles après leur chute sur les parois d’une falaise. Deux pages qui valent la lecture.

Au surplus, d’ici dix minutes, les oiseaux se trouveraient cueillis et puis emportés par une lame…
Alors, il eût fallu des cordes ? Et encore !
Une seule ressource. Le chien, parbleu ! Mais pourrait-il ?
Rageur à nouveau, — tout à l’heure n’avait-il pas, en quelque sorte, « vendu d’avance la peau de l’ours », en dégustant, par la pensée, le plat fin qu’il se promettait ? — il appela le vendéen :
« Ici, Lustucru. Va chercher ! »
Le chien avança tout d’abord sur la pente verte d’une coulée où s’accrochaient des herbes drues, mais il s’arrêta net, soudain, à l’endroit où le rocher nu n’était plus que surface glissante, tombant en gradins vers la mer.
« Va ! Apporte ! » criait derrière lui son maître qui s’était approché et qui avait, en ce faisant, détaché de sa ceinture fauve le fouet de chasse de cuir tressé.
L’animal, sans grande espérance, se mit à gémir, effrayé plus encore par le bruit des vagues que par l’angoisse qu’il éprouvait à la perspective de tenter cette vertigineuse descente et il leva vers Kérambosc un pauvre regard suppliant.
Pour toute réponse, le hobereau le poussa rudement de la botte.
Le chien résista, cramponné des pattes aux graviers et aux herbes, aux rares aspérités du roc.
Alors la colère de l’homme se déchaîna, aveugle, violente.
Le fouet siffla et s’abattit, à dix reprises, sur la bête qui hurlait, aplatie, tremblante.
Le chasseur fouaillait à tour de bras, le visage révulsé maintenant, fou de rage et horrible à voir, éprouvant, eût-on dit, une sorte de jouissance farouche, satanique, à taper sur cette chair vive qui se convulsait sous ses coups.
En bas, le flot allait atteindre les pluviers qui n’étaient plus guère que des boules de plumes détrempées.
Dans quelques minutes le courant sournois les emporterait au large.
Kérambosc saisit le jeune chien par la peau encore flasque du cou, le brandit au bout de son bras :
« Ah ! tu ne veux pas, tête de bois, grinça-t-il. Eh bien ! tu vas descendre tout de même. Et tu remonteras si tu veux. Tu peux crever. Je n’ai que faire d’un chien aussi idiot que toi. »
Le bras se détendit. La bête tournoya, décrivit une courbe, heurta une première saillie de la déclivité rocheuse, tenta, par un effort suprême, de se rétablir sur ses pattes, tomba sur le côté, roula, déboula d’une roche à l’autre, rebondit, ainsi qu’une balle, sur un dernier ressaut… et puis alla s’écraser sur le sable, les reins brisés, tuée du coup !
« Bien fait, elle a ce qu’elle mérite ! » fit le chasseur, à peine calmé par cette exécution sommaire.
Haussant les épaules, il allait se retourner, après avoir ramassé fouet et fusil, pour remonter vers le sentier, quand, au-dessus de lui, une voix retentit cinglante, indignée, une voix de femme : « Quelle brute ! »

Plus tard, à Paris, un personnage s’est fourvoyé dans les perversions du jeu : ruine, trahison, le suicide est l’ultime et lâche porte de sortie. Et l’auteur ne manque pas d’ironie snob dont l’illustrateur a tiré une bonne scène.

Et, maintenant, il se dirigeait vers la place de la Concorde, par le boulevard des Capucines, d’un pas d’automate, sans souci de la pluie qui tombait à flots, des giclures de boue projetées par les roues des voitures nombreuses et qui maculaient ses vêtements de soirée, et son haut-de-forme.
Il n’était plus, décidément, qu’un homme à la côte. Oui, perdu !
Se tirer une balle dans la tête ? Ou se laisser, après-demain, dans deux jours, afficher au cercle ?
Après-demain, de toute manière, tout Paris parlerait de lui.
Pourquoi donc s’était-il laissé saisir par le démon du jeu ?
Et, en traversant la chaussée, il éprouva comme un vertige, une attirance irrésistible.
Une solution, se laisser choir, en faisant un faux pas exprès, sous les roues du lourd omnibus Madeleine-Bastille, qui arrivait droit sur lui — Juggernaut (1) moderne — bondé de « sorties de théâtre », dans un brimbalement sonore de sa carcasse à impériale, au trot vif de ses percherons ?
Une main se posa sur son bras, l’entraîna impérieusement jusque sur le trottoir d’en face.
« Mais, ma parole, vous alliez vous faire écraser là, très cher ! Quelle imprudence ! » fit près de lui une voix légèrement railleuse. « Et vous n’avez même pas, pour comble, de parapluie. Permettez-moi… »

La petite note (1) précise que le char de Juggernaut est celui sous lequel des hindous fanatiques se précipiter pour que les roues les broient lors des fêtes de Siva… So british notre place de la Concorde : tout l’imaginaire des années 1900 du jeune et futur auteur, encore nommé Frédéric Causse alors, grand lecteur presque héréditaire de romans d’aventures populaires.

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