En 2020 reparaît fort opportunément en poche Espion de l’étrange de Serge Lehman. Ce recueil s’ouvre sur un roman paru dans la collection Anticipation du Fleuve noir sous le pseudonyme de Karel Dekk en 1991. Mêlant le fantastique et la science-fiction, c’est aussi et surtout un hommage à la collection même qui l’accueillait alors, à travers les lectures de jeunesse du narrateur Karel Dekk et du personnage de Phil Grimaud. Tous deux sont fascinés par les romans du FNA de la première période, celle de la fusée sur la tranche, responsable de leur attrait pour la science-fiction, et dont Grimaud livre avec nostalgie une poignée de titres choisis. Parmi ceux-ci, Bureau de l’invisible frappe par l’écho qu’il crée avec Espion de l’étrange. Quel est donc ce roman qui semble une source d’inspiration assez claire du roman de Lehman ?
Le Fleuve noir Anticipation des premières années compte pour principaux auteurs connus ses deux chevilles ouvrières, F. Richard-Bessière et Jimmy Guieu, puis le fascinant météore Stefan Wul, le singulier Kurt Steiner et quelques auteurs qui feront carrière dans la collection sur des décennies. Jean-Gaston Vandel n’est pas le nom le plus cité et reste oublié, alors qu’il a publié vingt romans entre 1952 et 1956. Mais on sait qu’il s’agit du pseudonyme de deux auteurs belges, qui mèneront une prolifique et prospère carrière dans le roman d’espionnage sous le nom de Paul Kenny, avec le personnage de Francis Coplan. Mais avant cela, Jean Libert et Gaston Vandenpanhuyse avaient joint leurs prénoms et contracté leurs noms pour se vouer à la science-fiction. Le recours au pseudonyme unique, l’entrée dans l’édition française et l’évasion dans le space opera apparaissent comme une nécessité surtout pour Jean Libert. Dans Écrire en Belgique sous le regard de Dieu (2004), l’historienne Cécile Vanderpelen-Diagre nous apprend en effet que ce natif de Laeken, qui a grandi dans le scoutisme et l’Action catholique, suivant ses penchants mystiques et nationalistes, a fait partie du groupe de Capelle-aux-Champs avec le dessinateur Hergé ou le journaliste Franz Weyergans (le père de François), et a travaillé ensuite pour le Nouveau Journal, quotidien attitré de la collaboration en Belgique. Cette compromission lui vaudra d’être condamné à la prison à la libération, contrairement à l’indulgence dont bénéficieront certains de ses compagnons, quand bien même il plaide sa « naïveté de poète mystique et illuminé ». Un dessin d’Hergé découvert récemment révèle cependant qu’il est libéré dès 1945.
C’est semble-t-il repenti de son coupable aveuglement qu’il se lance dans la littérature populaire avec pour coauteur un ami d’enfance, Gaston Vandenpanhuyse, né lui aussi en 1913, plus discret dans ses accointances politiques et surtout passionné de sciences. Ironie de l’histoire, c’est Jean-Pierre Andrevon qui attire l’attention sur les romans de Jean-Gaston Vandel en 1978, dans l’anthologie Alerte ! dirigée par Bernard Blanc. À une époque où le passé de Libert est totalement inconnu, le militant écologiste de gauche Andrevon, comme Lehman grand connaisseur de la collection et y œuvrant comme auteur, a repéré le potentiel progressiste de leurs intrigues. Sa lecture très complète et scrupuleuse se révèle d’une grande pertinence, confirmant avec quelques petites réserves le tournant pris par le duo belge dans ses écrits de science-fiction. Le libéralisme en germe dans ces romans semble rejaillir sur la carrière de la fille de Jean Libert, l’actrice Anne Libert, qui a contribué à sa manière à la liberté des années 1970. Si elle a travaillé pour un réalisateur espagnol, c’est en contradiction totale avec le franquisme, alors même que le hitlérien belge Léon Degrelles se faisait offrir un château en Espagne par le dictateur. Le talent d’Anne Libert s’épanouit dans les films d’horreur dénudés de Jesús Franco, partageant en particulier des scènes et des premiers rôles avec la sublime Britt Nichols dans La Fille de Dracula et Les Démons, tournés au Portugal. Tout aussi notable est sa participation à des comédies érotiques de Jean-François Davy, par ailleurs auteur d’une très pertinente adaptation du Seuil du vide, un Angoisse de Kurt Steiner. Fille dévouée, elle fera don à la Bibliothèque nationale de France en 2008 et 2011 des manuscrits de son père.
Bureau de l’invisible fait partie comme le remarque Andrevon de trois outsiders parmi la production des Vandel, avec Pirate de la science et Frontières du vide. Il ne s’agit pas d’un roman dystopique comme Le Soleil sous la mer ou Incroyable futur, ni d’un space opera comme Attentat cosmique ou Naufragés des galaxies, ni encore d’un roman plus hard SF comme Le Troisième Bocal, mais d’une anticipation fondée sur le paranormal. À Londres, en 1998, une mystérieuse agence propose ses services pour les cas réfractaires aux services traditionnels. Le Bureau de l’invisible pourrait n’être qu’une agence de détectives privés comme une autre, mais elle réussit en effet là où les autres échoueraient. Son directeur, Spencer Kerrick, attribue leurs exploits à des procédés ultra-modernes, laissant entendre que ses détectives ont recours aux plus récentes trouvailles technologiques. Il s’agit en fait d’une couverture pour dissimuler leurs pouvoirs parapsychiques. Au fil des enquêtes de l’agence, nous découvrons leurs méthodes réelles. À l’exception de la secrétaire, Cecilia Bell, les membres de l’équipe réunie par Kerrick sont tous dotés de capacités surnaturelles. Le costaud Wilfrid Kertch peut prendre un puissant ascendant télépathique sur un individu. Plus âgée et toxicomane, Ursula Holmes est une authentique médium capable d’entrer en communication avec les esprits. Hamid Chanar est lui aussi une sorte médium qui explore les esprits des gens. Enfin, le jeune Paul Leroy est doué de télésthésie, ce qui lui permet de voir à distance.
Aucune explication scientifique n’est apportée sur ces pouvoirs : le roman utilise des thèmes fantastiques, mais les rationalise d’une certaine façon en montrant la manière dont les personnages exploitent leurs pouvoirs dans un cadre professionnel, au service de leurs clients. Kerrick a cependant en sa possession un mystérieux rouleau de métal de provenance extraterrestre qui traite d’un pouvoir psychique encore supérieur. Cet élément de science-fiction sera confirmé par la fin du roman, consacrée à une menace extraterrestre. Tout ceci rappelle que les auteurs qui signent Vandel sont fortement influencés par Arthur C. Clarke, et en particulier par son roman Les Enfants d’Icare, paru en 1953 mais qui ne sera traduit en français (au Rayon fantastique) qu’un an après Bureau de l’invisible. Mais en 1955, les Vandel cotraduisent Les Sables de Mars de Clarke pour le Fleuve noir, et il y a fort à parier qu’ils ont lu Les Enfants d’Icare au moment où ils écrivent leur roman. Dès 1953 avec Incroyable Futur, le duo belge met en scène un jeune savant découvrant une substance qui lui permet de lire les pensées. Et c’est l’influence des Slans d’Alfred E. van Vogt que décèle Denis Guiot pour leur Fuite dans l’inconnu de 1954. Une narration efficace et une écriture sobre achèvent de faire du roman un classique de lecture agréable.
En définitive, Bureau de l’invisible est assez éloigné d’Espion de l’étrange. L’agence privée de 1998 imaginée en 1955 s’oppose au service de renseignement européen du Square. L’aventure de Karel Dekk est plus riche en rebondissements et plus originale conceptuellement que les enquêtes des détectives médiums ou télépathes. Cependant, le clin d’œil aux aînés de la collection Anticipation se tient, dans le mélange de fantastique et de science-fiction, dans une clandestinité commune aux personnages, et surtout dans leur présence dans la même collection emblématique. Il faut savoir aussi que Lehman réserve son clin d’œil le plus appuyé à La Nuit du Jabberwock, roman noir fantaisiste de Fredric Brown. Un héritage plus conforme au caractère d’Espion de l’étrange, tourné vers l’ouverture d’esprit et l’humour.