Jean-Jacques Bernard (1888-1972) est un des trois fils de Tristan Bernard. « New Chicago », dont il est l’auteur, fut prépublié en 2 parties, dans Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques n° 418 (18 octobre 1930) et 419 (25 octobre 1930). Il fut repris en volume, à la suite du roman Madeleine Landier, chez Albin Michel, en juillet 1933.
L’Annonce-Bouquin (2000) n’en parle pas, le Rayon SF (1983) indique qu’une « pièce radiophonique » portant ce titre est présente dans Europe n°139-140 (juillet-août 1957). Guy Costes nous a confirmé que cette version du texte est différente : il s’agit bien d’une adaptation théâtrale.
Il n’y a pas non plus, à ce jour (1), de référencement de ce texte dans les bases de données disponibles sur internet et aucune réédition n’est connue depuis la reprise en volume de 1933.
(1) Cet article fut publié pour la première fois sur l’ADANAP 1.0 le 16 Novembre 2013.
New Chicago
Depuis près de cent ans que New-Chicago s’était affranchie du joug des Philippins, la jeune cité n’avait cessé de se perfectionner et de croître. Vers la fin du XXIVe siècle, elle couvrait presque totalement l’île dont elle portait le nom. Sa physionomie était devenue légendaire. Il faut dire que la ville ne datant que d’un siècle et demi, les vestiges du passé n’avaient pas contrarié son développement rationnel. De vieilles cités américaines, comme Chicago ou New-York, l’enviaient sur ce chapitre et même les métropoles des pays neufs d’Afrique ou de leurs dominions européens.
Nul peuple au monde n’avait porté la la mécanique à un si haut point de perfection. Les ancêtres de ces hommes eussent été bien émerveillés s’ils avaient pu voir ce qu’était devenue la civilisation dans l’île de rêve que décrivaient, au XXe siècle, comme le dernier refuge de la nature, des journalistes d’Europe qui se croyaient poëtes.
Ce matin-là, John Kobas lut les dernières nouvelles avec plus d’attention que de coutume.
« Ça ne va pas, murmura-t-il avec angoisse. Nous finirons bien par avoir la guerre avec ces gens-là. »
Il n’eut pas le temps de recommencer sa lecture. Lentement, le lit venait de se soulever et se débarrassait de John avec délicatesse.
En s’asseyant devant son bol, John n’éprouva pas la satisfaction qu’il trouvait généralement à humer le chocolat. Il se pencha vers le microphone et dit simplement :
« Nouvelles ! »
Aussitôt du plafond tomba une voix :
« A sept heures, le gouvernement n’avait reçu aucun réponse de la République Philippine. La situation est considérée comme grave. Le conseil des ministres se réunit ce matin. Le gouvernement ne se montrera pas hostile à une nouvelle répartition des territoires radiumifères de l’Antarctique, pourvu que soient sauvegardés les intérêts vitaux de la République. La meilleure machine à laver est fabriquée dans les ateliers Higsons. »
John se pencha vers le microphone :
« Arrêt. »
La voix aérienne se tut.
Déjà la machine à faire la vaisselle avait absorbé le bol, la soucoupe et la cuiller. La table était nette et propre. John quitta sa chaise qui, d’elle-même, se replaça contre le mur.
Il sortit de chez lui en maugréant :
« Politique du radium… Politique du radium… »
John monta sur le trottoir qui glissait devant sa porte. Il y avait beaucoup de monde dans la rue : les gens se laissaient emporter sans hâte vers leurs affaires ou leurs plaisirs. On parlait peu et le silence de ces rues animées et mobiles n’eût pas manqué d’impressionner les gens d’autrefois.
Mais ce qui frappait le plus un étranger, c’était l’éclairage de la ville. Il fonctionnait sans intervention humaine par la simple action de la chaleur solaire. Ainsi jadis les grands phares sur les rochers perdus. L’idée d’appliquer le système à une ville entière n était pas la moins audacieuse des ingénieurs de New-Chicago. Il ne restait aux particuliers qu’à régler les lumières intérieures de leurs maisons selon leurs préférences personnelles. Ils agissaient de même pour le chauffage et le balayage, le jeu bi-quotidien des volets, l’arrivée des journaux et des denrées, enfin pour tout ce qu’il avait été possible de distribuer en série.
John Kobas, songeant à ces merveilles, se laissait aller à l’amertume.
« Tout cela nous paraît naturel. Mais qu’avons-nous de plus que nos pères ? En fin de compte, il n’y a qu’une chose qu’on ne nous distribue pas à domicile : c’est le bonheur. »
Au fond, ce qui tourmentait John, c’était tout ce que le mot « guerre » contenait d’inconnu. En trois générations, les gens de New-Chicago étaient à peu près arrivés à identifier le bonheur avec le confort matériel. Il faut dire que peu d’hommes n’y arrivent pas. En trois générations, un peuple, où il n’y a plus de misère, annihile assez rapidement ses rêveurs et ses poëtes.
« Qui sait où cela peut nous entraîner ? La guerre n’est plus qu’une guerre de machines, nous dit-on. Mais qui sait si nous ne verrons pas renaître quelques-unes de ces horreurs ?… Brrr !… Car les Philippins nous en veulent cruellement… »
En voulait-il aux Philippins, lui ? Certes, oui, dans la mesure où il était accessible à la violente campagne chauvine déchaînée depuis quelques années par le gouvernement avec l’appui des fabricants d’avions. Et le cœur de John s’exaltait, comme celui de ses compatriotes, sous la poussée d’intérêts que ni lui ni eux ne soupçonnaient. C’est toujours la même histoire.
John était arrivé aux confins du Jardin National. Ce jardin était un chef-d’œuvre des hommes. Des croisements audacieux avaient produit des races inconnues. C’était le triomphe des engrais artificiels et la gloire des rayons. On donnait aux fleurs la terre et le soleil qu’elles réclamaient. Les jardiniers étaient des physiciens et des chimistes. Les poëtes célébraient la vertu des cornues et des condensateurs. Les amoureux gravaient leurs noms sur des écorces falsifiées. Et les prêtres, devant des fidèles que rien n’étonnait plus, ne savaient plus quels miracles inventer pour donner une raison d’être à Dieu. Aussi voyait-on déjà s’ébaucher les prémisses d’une religion nouvelle avec un Dieu faible, timide, tendre et désarmé… et c’était sa supériorité sur l’homme.
Car l’homme, maintenant, que ne pouvait-il oser ? La mort, qu’on avait pourtant reculée de plusieurs décades, restait son seul maître. Mais il avait vaincu la vie, puisqu’il la donnait artificiellement. On fécondait avec des rayons tous les œufs de poissons et d’oiseaux, sauf pourtant les œufs de coucou et cette mystérieuse exception irritait les savants. Enfin, des expériences faites sur des mammifères inférieurs, bien qu’encore peu concluantes, autorisaient des espoirs insensés.
Mais, dans ce domaine, les gens de New-Chicago n’étaient pas plus spécialement avancés que les autres hommes. Où ils triomphaient, c’était dans les applications pratiques.
Il n’y avait pas de profession inférieure à New-Chicago. L’antique labeur manuel était remplacé par des boutons de commande. L’immense machine qu’était cette ville n’exigeait plus des hommes qu’un travail de surveillance destiné à réduire au minimum l’énergie perdue. Et encore, sur ce point, les ingénieurs avaient fait miracle : pratiquement, l’énergie perdue par frottements était presque nulle. Elle était d’ailleurs largement récupérée par les radiations diverses auxquelles recouraient d’eux-mêmes les dispositifs d’appel. Quant à l’usure des machines, elle était si lente qu’elle échappait en fait à l’investigation humaine, tant étaient perfectionnés la qualité, la conservation et le filtrage des lubrifiants.
John s’arrêta devant une porte : « Services physico-chimiques du jardin zoologiques. » C’était là qu’il travaillait.
On peut se demander pourquoi les habitants de New-Chicago continuaient à travailler. Mais les dirigeants de l’État avaient compris qu’une occupation bien réglée, jointe à la pratique des arts et des sports, était nécessaire à des hommes qui risquaient un jour ou l’autre de se sentir accablés sous le poids des commodités pratiques. Car les gens raffinés commençaient à dire que tant de perfection et de régularité était prodigieusement monotone. Aussi s’était-on mis à étudier la possibilité d’introduire dans le fonctionnement des services municipaux un certain nombre d’imperfections automatiques, mais imprévues. Il serait bientôt utile de donner aux citoyens des raisons de se plaindre. Les dirigeants se trouvaient en face d’un grave problème : il fallait adapter la perfection mécanique aux caprices de la nature humaine. Ou alors achever de mécaniser l’homme. Mais on n’en était pas encore là.
D’ailleurs ce que l’État n’avait pas encore trouvé, l’initiative privée commençait déjà à en fournir quelques solutions partielles. Ainsi les fins amateurs faisaient installer clandestinement chez eux, pour parler à leurs amis, ces antiques appareils dont les gens du vingtième siècle se servaient pour téléphoner. O joie des conversations si curieusement entrecoupées ou brouillées ! Ainsi la recherche de l’inconfort semblait devenir à New-Chicago le fin du fin du progrès. On eût bien étonné le citoyen moyen si on lui avait dit que le fait d’installer chez soi un vieux téléphone était une manière de conserver un certain idéal et que le jour où disparaîtrait cette manie, la ville de New-Chicago n’aurait pas plus d’importance dans le monde qu’une fourmilière dans un champ de luzerne. Accessoirement, ce serait aussi la ruine d’une fructueuse et clandestine industrie : la fabrication des faux téléphones français.
En attendant, ce goût de l’imprévu trouvait depuis quelques jours un aliment dans les menaces de rupture diplomatique avec la République philippine. Au fond, à part quelques personnes craintives, comme John Kobas, personne ne croyait sérieusement à la guerre. Si l’on en parlait, c’était comme d’une légende.
Qui aurait eu l’idée de faire la guerre au vingt-quatrième siècle ? Mais brusquement entrèrent en jeu ces questions d’orgueil national qui, de tous temps, ont enlevé aux dirigeants le contrôle de leurs actes, et les ont amenés à travailler contre leur peuple. Quand le gouvernement de New-Chicago sentit Qu’il avait froissé le gouvernement philippin, il crut qu’il était de son devoir de se montrer encore plus froissé que lui. Les bons peuples n’y virent que du feu et s’imaginèrent naturellement que l’imbécile orgueil d’une demi-douzaine d’hommes était une question nationale.
II
John et son collègue allaient quitter leur bureau, quand leur attention fut attirée par une ombre de dimension anormale qui couvrit un instant les vitres. Ils coururent à la fenêtre : un immense hélicoptère s’élevait dans les airs à une vitesse foudroyante.
John et son collègue ne comprirent pas tout de suite, mais ils éprouvèrent un malaise. Ils n’attendirent même pas le signal de fermeture des bureaux et, d’un pas encore plus mécanique que toute la folie mécanique qui les entourait, ils allèrent s’asseoir sur les fauteuils mobiles qui les descendirent dans la rue.
Ils virent une animation inaccoutumée. Des gens couraient sur les trottoirs roulants ou les prenaient à contre-sens. Tous regardaient en l’air l’hélicoptère géant qui n’était plus qu’un point noir.
— C’est l’ambassadeur des Philippines et son personnel, fit quelqu’un que John interrogeait des yeux…
— Quoi ? Quoi ? dit le collègue de John.
— Oui, cette machine vient de quitter le toit de l’ambassade !
Personne ne savait rien ou, plus exactement, il circulait des quantités de nouvelles extraordinaires et manifestement fantaisistes. Comment préciser ? Comment contrôler ? Les journaux lumineux ne projetaient rien sur leurs écrans. Les journaux sonores étaient muets.
Personne n’avait cru que la note diplomatique envoyée dans la nuit produirait ce résultat. On escomptait au moins une réponse, une proposition transactionnelle. Mais rien ! Le départ de l’ambassadeur… Que dire au peuple ? D’où ce silence, plus angoissant que la plus terrible nouvelle. Les appareils récepteurs recueillaient bien des quantités de messages qui venaient d’Amérique, d’Afrique, de partout, hypothèses, suggestions, appels désespérés à l’arbitrage, à la raison, annonce de la mobilisation des forces internationales de protection. Mais des Philippines, rien… A dix-sept heures, le ministère décida de mobiliser. Il fallait vingt minutes. Qui eût pensé qu’il était trop tard ?
John et son collègue, au hasard de leur course, étaient arrivés devant un grand établissement. Leur attention fut attirée par ces lettres de feu : « Le spectacle commence. »
— Tiens ! fit le collègue de John, avec une fausse gaîté, entrons au théâtre.
Et, devant l’hésitation de John :
— Que veux-tu faire d’autre ? Ça nous distraira. On ne peut rien savoir. Et. s’il y a des nouvelles, elles seront immédiatement projetées dans toutes les salles.
Après tout, pourquoi pas ? Ils entrèrent, déposèrent le prix de leurs places dans la fente spéciale du portillon de fer qui s’ouvrit aussitôt devant eux. Les théâtres n’avaient pas de contrôleurs humains.
Bien mieux, il n’y avait plus d’acteurs. Depuis longtemps, toutes les pièces étaient jouées par des marionnettes parlantes d’une précision merveilleuses et que l’on réglait avec les lumières et les changements de décors, pour toute la durée des représentations.
Aussi, deux fois par jour, aux mêmes heures, les portes de la salle s’ouvraient et le spectacle se jouait automatiquement, se terminait de même, pour recommencer le lendemain et ainsi de suite.
Le théâtre jouissait alors d’un prestige que ne connaissaient plus ses concurrents et qui eût bien surpris les gens qui, pendant deux siècles, avaient prédit, puis constaté sa lente agonie. Le cinéma avait depuis longtemps fait le tour de ses possibilités quand on s’aperçut que le théâtre était susceptible de la plus fructueuse renaissance, grâce au perfectionnement de la marionnette. Et l’on redécouvrit l’art dramatique qui avait d’ailleurs sur le vieux cinéma cette supériorité merveilleuse que la troisième dimension n’y était pas fictive.
Ce n’est évidemment pas sans une certaine distraction que John et son collègue écoutèrent la pièce. Il faut dire que l’ouvrage n’était pas très relevé et pouvait s’entendre d’une oreille. Il convenait à des gens préoccupés. La plupart des spectateurs avaient des mouvements fébriles, tournaient la tête ou remuaient les bras à tout propos comme des pantins articulés. Cependant les marionnettes, avec le même calme imperturbable que les jours précédents, retraduisaient pour la centième fois les mouvements de l’âme dont on les avait chargées et semblaient, devant ces vrais hommes désorientés et déshumanisés, maintenir et affirmer la continuité des sentiments humains.
Pourtant, l’histoire était bien simpliste : un naïf gentilhomme fermier des îles Hawaï, du modèle le plus traditionnel, débarquait un beau jour à New-Chicago. La mécanique avait déjà sa légende et le brave Hawaïen n’avait fait aucune difficulté pour croire que les femmes des maisons publiques avaient été remplacées par des marionnettes. Des amis le conduisaient dans une de ces maisons, et les spectateurs trouvaient tout naturel de voir des marionnettes, qu’ils savaient représenter de vraies femmes, se faire passer pour des marionnettes fausses. L’habitude était si bien prise que l’illusion était complète.
On en était là de la pièce et John paraissait émoustillé par la curiosité. Les démêlés avec les Philippins étaient déjà refoulés dans un tout petit coin de sa conscience. La grosse affaire, brusquement, c’était l’aventure de ce pauvre Hawaïen dont l’air intéressé, un peu gêné en même temps, était réjouissant. Il s’était assis au milieu des femmes, qu’il prenait pour des marionnettes, et faisait des réflexions qu’elles entendaient fort bien et dont elles riaient derrière son dos.
C’est alors que John fut rappelé à la réalité par un violant picotement dans les yeux. Il appliqua vivement son mouchoir contre son nez et ce geste instinctif lui donna sur la plupart de ses contemporains l’avantage de se rendre compte de ce qui se passait. Il maintenait le mouchoir énergiquement, avec le sentiment puissant et irraisonné qu’il fallait empêcher de passer quelque chose qui menaçait de l’étouffer. Son collègue, la tête sur la poitrine, paraissait dormir. Mais tous les spectateurs étaient immobiles : quelques-uns avaient glissé de leur fauteuil. John comprit qu’il était entouré de morts. Sans lâcher son mouchoir, se retenant de respirer, il bondit vers la porte. Sur la scène, cependant, les marionnettes insensibles continuaient à jouer pour ces hommes morts une histoire des hommes.
Quand John fut dans la rue, rien ne lui parut changé : les trottoirs roulants n’étaient pas arrêtés, des autobus passaient. Mais plus un homme n’était debout. Trottoirs et véhicules ne transportaient que des cadavres. Au ciel, une centaine de points noirs qui, déjà, s’éloignaient : les avions philippins qui avaient jeté les milliers de capsules d’où s’étaient dégagées les nappes de gaz mortels. John n’en pouvait plus. Seul dans la ville, il avait miraculeusement survécu quelques secondes. Les yeux lui brûlaient. Il fallait respirer. Il écarta le mouchoir légèrement et tomba mort aussitôt.
Cependant, comme la nuit arrivait, les lumières de New-Chicago apparaissaient dans leur ordre habituel et chaque maison, comme chaque soir, commençait à replier ses volets.
III
Le gentilhomme hawaïen, ayant pris sur ses genoux une des jeunes demoiselles, s’amusait à lui caresser le menton. Elle répondait à ces caresses par des sourires faussement ingénus et des mines qui feignaient d’être effarouchées.
L’Hawaïen disait à haute voix, ne pensant pas être compris d’elle, puisqu’il s’imaginait n’avoir affaire qu’à une marionnette :
« C’est merveilleux. Elle est exquise. Aussi exquise qu’une vraie femme. Si on n’était pas prévenu, on s’y tromperait. »
Et la demoiselle étouffait un rire amusé, cependant que ses compagnes faisaient le chœur antique :
« Voyez le beau jeune homme hawaïen. Comme il est naïf ! Il croit tenir une poupée sur ses genoux. Il la caresse et sent sa peau fine. Il l’embrasse et elle rend son baiser, et il croit toujours que c’est une poupée. Oh ! le bénêt ! Et que va-t-il faire à présent ? Ah ! ah ! ah ! c’est maintenant que nous l’attendons ! »
Cette réflexion produisait chaque jour un gros effet de rire sur le bon public enfantin qui assistait à ce spectacle. Mais, bien entendu, elle tomba cette fois dans un silence morne ; puisque nul être humain, dans aucun des théâtres de New-Chicago,n’était plus témoin de ces jeux de marionnettes préparées pour les hommes.
Les marionnettes ont encore cet avantage sur les vrais acteurs qu’elles restent parfaitement insensibles aux effets manqués. Aussi l’histoire du bon Hawaïen put-elle se poursuivre sans que le moindre fléchissement se manifestât dans sa fantaisie bien ordonnée.
La représentation finie, le dernier morceau de musique joué, le rideau descendu, le gentilhomme hawaïen et les autres marionnettes soigneusement rangés dans leur boîte, les portes de sortie restèrent grandes ouvertes le temps qu’il fallait pour permettre au public de s’écouler sans se presser. Bien entendu, personne ne profita de la permission. Les cadavres restèrent dans la position où la mort les avait frappés. Cela ne changea rien à la régularité quotidienne de ce qui devait se passer.L es portes refermées, les lumières s’éteignirent et un immense aspirateur entra en action qui absorba les poussières de la salle. Tout ce qui put se détacher des cadavres, petits cheveux, petits bouts d’étoffe, fut happé également, dirigé vers les tuyaux d’évacuation et bientôt englouti dans la mer. Une fois terminé ce travail d’épuration quotidienne, le théâtre s’endormit avec ses spectateurs sans vie et ses marionnettes au repos, jusqu’à la représentation du lendemain.
Les rouages de la ville entière continuèrent à fonctionner comme si rien ne s’était passé. Chaque soir, dans toutes les rues, dans toutes les maisons, dès que les rayons du soleil devenaient insuffisants, les lumières artificielles brillaient de leur éclat accoutumé. Les tramways et les avions circulaient à vide, pour personne, jusqu’à deux heures du matin, moment où cette ville morte devenait deux fois morte, puisqu’à la disparition de la vie des hommes s’ajoutait l’arrêt provisoire de sa vie mécanique. Mais, au matin, toute l’activité reprenait, comme si les hommes étaient là, et les volets, s’ouvrant sur les maisons silencieuses, y laissaient pénétrer un soleil joyeux.
La ville eut fort à faire pendant les mois qui suivirent pour se débarrasser de ses cadavres. Mais, personne n’étant là pour mesurer la difficulté de la tâche et tenter de l’activer, elle put l’accomplir sans se presser, sans rien changer de ses habitudes et sans le moindre effort apparent. Elle fut bien aidée, il faut le dire, par l’extrême nocivité des gaz philippins, grâce auxquels se décomposèrent très vite les millions de corps d’hommes et d’animaux qui encombraient les maisons, les rues et les jardins. Déjà, au bout de quelques jours, les balayeuses et les aspirateurs automatiques emportèrent une assez forte quantité de poussière humaine et animale. La proportion augmenta très vite. Le système matinal et régulier de balayage et d’évacuation était vraiment une des grandes merveilles de New-Chicago. Il traversa cette dure épreuve sans la moindre défaillance. Aucun tuyau ne fut obstrué. Aucun grain de chair morte ne fut oublié. Avec une méthode implacable, la ville, chaque matin, dépiotait un peu plus ses cadavres, sans modifier pour cela aucun de ses mouvements. Entre le moment où toute trace de vie avait disparu à New-Chicago et celui où il n’y eut plus la moindre trace de mort, il se passa a peine une année. Un jour vint où les balayeuses traversèrent des rues et des places, où les aspirateurs nettoyèrent des maisons, des théâtres et des musées où il ne restait plus aucun vestige de ce qui avait été des hommes. La ville avait achevé sa toilette. Maintenant, elle pouvait vivre par elle-même.
Chaque jour, devant une salle vide, mais avec ponctualité, le gentilhomme hawaïen répétait ses étonnements, ses crédulités, ses fantaisies, ses pitreries. Chaque jour, dans cinquante autres théâtres de la ville, les marionnettes rejouaient inlassablement la pièce en cours. Pareillement les salles de concerts redonnaient sans fin le dernier programme et les cinémas continuaient à projeter les mêmes films. Et pourtant, chaque jour, y avait une chose qui changeait : les actualités du monde sentier, reçues automatiquement par les appareils récepteurs, et transmises à la fois au journal municipal et à tous les écrans publics et privés, faisaient fidèlement savoir à la ville morte tout ce qui se passait aux quatre coins de la terre habitée.
Chaque demeure semblait conserver et prolonger pieusement les derniers désirs de son maître disparu. Tel qui aimait se lever tôt avait réglé sa douche pour six heures du matin, tel autre, à onze heures, s’attardait encore dans son bain. Chaque matin, à six heures, la douche du premier tombait à vide et, un peu avant onze-heures, la baignoire du second se remplissait d’une eau pure qui, une heure plus tard, s’en allait aussi pure. De même, selon le dernier rythme souhaité par le maître, le couvert se dressait et se défaisait, mais les plats venaient vides de la cuisine où le fourneau avait chauffé des casseroles qui ne contenaient que de l’eau, où le gril n’avait grillé que du vent, où la broche avait tourné pour rien.
L’immense cité vivait même beaucoup plus régulièrement qu’au temps des hommes. Car ils avaient voulu cette existence mécanique, mais maintenant aucune fantaisie de leur imagination n’en venait plus troubler la belle ordonnance.
Les lumières brillaient d’un éclat superbe et inutile. Les trottoirs et les véhicules circulaient avec une ponctualité superflue. Le jeu éblouissant des réclames lumineuses vantait sans fatigue les meilleurs produits du pays. Les merveilleux appareils de culture et d’élevage fonctionnaient à vide. Les couveuses chauffaient des œufs inexistants. Les moulins broyaient du blé imaginaire. Les semeuses éparpillaient des fantômes de grains.
En cette période, la fidélité des appareils mécaniques à la volonté humaine s’avéra magnifique. Il y eut des simulacres de moissons et de vendanges, comme s’il y avait encore eu des céréales et des vignes. Il y eut, les jours de sécheresse, ces pluies artificielles à l’eau de mer distillée qui faisaient jadis l’orgueil des ingénieurs. Chaque fois que la foudre fut menaçante, elle fut captée et détournée, comme s’il y avait eu des cultures et des vies à sauvegarder. Chaque fois que le vent fut trop fort, les appareils de préservation l’adoucirent et il n’effleura la ville que comme une brise légère.
Des années passèrent et les mouvements ne se ralentissaient pas. Cela pouvait durer des siècles, tant était lente l’usure des machines, tant l’énergie perdue était ingénieusement récupérée, tant le facteur hasard avait été soigneusement neutralisé.
Mais si les nouvelles du monde entier continuaient à être reçues par les appareils de la cité vide, en revanche le monde ne recevait plus rien de New-Chicago. Et cela paraissait naturel. Grâce à l’imagination des reporters, aucun mystère ne planait sur la ville. Des récits détaillés de la destruction avaient paru au lendemain du raid meurtrier. Une centaine d’envoyés spéciaux avaient décrit l’agonie des derniers habitants, les corps tordus se débattant sous la morsure des gaz, les malheureux qui fuyaient vers la mer, la confusion dans les rues. et la nuit sinistre qui tomba sur la ville immobile. Mais aucun n’eut l’idée d’écrire que l’action de la mort avait été aussi propre qu’instantanée. Aucun n’imagina que la ville privée d’hommes pouvait continuer à vivre. Au reste, on ne les eût pas crus. Le rôle du journaliste est de demeurer plausible jusque dans la fantaisie. A ce prix il peut mentir tant qu’il veut. On ne s’attacha pas à relever — on était habitué — tout ce que les récits présentaient de contradictoire. De leurs divergences mêmes naquit peu à peu une version moyenne qui devint la légende officielle, c’est-à dire l’histoire de la destruction de New-Chicago.
Comment demeura-t-on de si longues années sans aller voir ce qui restait de la ville ?… La vérité c’est qu’on eut peur. Jamais, depuis qu’il y avait des guerres, les hommes n’avaient eu aussi vivement l’impression d’avoir manié des forces dont ils n’étaient plus les maîtres. Les instruments de mort avaient toujours eu leurs ripostes. On avait trouvé le moyen de tuer avec des radiations, mais on avait su presque aussitôt neutraliser les radiations mortelles. On avait tenté de tuer avec des bacilles, mais il n’existait plus de bacilles dont on ne sût combattre l’action. Les gaz aussi avaient tous leur antidote. Il avait donc fallu chercher un gaz nouveau, dont l’effet fut rapide, le comprimer en des capsules facilement transportables, en fabriquer secrètement d’énormes quantités et joindre à son emploi un élément de surprise. Mais jamais les politiciens et les chimistes Philippins n’eussent imaginé un effet aussi total et foudroyant que l’anéantissement d’un peuple de plusieurs millions d’hommes. Un tel résultat produisit dans le monde une impression exactement contraire à celle qu’ils escomptaient. Insensiblement on se détourna d’eux. Une victoire si complète les laissa comme embarrassés. Ils ne surent ou ne purent l’exploiter. Leur crédit et leur influence auraient dû s’accroître : ils baissèrent. Ainsi se vérifia une fois de plus que, sous toutes les formes qu’elle peut prendre, la guerre n’est pas seulement atroce, mais absurde, puisqu’en fin de compte, par une sorte de justice immanente, elle ne profite jamais au vainqueur. En rayant du monde la nation ennemie, les Philippins avaient porté un coup fatal à leur propre prestige.
Il subsista autour de l’île martyre une sorte de barrière morale. Qui sait combien de temps l’air y demeurerait mortel pour les hommes ? Les observateurs montés sur les avions philippins avaient parlé d’une nappe empoisonnée qui s’élevait à plusieurs centaines de mètres. Beaucoup d’entre eux en furent incommodés, ou du moins le crurent. Le tragique silence qui suivit frappa les imaginations. New-Chicago, terre morte… De longtemps il ne fallait pas songer à approcher de ces côtes. Les hommes étaient beaucoup plus savants qu’autrefois, mais étaient restés aussi crédules. Quand ils regardaient sur les cartes le coin d’Océan où se trouvait la cité tragique, ils éprouvaient le même frisson mystique que les marins bretons des temps révolus passant au-dessus de la baie sinistre au fond de laquelle, disait-on, reposait la ville d’Ys. On n’alla plus du tout dans les parages maudits et l’on alla beaucoup moins aux Philippines. Telle est la puissance des événements voulus par l’homme et qui ont dépassé sa volonté. L’être humain restera toujours l’enfant qui joue avec les allumettes et demeure terrifié de s’être brûlé les doigts.
IV
Cinquante ou soixante ans passèrent. Les contemporains du grand drame disparurent. Leurs fils sentirent moins cruellement l’espèce de plaie honteuse qu’avait laissée au flanc de l’humanité la destruction de New-Chicago. Et pourtant la ville déserte demeurait inexplorée. Non plus par frayeur. Mais savait-on quelles complications internationales amènerait la réoccupation d’un territoire qui n’appartenait à personne et sur lequel plusieurs pays essayaient déjà de faire valoir des droits ? Par crainte de compromettre une entente essentiellement fragile, les diplomates reculaient l’étude de cette question délicate. Bien entendu, ils se laissèrent devancer par les événements, ce qu’est d’ailleurs l’art même de la diplomatie.
A Los-Angelès, vieille cité californienne, vivaient de pauvres familles d’aviateurs. Leur métier n’était pas facile. Los-Angelès, déchu de son ancienne splendeur, ne faisait plus guère que le commerce des oiseaux comestibles, principalement des oiseaux de mer. Dès que le temps s’annonçait favorable au large, les hommes partaient pour la chasse. Ils restaient huit ou dix jours en l’air. Souvent ils étaient pris dans des tourmentes et parfois n’en réchappaient pas. Les femmes passaient des nuits à les guetter du rivage. Et, quand ils revenaient, la chasse n’avait pas toujours été fructueuse. On avait rarement la fortune de rencontrer des bancs de mouettes ou de goélands. Mais, malgré tous ses risques et ses incertitudes, les Californiens aimaient leur rude métier. S’ils étaient les moins gâtés des hommes, au moins étaient-ils les plus indépendants. A cette époque, la chasse aérienne n’était pas encore industrialisée, comme l’était, par exemple, la pêche maritime. Toute la misère, mais aussi toute la fière liberté qui avait été longtemps le lot des marins, étaient maintenant celui des aviateurs. Et, comme si la lutte contre les éléments ne suffisait pas, il leur fallait passer sous les fourches caudines des intermédiaires qui raflaient à bas prix la marchandise dans les ports de chasse pour la revendre très cher dans les villes. Malgré cela, bien peu d’hommes songeaient à s’expatrier ou à changer de travail. Quand on a l’air dans le sang depuis des générations et des générations, on ne se fait pas du bonheur la même image que les autres hommes. C’était toujours sans amertume que les rudes aviateurs de Los Angelès reprenaient les leviers de commande dans leurs mains calleuses, en sifflant la vieille chanson qu’un poëte de leur pays avait écrite à leur gloire, en un style d ailleurs très pompier.
Ce fut l’un de ces hommes qui eut la chance inattendue de redécouvrir New-Chicago.
Arnold Gregory n’était pas un aviateur fruste et sans culture. Il avait passé trois ans à Honolulu et le contact de la grande ville lui avait laissé un certain vernis. Il avait des rudiments de science et d’histoire et parlait couramment l’hawaïen, avec quoi on se débrouille partout dans le monde. Il eût pu se faire loin des siens une existence heureuse, mais il préféra l’incertitude du métier paternel et un beau jour rentra au pays. Il était peu communicatif et on ne s’expliqua jamais très bien son brusque retour. Certains parlèrent d’une passion malheureuse. Comme si la passion de l’air n’était pas suffisante ! Il avait peu d’amis, autant dire pas, et généralement il partait seul sur son avion, quittait les chemins connus où, depuis deux siècles, les siens allaient traditionnellement chasser la mouette, restait parfois trois semaines absent et ne demeurait jamais longtemps à terre. Sa supériorité sur les siens lui créait des besoins plus impérieux. Il était de ces hommes que rien ne contente de ce qu’ils connaissent trop, perpétuellement à la recherche de l’imprévu… Il fut bien servi.
C’était un soir magnifique. Arnold, depuis trois jours, volait entre le ciel et l’eau, à une grande distance de toute terre habitée. Il aperçut un rivage qu’il ne connaissait pas. Il fit le point et n’identifia pas tout de suite. Il s’étonna seulement de s’être laissé entraîner si loin des chemins fréquentés. Il déplia une carte et lut en petits caractères : New-Chicago.
Ce mot agit sur son cœur aventureux comme une pédale d’accélération. La légende de la ville morte avait hanté ses nuits d’enfant. Là il y avait un grand peuple. Aujourd’hui il n’y a plus rien. Sans consulter les diplomates, il se posa sur une petite plage. « Tout est intact », fut sa première pensée. Devant lui de grandes maisons propres au travers desquelles s’ouvrait une large rue. Ayant amarré son avion, il monta de la plage et entra dans la ville.
Il était sur un trottoir et se sentait entraîné. Il ne comprit pas tout de suite. Il crut avoir un vertige, s’accrocha à un mur. Mais le mur lui glissa sous les doigts. Il vit que ce n’était pas une illusion et qu’il était sur un trottoir roulant. Presque aussitôt un tramway passa devant lui, puis un autre…
« Mais ce n’est pas vrai, fit-il à haute voix. Cette ville n’est pas morte. »
Et des yeux il cherchait quelqu’un à qui parler.
Il se laissait emporter, regardant avidement, s’imprégnant de la ville. A mesure qu’il approchait du centre, l’animation grandissait. Mais toujours personne. Il ne comprenait pas.
« Ah ! ça ! que font donc ces gens ? » Il descendit du trottoir, sonna et frappa à une porte, à une autre, à une troisième, vainement.
Il se frottait les yeux.
« Je rêve… »
Mais non…
Il vit les lumières s’allumer ; il vit les volets se fermer ; il vit les réclames lumineuses. Il entra dans une maison et surprit une curieuse animation que personne ne commandait, qui semblait agir à vide. Dans deux, dans trois, dans dix maisons ce fut pareil. Il vit une porte d’entrée du chemin de fer souterrain et descendit : à intervalles réguliers passaient des trains sans conducteur ni voyageurs. Il les regarda, hébété, puis soudain remonta en courant ; à la surface passaient toujours les tramways et les petits avions et les gros autobus ; il s’arrêtaient, repartaient, s’arrêtaient encore, ne se heurtaient jamais. Son attention fut brusquement attirée par le journal lumineux. Il lut les dernières nouvelles du monde entier, même de chez lui :
« Californie. — Le gouvernement a décidé de commémorer le centenaire de John Becker… »
Il se crut fou…
Il se mit à courir dans tous les sens, essayant de tout voir à la fois, ahuri, halluciné, inquiet.
Vers le milieu de la nuit, les choses s’arrêtèrent peu à peu. Il crut que c’était la fin d’un rêve et, mort de fatigue, il s’endormit n’importe où.
Il s’éveilla au petit jour. Il glissait… Le trottoir se remettait en marche. Quand il eut renoué le lien avec les souvenirs de la veille, il décida qu’il fallait comprendre. Alors, pendant des heures, il observa avec sang-froid. La régularité des mouvements mécaniques le convainquit qu’il était devant un phénomène très réel. L’absence des hommes était devenue probable. Mais il n’en était pas encore convaincu. Il chercha plusieurs heures, vit la nuit descendre sans avoir trouvé personne, recommença le lendemain ; il chercha plusieurs jours et dut se rendre à l’évidence.
Il sentit croître en lui une exaltation fiévreuse.
Il avait découvert les théâtres ou les marionnettes parlantes jouèrent pour lui la pièce que depuis un demi-siècle elles rejouaient chaque jour. Il avait vu les écoles où les phonographes donnaient à des enfants inexistants un enseignement d’autrefois. Et les temples où le mystère s’augmentait étrangement du fait que le prédicateur n’y était plus qu’une voix. Et les concerts dont la prodigieuse musique sans instrument, depuis tant d’années, ne s était pas déréglée. Et les journaux, seul lien de la ville inhabitée avec le monde extérieur. Il monta dans les tramways, dans les avions, dans les chemins de fer souterrains. Les portes s’ouvraient et se fermaient devant lui sans effort. Il eut l’illusion merveilleuse que cette immense cité vivait pour lui.
Il ne promena d’abord sur cette puissante et délicate mécanique que des doigts tremblants et d’une prudence infinie. Son cœur battait chaque fois qu’un désir partait de son cerveau vers ses mains, comme si l’expression de ce désir eût risqué de détraquer quelque chose. Mais il n’eut jamais besoin de forcer un rouage, d’enfoncer une porte, tant était merveilleuse et instantanée la soumission de la matière à la volonté de l’homme. Alors il s’enhardit. Il eut la joie de modifier à sa guise le rythme des maisons particulières. Il s’installa dans l’une des plus belles et, pendant plusieurs jours, vécut dans une féerie paresseuse. Les provisions débarquées de son avion alimentèrent sa cuisine et sa table qui recommencèrent à fonctionner utilement avec la même impassibilité tranquille qu’elles avaient mise à fonctionner pour rien. Et sans doute Arnold aurait-il continué à vivre ainsi des semaines et des mois, si ses provisions n’avaient fini par s’épuiser. Car cette cité lui offrait toutes les apparences de la vie, sauf la vie elle-même. D’ailleurs Arnold, ayant peu à peu compris et reconstitué la merveilleuse histoire, brûlait du désir de la raconter aux hommes.
Mais il ne partit pas sans regret. Il s’abandonna encore quelques jours à l’ivresse de posséder à lui seul ce grand corps puissant, mais servile, énigmatique, mais précis, palpitant, mais inanimé, prodigieusement immense, mais qu’il dominait de toute la hauteur de sa conscience d’homme. Il aima cette ville qui l’effrayait un peu, mais qui avait donné à son cœur las l’impression d’un rêve que personne n’avait vécu avant lui ! Mais il fallait bien s’en détacher et, un soir, il s’y décida brusquement. Il alla préparer son avion, puis ne résista pas au désir d’errer une dernière fois au milieu de cette étrange animation. Il entra même dans un théâtre où il assista à l’aventure d’un gentilhomme hawaïen, bien curieusement habillé à la mode d’autrefois…
V
Quelques jours après le départ d’Arnold, la ville tout entière « frottait » de la façon la plus inquiétante. Ce n’est pas impunément qu’on enferme dans un instrument de précision une force aussi imparfaite qu’une volonté humaine. Les fantaisies d’Arnold s’étaient imprimées dans le métal inconscient par d’imperceptibles décalages. Les premiers furent automatiquement corrigés. Mais, dans sa joie désordonnée, dans son désir de tout voir et de toucher à tout, il avait mis la ville à une cruelle épreuve. Là, en s’agrippant à une poignée, il avait retardé de deux ou trois secondes le départ d’un tramway ; ailleurs, en s’attardant dans un portillon, il en avait faussé très légèrement le mouvement. Puisqu’un homme était dans la ville, il eût fallu des hommes pour réparer ses méfaits. La ville suivait une impulsion donnée. Elle ne connaissait pas l’arbitraire. Née de l’imagination humaine, elle ignorait les hommes. Elle ne put supporter leur retour.
Apparemment, elle fonctionnait comme par le passé. Mais il arriva qu’un jour, dans un appareil de commande, une déperdition de mouvement fut mal compensée. Pour la première fois l’énergie récupérée demeura inférieure à l’énergie perdue. Pour la première fois l’absence d’une volonté humaine fut un inconvénient.
Alors les décalages se répercutèrent et se multiplièrent. Au bout de trois semaines, dans un carrefour du centre, deux tramways, qui, par suite du dérèglement initial, passaient chaque jour un peu plus près l’un de l’autre, se heurtèrent et restèrent coincés. La ville frottait avec des craquements de plus en plus sinistres, comme une mécanique qui, par la vitesse acquise, lutte encore contre de mauvais freins. Quelques heures après le choc des deux tramways, tous les transports étaient arrêtés. Puis ce fut le tour des organes de distribution et un soir les maisons demeurèrent avec des volets à moitié repliés. Ce furent les lumières qui tinrent le plus longtemps, mais avec un éclat chaque soir affaibli. Quand elles ne furent plus sur la ville immobile qu’une très pâle lueur qui, une nuit, s’éteignit d’un coup, un mois ne s’était pas écoulé depuis le départ d’Arnold.
Le gentilhomme hawaïen garda une jambe en l’air.
VI
Le premier projet d’Arnold avait été d’aller tout droit à Honolulu et de n’informer de sa découverte que deux ou trois amis sûrs avec lesquels il reviendrait. Cela satisfaisait en partie son désir sentimental de ne pas gaspiller son secret. Mais, quand il arriva à Honolulu, il se sentit brusquement le maître d’une révélation si magnifique qu’il n’eut pas la force de tenir sa langue. En moins de trois jours la nouvelle fit le tour de la ville. Les journaux du monde entier s’en emparèrent et publièrent des récits et des portraits d’Arnold.
On organisa une grande expédition, c’est-à-dire qu’on travailla péniblement à concilier les privilèges d’exclusivité que demandaient les journalistes et les photographes. La diplomatie esquiva, en les ajournant, les questions qu’allait soulever la réoccupation de New-Chicago. La curiosité qu’éveillait la découverte d’Arnold faisait heureusement passer ces problèmes au second plan.
Au bout de quelques semaines. Arnold partit d’Honolulu sur un immense avion qui emportait trois cents personnes. Ils arrivèrent en vue de New-Chicago trois jours après, à la tombée de la nuit. Comme aucune lumière ne brillait, ils crurent d’abord s’être trompés et firent le point. Il n’y avait pas de doute. Ils abordèrent dans la ville sombre.
Ils pensèrent que cette obscurité était normale et que la ville s’était endorme pour la nuit. Beaucoup d’entre eux entendirent des bruits qu’ils ne purent ni vérifier, ni préciser. Arnold seul était inquiet.
Le lendemain matin la grande ville resta immobile. Le soir elle ne s’alluma pas. Il fallut bien démentir les récits que des reporters trop pressés avaient déjà envoyés au monde la nuit précédente. La déception de tous ces hommes fut immense et ils n’apprécièrent pas à sa valeur le don magnifique qu’était la découverte de cette ville. même avec son silence et son immobilité.
On fut d’abord tenté d’accuser Arnold d’imposture. Mais un médecin expliqua qu’il avait été la proie d’un mirage… Cela arrive aux gens qui font des découvertes fantastiques. Leur imagination surenchérit sur la réalité. « En entrant dans la ville, il a cru qu’elle marchait. » La plupart des psychiatres confirmèrent par la suite cette interprétation.
Arnold ne comprit rien, ne sut et ne put rien dire. Il retourna chez lui en proie à un étrange malaise. Souvent, le soir, il s’asseyait seul sur la grève et contemplait longuement le ciel californien. Il se demandait lui-même s’il n’avait pas rêvé.