« Pourquoi j’aime les Gitans », Jean-Pierre Calu
La Fusée, un almanach annuel de la collection Signe de Piste, 1974 (1ère édition Le Monde Gitan)
Jean-Pierre Calu est né le neuf octobre 1933, dans une petite ville de la banlieue parisienne, Saint-Gratien. Il se marie, a des enfants, six, son épouse décède prématurément, il travaille sur les routes, il est « taxi ». Rien ne prédisposait vraiment cet homme à devenir artiste ou, en tout cas, rien de ce que les préjugés tenaces s’efforcent d’étiqueter pour cerner les germes de ce qui serait une mentalité. Probablement, il avait des yeux, des oreilles, et il garda cette curiosité bien après qu’il ait atteint l’âge adulte, les sens et l’esprit ouverts qui entraînent parfois à exprimer le bonheur ou le malheur, ou n’importe quel sentiment qu’on a ressenti. Comme lorsqu’il roulait, en sifflotant ou en chantant, sur le périphérique, pour croiser les gens et leur parler, et un jour, s’arrêter sur le bas-côté pour changer un pneu, tout cela l’a modelé et a fini par lui prendre la vie. Et lui ôter, celui qui peignait les gitans et les banlieues est fauché en 1999 sur l’autoroute alors qu’il réparait une crevaison de son taxi.
Jean-Pierre Calu a également écrit un texte, paru au début des années 1970 dans une revue, Monde Gitan. Ce texte poétique et provocateur, comme savent l’être les déclarations d’intention qui vont à contre-courant, fut réédité en 1974 dans La Fusée, un almanach annuel de la collection Signe de Piste, pour compléter un court dossier consacré à la défense de la culture tzigane. Il semble peu probable aujourd’hui qu’il soit disponible aisément, les deux publications étant devenues quasi confidentielles.
Un annuel un peu étonnant dans le ton, pour qui n’ignore pas l’obédience catholique ni les opinions très éloignées d’un quelconque marxisme des publications Alsatia, au scoutisme colonialiste bien souvent, ce repaire de moralistes bien-pensants, en somme. Eh bien, cette collection publia ce recueil qu’on pourrait croire presque pro-hippies. Bien sûr, les cheveux longs, mais propres, n’exagérons pas non plus. Pourtant, donner des tuyaux pour faire accepter sa nouvelle tignasse à ses parents rétrogrades ? Mais si, ils le font. Il y a même quelques grossièretés, licence littéraire réaliste. Les filles sont encouragées à s’essayer aux couleurs vives, on est jeunes qu’une seule fois. Pierre Joubert se fend de quelques dessins humoristiques en faveur de la poésie des motards et des aventures des auto-stoppeurs. D’accord… Mais vanter le nomadisme ? Et carrément consacrer un dossier très renseigné sur les « Gitans » ? Oui, ils l’ont fait, et d’une manière engagée loin des petites horreurs de certains groupuscules haineux prétendument chrétiens, sans négationnisme, sans non plus leur prêter une culture européanisée. Et sans hésiter à appeler à l’activisme comme le lecteur d’aujourd’hui pourra le constater dans la conclusion extraite de l’article de Charles Vaudemont :
Toi qui viens de lire ces lignes, puisses-tu crier ton indignation quand tu vois molester ceux qui auraient droit de notre part à tant d’égards, quand tu entends les fanatiques crier “Filez, romanichels, ou j’appelle les gendarmes !”
Puisses-tu t’associer de plein cœur à tous ceux qui à travers le monde s’efforcent de préserver de la mort un peuple persécuté depuis des siècles, qui détient peut-être les secrets d’un mode de vie qui sera le nôtre quand les hommes auront enfin reconnu leur folie.
Le dossier est complété d’adresses pratiques d’associations que le jeune public d’alors peut ainsi contacter, de citations de Jean Ferrat et du texte de Jean-Pierre Calu, sous la protection de Federico García Lorca, reproduit avec son autorisation de la revue Monde Gitan : « Pourquoi j’aime les Gitans » dont vous découvrirez l’intégralité ci-après. Ce dernier témoignage, tout droit issu des Seventies, une époque qui nous semble parfois imaginaire tant on veut nous convaincre qu’elle n’était qu’une chimère fleurie de rêveurs incorrigibles, m’a paru… émouvant, et important à rappeler. Comme le testament d’un monsieur qu’on prétend ordinaire et qui ne l’était pas le moins du monde, comme chacun l’est qui s’en donne la peine.
Pourquoi j’aime les Gitans
J’appelle Gitan ce que
l’Andalousie a de plus
aristocratique et de plus
représentatif.
FEDERICO GARCIA LORCA
Eh bien moi, les Gitans, je les aime pour leurs chapeaux ! Parfaitement.
Je les aime pour leurs beaux yeux. Je les aime pour leurs moustaches.
Je suis heureux de rencontrer les Romnia avec leurs longues robes. Quand je vois un amas de roulottes entassées sur un terre-plein, çà me réchauffe le cœur.
Au début, je les aimais pour tout ça. C’était comme le symbole même de la poésie qui se promenait sur les routes de partout. Pour reprendre l’expression tant de fois répétée et par cela consacrée, je les aimais pour l’image d’Épinal.
Après, eh bien, je leur ai parlé ! On m’a appris à les connaître. Je les ai un peu fréquentés et j’ai fini parfaire le tour de tous les problèmes qui les concernent, la plupart vieux comme eux. Il y a des jours où, pour les comprendre, il faut une patience !…
Eh bien, pardonnez-moi, mais aujourd’hui, je les aime toujours pour leurs chapeaux, et pour leurs beaux yeux, et pour leurs roulottes ! Pour toutes les facéties qui maculent leur vie. Tant de pitreries mêlées à tant de drames. C’est une race d’artistes, pour supporter cela, moi je vous le dis.
« On voit que tu n’as pas beaucoup vécu avec eux, me direz-vous. Ce sont des fainéants. Il n’y a rien à en tirer ». Si j’essaie de dire qu’il faut appartenir à une race de héros pour élever leurs enfants et vivre comme ils vivent au jour d’aujourd’hui, on me saute sur le dos : « Appeler ça des héros ! Ces bons à rien ! »
Bon. Eh bien, essayez de vivre comme çà et de trouver encore le moyen de plaisanter ! Oui, oui, je sais, un Gitan est menteur comme c’est pas permis. C’est à croire, par moments, qu’ils se vouent au malheur pour vous apitoyer et vous soutirer de l’argent. Bon. Je le sais aussi. Qui n’a pas été roulé par un Gitan ?
Eh bien, moi, je les aime pour leurs chapeaux ! Pour leurs moustaches, pour les longs cheveux et les allures superbes de leurs dames, pour la couleur, pour les feux de bois, pour les chiens, pour les pneus, pour les vieux sommiers, pour la fumée qui sort des campings, pour les hurlements des matrones qui rappellent leurs enfants (des cris, parfois à vous glacer le sang !) Même pour les odeurs de sardines, de marmaille ou de bois brûlé. Je les aime pour le brouhaha qu’ils font et la tristesse, le silence qui restent avec les immondices quand ils sont partis. Je les aime pour leurs costards impeccables et pleins de taches, leurs chemises blanches presque toujours sans cravate. Et puis ces visages noirs ou cuivrés, ces yeux arrogants et langoureux, ces têtes venues de lointains pays sauvages où l’Asie se frictionnait à l’Europe, il y a de cela bien longtemps.
En un mot, je les aime pour leur allure.
Et vous trouvez que c’est peu ? C’est que vous ne les avez pas assez regardés. Oui, je sais, moi je suis peintre et j’aime le pittoresque. Mais vous savez, le pittoresque, c’est pas forcément superficiel.
Je me souviens d’avoir dessiné un bidonville. Quelqu’un de socialement engagé m’a dit : « Si tu avais vécu là-dedans, t’aurais pas envie de dessiner ça ». Évidemment. Mais je n’ai pas envie de dessiner des pavillons cossus, en tuile rouge et meulière. Çà ne me dit rien de faire le portrait d’un ingénieur à belles lunettes et jolie brosse, aux joues roses et bien rasées.
Brueghel a peint des paysans sans les embellir, et même des mendiants horribles. Il ne les a pas flattés. Ses aveugles qui se suivent sont dramatiques et lugubres. Et pourtant, on a envie d’aimer ces gens, de la manière dont ils sont représentés. Y a-t-il un artiste plus pittoresque que Brueghel ? Peut-on être moins superficiel que le vieux maître flamand ?
Je vais vous le dire au creux de l’oreille, à vous tous qui aimez les Gitans : « Pour aimer les Gitans, il faut être un peu artiste, peut-être même à son insu. Et au fond qui ne l’est pas, dans un petit coin de son cœur ? En tout cas, aimez-les en artiste. N’ayez pas de scrupules. C’est une bien forte façon d’aimer. Et si vous restez superficiel, alors c’est que vous n’êtes pas assez artiste ».
Jean-Pierre CALU (Publié avec l’aimable autorisation de la revue Monde Gitan)
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Ce texte a été numérisé pour découvrir un artiste, Jean-Pierre Calu, et un homme disparu trop tôt, « un peintre amis des voyageurs », disent les rédacteurs de Culture Tzigane. Il y a peu de documents accessibles sur le réseau, quelques informations disséminées, et cependant deux jolis actes de mémoire, signé Jacques Calu : deux clips vidéo animés en musique comme des expositions virtuelles des peintures et dessins de l’artiste discret, deux visites dont il serait dommage de vous priver.
Jean-Pierre Calu et les gitans
Jean-Pierre Calu et la banlieue
Autres sources : Aimons Saint-Gratien en Val-d’Oise
Note : Si l’initiative de mettre à disposition cette poésie en prose gêne un ayant-droit, je retirerai à regret mais sans discuter ce modeste hommage.