Jean Rosmer – Le Premier exploit de Jean Bart (1921)

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« Le Premier exploit de Jean Bart », de Jean Rosmer, fut publié dans Le Petit monde, journal bi-mensuel pour la jeunesse, n° 36 du 1er décembre 1921. Les illustrations ne sont pas signées…

Texte au sommaire de l’anthologie Jean Bart : L’Empreinte du « Roi des Corsaires », préfacée par François Hanscotte et publiée chez Bibliogs.

Le Premier exploit de Jean Bart

Dix heures du soir venaient de sonner à l’horloge de la petite église de Saint-Paul-en-Picardie. La nuit était noire et orageuse. Le vent soufflait avec rage et des éclairs zébraient la nue de leurs rapides traits de feu.

Malgré cette furieuse tempête, deux personnes étaient assises sur le parapet d’une maison construite sur un des quartiers de roche qui dominaient la mer, et sans prêter attention au courroux des éléments, causaient et fumaient le plus tranquillement du monde.

L’obscurité était si profonde qu’elle empêchait de distinguer leurs traits. Mais à la voix cassée et légèrement hésitante de l’un, on n’avait aucune peine à reconnaître un vieillard, tandis que le timbre jeune et frais de l’autre annonçait un adolescent à peine, échappé aux faiblesses de l’enfance.

— Alors, monsieur Jean, interrogeait le plus âgé des deux interlocuteurs, on ne sait pas ce qu’est allé faire en mer notre patron ?

— Mais si, mon bon Sarry, répondit le jeune homme, mais si ! Je t’ai dit au moins dix fois qu’il était parti au secours d’un bateau marchand en détresse.

— Cependant, j’aperçois d’ici sa caravelle blanche, amarrée à l’anneau du roc, comme de coutume.

— Il a pris la chaloupe, grand entêté, et je crois qu’il n’est pas prêt de rentrer. Avec la danse des vagues, ce soir, on ne peut rien espérer !…

Et un gros soupir gonfla la poitrine de l’enfant.

— Oh ! il n’y a rien à craindre, maître Valbuë est le premier marin de la côte. Il connaît toutes les passes, presque aussi bien que vous, monsieur Jean, et…

Mais deux coups violents frappés à la porte de la rue, interrompirent ces louanges.

— Qui est là ? interrogea le vieillard en se penchant un peu afin d’essayer de distinguer dans l’ombre la silhouette du visiteur nocturne.

— Trois nobles seigneurs de la cour, arrivés ce soir en notre hostellerie du Cheval-d’Or, et qui désirent parler à maître Valbuë, reprit la voix enrouée du valet d’auberge.

— Ah ! et que désirent-ils ? demanda Jean.

— Ce sont des volontaires de la flotte royale, qu’il faut conduire à bord du vaisseau amiral hollandais commandé par un monsieur Ruyter.

— Ah bien ! merci, je vais ouvrir !

Un instant plus tard, Sarry portant une lourde lampe de cuivre, afin d’éclairer l’entrée des nouveaux venus, introduisait dans la salle basse de la maison trois jeunes gens, aux grands chapeaux empanachés et aux vêtements tellement surchargés de dorures, de rubans et de dentelles, qu’on les eut pris pour de vivantes réclames de marchands de nouveautés.

— Le pilote Valbuë ? interrogea l’un d’eux, sans même saluer.

— Il n’y est pas, répondit Jean.

— Comment ?

— Il n’y est pas !

— Ah ! je vais t’enseigner la politesse, mon joli garçon, tu ne sais donc pas à qui tu parles… eh bien, apprends que tu as devant toi : le marquis d’Harcourt, le duc de Coislin et le prince de Cavoye.

— Cela m’est égal !

— Ah ! tu railles, maraud ! je… Et levant sa canne, il s’apprêtait à la laisser retomber sur les épaules de l’adolescent, lorsque celui-ci bondit en arrière.

— Ne me louchez pas ! cria-t-il… ou sinon…

— Voyons, voyons, Cavoye, interrompit alors l’un des deux autres messieurs, en arrêtant le geste brutal de son ami. Allons, ne t’emporte pas ainsi, tu es bouillant comme la poudre. On ne traite pas avec brusquerie les gens auxquels on vient demander un service.

Puis, se tournant vers l’adolescent :

— Mon ami, lui dit-il, le pilote royal a dû recevoir l’ordre de M. de Charrost, gouverneur de Calais, d’avoir à nous conduire dans sa caravelle auprès de l’amiral Ruyter. Je suis étonné d’apprendre que nous ne sommes pas attendus. D’où vient ce manquement aux ordres de Sa Majesté ?

— Monsieur, répondit Jean, un pilote va où son devoir l’appelle. Mon maître est absent, mais sa caravelle y est.

— Qui nous conduira ?

— Moi !

— Toi ? Qui es-tu donc, enfant terrible ?

— Son contre-maître.

Et le visage de Jean se transfigura d’une fierté sereine. Certes, à le voir ainsi hardi et sûr de lui-même, on ne l’eut pas pris pour un débutant, mais bien pour un matelot intrépide, instruit de tous les secrets de son métier. Et cependant, il était bien jeune et venait à peine d’atteindre sa quinzième année.

— Ce petit est curieux avec son audace, remarqua le marquis d’Harcourt, son importance m’amuse, mais nous ne pouvons malgré tout nous confier à lui…

— A votre aise, messieurs, et se tournant vers le fidèle Sarry : « reconduis ces messieurs, mon camarade… »

Mais les trois empanachés ne bougeaient pas.

— C’est très fâcheux, murmurait Coislin. Si le combat a lieu sans nous, nous serons déshonorés… Si c’est vraiment le contre-maître… il doit savoir manœuvrer.

— Et fort habilement encore, interrompit Sarry. Il sait mieux que personne. Il a remporté tous les prix possibles. Songez donc qu’il est le fils du célèbre Cornille Bart, le premier corsaire de notre temps.

— Alors, mes amis, s’écria d’Harcourt, nous pouvons tenter la chance. Quand à moi, je suis prêt à partir.

— Croyez-moi, intervint alors Jean Bart, ayez confiance, je sais conduire un bateau. Dans quelques heures nous pouvons être arrivés sains et saufs…

— On peut avoir confiance en lui… je suis sûr qu’il ne se vante pas, affirma Coislin.

— Alors, c’est entendu, nous partons.

— C’est bien messieurs. Dans une heure nous aurons gagné le large !

L’appareillage fut bientôt terminé, et le léger navire était sur le point de lever l’ancre, lorsqu’un messager accourant à perdre haleine, leur fit de loin signe d’interrompre un instant la manœuvre.

C’était un exprès de M. de Charrost, qui apportait au pilote royal l’ordre de na pas s’éloigner de la route directe et d’éviter toute rencontre avec les bâtiments anglais qui sillonnaient la mer.

— C’est bien, je tâcherai de me conformer aux ordres que je reçois, répondit Jean, mais je ne promets rien. Tout dépendra de ce que je verrai…

Un instant plus tard, la caravelle fendant le flot houleux, gagnait le large. La lune s’était tout à fait levée, l’orage s’apaisait, et sous la poussée de la brise, le bateau avançait rapidement.

Malgré leur ignorance des choses de la mer, les trois seigneurs ne furent pas longtemps sans s’apercevoir que le pilote ne suivait pas la route directe, et ils s’en firent tout bas la remarque. Puis, désireux de marquer son importance, l’un d’eux s’approcha du jeune commandant.

— Mon ami, lui dit-il, vous déviez de votre chemin.

— Allez vous asseoir, monsieur, et laissez-moi en repos, répondit Jean sans se retourner.

— Voilà un plaisant personnage, riposta le marquis d’Harcourt. Sais-tu bien que tu vas te faire pendre en agissant ainsi ?

— Lequel de nous deux commande ? questionna Jean Bart.

— Toi, sans doute !

— Alors, au nom du ciel, allez vous reposer et laissez-moi agir à ma guise.

— Tu penses donc que des gentilshommes tels que nous vont se laisser guider par un manant de ton espèce ? Change de route où je te fais jeter par dessus bord par mes valets.

— Essayez !

— Mais au moins, intervint le conciliant Cavoye… explique nous…

— Silence ! tonna l’enfant, je n’ai à répondre de mes actes qu’à mes chefs et suis le seul maître à bord. Si vous dites une parole de plus, je vous fais mettre aux fers !

Cette réplique hardie calma aussitôt les murmures des jeunes gens, et tout en se promettant tout bas de se venger, ils allèrent se rasseoir sur un paquet de cordages et ne bougèrent plus.

Cependant, la caravelle avançait toujours rapidement vers l’embouchure de la Tamise, et Jean, tout à la manœuvre qu’il conduisait, ne paraissait pas remarquer les trois passagers dont le visage courroucé paraissait gros de menaces.

Soudain, et sans que nul ait pu s’expliquer le mouvement, le navire vira de bord avec une telle rapidité, que les jeunes gens se crurent perdus et se mirent à vociférer tous à la fois, tandis que Jean Bart, sans perdre un instant son étonnant sang-froid, se mit à diriger son navire dans une voie tout opposée à celle suivie jusque-là.

Chaque ordre donné était exécuté avec une telle précision, que tout l’équipage en était étonné. Tout marchait à merveille.

S’approchant alors de ses passagers, Jean leur dit :

« Messieurs, nous sommes chassés par un corsaire ennemi, mais nous ne craignons rien. Je vais mener cette frégate dans des passes où elle ne pourra nous accompagner. Dans quelques secondes nous l’aurons perdue de vue. »

— Cela ne nous empêchera pas de te faire pendre à la plus haute vergue du bateau amiral.

— C’est ce que nous verrons !

Et leur tournant le dos, il reprit son poste. Un instant plus tard, ils étaient hors d’atteinte et en vue de la flotte hollandaise, dont le pavillon éclatant flottait à l’horizon.

— Nous voici arrivés, messieurs, dit Jean.

L’escadre des Provinces-Unies, composée de soixante-quinze navires de guerre et de onze brûlots, était commandée par l’amiral de Ruyter. Au centre, dominant tous les autres, se trouvait le vaisseau sur lequel flottait le pavillon des sept provinces.

Ce bâtiment, surchargé de dorures, avait un château arrière haut de cinq étages et surmonté de gigantesques fanaux de bronzes dorés.

La caravelle voguait doucement dans les eaux de la flotte, et elle fut bientôt en vue des sentinelles.

— Oh ! du bateau, héla le soldat de garde.

— France et message du gouverneur de Calais, répondit Jean Bart.

— Passe à tribord.

Et la caravelle, amenant ses voiles, aborda au bas de échelle du navire. On jeta aux passagers une corde, et tandis que les trois volontaires faisaient mille façons pour essayer de monter, Jean Bart, plus leste qu’eux les précéda, en trois sauts fut sur le pont, et se faisait introduire auprès, de Ruyter.

— Qui annoncerai-je, interrogea l’officier de service ?

— Le capitaine de la caravelle royale française. Mais au même moment, les volontaires débouchaient sur le pont.

— Annoncez-nous aussi, monsieur, s’écria le pétulant Cavoye, afin que nous puissions faire pendre ce bandit !

Mais Jean n’eut pas l’air de remarquer cette réflexion désobligeante, et les mains dans les poches, la tête haute et fière, il se dirigea vers la cabine du commandant en chef.

L’officier l’ouvrit toute grande, et à la profonde surprise des visiteurs, ils aperçurent un homme de taille moyenne, vêtu d’une longue robe de chambre, fort occupé à trier des graines dans une tasse de vermeil. C’était Ruyter.

— Monsieur l’amiral, dit le lieutenant, ces gentilshommes sont porteurs d’un message de M. de Charrost. et l’enfant qui les accompagne est le capitaine de la caravelle qui les a conduits jusqu’à nous.

A ce titre pompeux, l’amiral sourit. Puis, s’inclinant devant les gentilshommes français :

— Messieurs, vous désirez assister à un combat naval. Cela vous sera offert sous peu, j’espère… Est-ce tout ce que je puis faire pour vous être agréable ?

— Non monsieur, je ne serai satisfait que lorsque je vous aurai raconté l’épique traversée que ce galopin nous a fait faire.

Mais d’un geste, le grand marin l’avait arrêté.

— C’est au capitaine qu’appartient le droit de décrire ses aventures. Passez dans la cabine qui vous est réservée, messieurs, et laissez-nous tous les deux ensemble. Les choses de service doivent se traiter entre gens du métier.

Tandis que les jeunes seigneurs se retiraient, humiliés et penauds, Ruyter, prenant la main de l’enfant, le forçait à s’asseoir auprès de lui.

— Eh bien, que s’est-il passé, demanda-t-il.

— Voilà, en deux mots, monsieur l’amiral. Comme nous sortions du port, un messager de M. de Charrost m’ordonna de ne pas me diriger dans les eaux anglaises, mais dès que j’ai été en mer, j’ai vu que tout était sillonné de navires ennemis. J’ai donc feint d’aller vers l’embouchure de la Tamise. Aussitôt, un croiseur m’a donné la chasse, j’ai viré de bord et je l’ai si bien conduit dans des passes difficiles, que je l’y ai semé. Alors, libres de toute poursuite, nous avons pu aborder ici sans encombre.

— Qui es-tu donc, pour avoir un pareil sang-froid, une audace aussi grande, un cœur aussi ferme ?

— Mon père était Cornille Bart !

— Et toi, mon enfant, tu sera digne de lui, et tu deviendras l’un des premiers marins de notre époque. Reste avec moi, et la fortune est faite.

— Quelques jours auprès de vous compteront parmi les plus beaux de ma vie, monsieur l’amiral, mais je suis un enfant de France et j’appartiens tout entier à ma patrie !

La prédiction de l’amiral Ruyter devait en tous points se réaliser. Jean Bart mourut gouverneur de la flotte royale française, comblé de gloire et d’honneurs.

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