Mort en l’an 2000, John Sladek semble bien oublié de nos jours. Né dans l’Iowa, il est cependant à Londres en plein cœur de la New Wave britannique, et de la revue New Worlds qui rassemble Michael Moorcock, Brian Aldiss ou encore J. G. Ballard. Il écrit d’abord deux romans avec son compatriote Thomas Disch, dont seul Black Alice a été traduit en français. Il publie ensuite des romans de science-fiction déjantés, comme Mécasme ou L’Effet Müller-Fokker, sur lesquels il faudra revenir, ainsi qu’un recueil de nouvelles, Un garçon à vapeur, magistrale suite de pastiches des grands maîtres de la science-fiction.
Il publie aussi deux romans policiers, liés par le même détective, Thackeray Phin : L’Aura maléfique et L’Invisible Monsieur Levert. Ce dernier roman, Invisible Green, est d’abord traduit en 1979 dans la collection « Red Label » des éditions PAC. Il reparaît dans la traduction de Jean-Paul Gratias en 1987, dans la collection « Polars » de Clancier-Guénaud. Cette collection, dirigée par François Guérif, publia entre autres des romans et recueils de nouvelles de John Dickson Carr, Mildred Davis, David Goodis et surtout Fredric Brown.
Le roman commence en automne 1939, à Londres, lors de la séance photo d’un club d’amateurs de romans policiers, « Les Maître du mystère ». Cette passion commune rassemble des personnages hétéroclites, du militaire paranoïaque à l’artiste peintre bohème, en passant par l’aristocrate alcoolique, le chimiste timide et l’agent de police sadique. Sans oublier Miss Dorothea Pharaoh, la seule femme du groupe. La réunion ne fait que souligner des dissensions déjà vives :
Un jour, alors que la boisson l’avait rendu malheureusement trop loquace, il avait livré à Latimer le fond de sa pensée. Il l’avait hurlé, à vrai dire :
« Un vice répugnant, vous dis-je ! Il faut y mettre un terme immédiatement, mon garçon, avant de devenir idiot. »
Rougissant jusqu’aux oreilles, le pauvre garçon avant tenté de se justifier en bégayant de plus belle, mais Sir Tony poursuivait déjà :
« Vous devez absolument vous reprendre en main ! »
Mais Hyde était intervenu.
« C’est justement ce qu’il ne faut pas faire ! »
Trente-cinq ans plus tard, Miss Pharaoh décide de réunir les anciens « maîtres du mystère » pour la première fois depuis la fin de la guerre. Le plus âgé d’entre eux est mort, tous les autres ont traversé les années, fait carrière dans leur domaine, et accueillent chacun à sa manière cette invitation inattendue. Le paranoïaque major Stokes, qui notait déjà toutes les déclarations de ceux qui l’entouraient, téléphone à Dorothea pour lui révéler qu’il est la proie d’un certain Levert, qui menace de le tuer et a déjà fait un sort à son chat. Ébranlée, Miss Pharaoh décide d’en parler à son ami détective, Thackeray Phin, qui se met alors en planque devant le domicile du vieillard. Le lendemain, quand il sonne à la porte du major, celui-ci est déjà mort.
Le reste du roman sera le récit de l’élucidation de ce crime parfait, qui renouvelle le thème du meurtre en chambre – en l’occurrence, dans les toilettes. Cette précision n’est pas inutile, tant le roman regorge de détails incongrus, depuis les manies des différents personnages aux circonstances inexplicables des meurtres, en passant par les jeux sur le chromatisme ou les écrits délirants du major Stokes. Car il y aura encore deux assassinats, tous ayant pour victimes d’anciens membres du club. L’élément le moins farfelu du roman n’est pas l’enquêteur mis en vedette : comme l’annonce son nom insolite, Thackeray Phin est le type même du détective excentrique. Le trait le plus voyant de cette excentricité se trouve être ses tenues extravagantes : en plus de vêtements criards, il arbore généralement, et avec le plus grand naturel, un casque colonial… Mais c’est surtout un esprit brillant, capable de déchiffrer les codes les plus tirés par les cheveux. Après des chapitres à tourner en rond sans comprendre grand-chose de l’imbroglio de fausses pistes et de détails bizarres, la solution lui parviendra avec l’aide d’indices communiqués d’outre-tombe par l’une des victimes.
Une lecture parfaite pour les amateurs d’énigmes tordues et d’humour noir loufoque.