Jules Chancel – Le Bicycliste de Napoléon (1908)

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« Le Bicycliste de Napoléon » est un texte de Jules Chancel publié dans Mon Journal n° 16 du 18 janvier 1908. Les illustrations ne sont pas signées.

Le Bicycliste de Napoléon

« Premier prix d’histoire : Roger d’Arlon ! »

Quand la voix haute et sonore du censeur eut proclamé cette phrase dans le grand amphithéâtre du lycée Condorcet, l’élève de quatrième Roger d’Arlon ressentit comme une secousse électrique.

Il avait beau s’attendre à ce résultat, c’est tout de même impressionnant, pour un enfant de treize ans, de traverser la foule des parents qui vous regardent avec envie, de grimper les marches d’une estrade, et de sentir poser sur sa tête, par un monsieur habillé de vert, une couronne en or comme on le faisait aux triomphateurs antiques.

Roger n’avait pas d’autres prix à espérer ; mais, une fois de retour à sa place, en contemplant les quatre gros volumes richement reliés de l’Histoire de Napoléon, qu’il tenait sur ses genoux, il s’estimait très suffisamment heureux.

Doué d’une intelligence très vive, l’enfant se passionnait surtout aux questions historiques. Pour elles il négligeait peut-être un peu trop ses autres études, et ses professeurs disaient de lui qu’il était peut-être un paresseux, mais une charmante petite nature de rêveur et d’imaginatif.

Sitôt installé dans la superbe propriété de Normandie, où il devait passer les vacances avec ses parents, Roger, dédaigneux de tous les projets que ceux-ci lui proposaient pour l’amuser, demanda qu’on le laissât seul et libre.

Aucune partie, aucun camarade ne valait pour lui la joie de rester mollement étendu à l’ombre d’un grand marronnier, occupé à dévorer les quatre gros volumes de l’Histoire de Napoléon.

La journée entière, il restait plongé dans ses bouquins, l’œil vague, l’esprit lointain, revivant en quelque sorte cette passionnante et fantastique époque du Consulat et de l’Empire.

Il avait suivi en Italie, en Égypte, le petit officier d’artillerie besoigneux, qui avait mis sa montre en gage le matin du 10 Août, et qu’il revoyait entrant audacieusement aux Tuileries, après le coup d’État du 18 Brumaire.

Déjà il avait absorbé le troisième volume, et il se complaisait dans les splendeurs de la pompe impériale quand, un matin, son père le tira du monde irréel dans lequel il vivait et lui dit :

« Roger, mon fils, tu es un bon petit garçon sérieux et pas bruyant ; je ne puis te reprocher que ta passion trop grande pour la lecture ; aussi, pour te récompenser de ton prix et te donner l’occasion de faire un peu d’exercice, je veux te faire un cadeau.

— Lequel ? » demanda l’enfant, charmé de ce préambule.

M. d’Arlon fit un signe et un domestique parut, tramant une superbe bicyclette toute neuve.

« Voici, dit le papa souriant, en montrant l’objet à son fils. Je savais que tu avais envie d’une machine, et j’espère que celle-là, qui est tout à fait du dernier modèle, te plaira. »

Roger sauta au cou de son père, car, eu effet, ce cadeau le ravissait et, à la grande satisfaction de M. d’Arlon, il posa son gros livre sur une table pour essayer tout de suite le merveilleux instrument.

Ce jour-là l’Histoire de Napoléon eut tort. Roger était tout à sa bicyclette. Il avait dû jusque-là se contenter des modestes « clous » de louage et jouissait avec bonheur de la possession d’une si belle machine.

Il parcourut toutes les allées du parc, émerveillé des ressources qu’il découvrait dans l’excellente petite reine d’acier.

Ses roulements d’une douceur infinie lui donnaient la sensation de la vitesse, sans effort. Tantôt il se lançait sur la route, dépassant avec rage les voitures qui se rendaient au marché voisin ; tantôt, revenu dans l’intérieur de la propriété, il se faufilait à travers les obstacles, contournant les arbres, franchissant la rivière sur une planche étroite. Rien ne l’arrêtait. Il lui semblait que, monté sur sa jolie machine, il était le maître du monde.

La journée entière se passa ainsi, et le soir, éreinté, n’en pouvant plus, il monta se coucher de bonne heure, tandis que le papa ravi s’écriait en l’embrassant :

« Bravo ! Au moins tu as pris de l’exercice aujourd’hui ! Va te coucher, mon garçon, et dors bien pour recommencer demain. »

Mais on sait que l’excès de fatigue empêche le sommeil.

Roger, qui était tombé dans son lit comme une masse, se mit, dès qu’il eut éteint la lumière, à se tourner et à se retourner dans l’obscurité, essayant en vain de dormir.

La fièvre du mouvement faisait battre ses artères. Ses yeux s’ouvraient tout grands, et il ne savait comment poser ses membres courbaturés.

Agacé enfin d’entendre ainsi sonner les heures dans l’obscurité, sans que le sommeil consentît à clore ses paupières, il se décida à rallumer sa bougie et, apercevant sur sa table de nuit le volume de l’Histoire de Napoléon qu’il avait négligé durant cette journée, il l’ouvrit et se mit à lire pour occuper son insomnie.

Il en était en 1807, la plus brillante année de l’Empire, l’année de l’apothéose, le sommet de la courbe. Jamais tant de gloire n’avait été répandue par un homme sur un peuple ; jamais, même sous Louis XIV, la France n’avait brillé d’un tel éclat. Aussi, quand Napoléon revint de Tilsit, les Parisiens l’accueillirent-ils avec transport.

Mais l’Empereur, charmé sans doute des hommages qui s’adressaient à lui, voulut les partager avec ses compagnons d’armes. Une réception triomphale fut préparée pour les soldats de la garde qui revenaient de Prusse.

Roger, repris par son époque favorite, ne pensait plus à dormir. Assis sur son lit, son gros livre sur les genoux, les yeux grands ouverts, il lisait avec rage, avec folie, les détails de cette superbe entrée des troupes dans Paris. Que dis-je, il lisait ! Grâce aux superbes gravures contenues dans le texte, il revivait véritablement cet épisode.

Dans l’état d’exaltation un peu fébrile où il était, il lui semblait faire partie du cortège qui, le 25 novembre 1807, marchait aux côtés du maréchal Bessière.

Littéralement, il voyait les grognards de la Garde, les héros barbus d’Iéna et de Friedland défilant fiers et menaçants sous l’Arc de Triomphe, élevé près de la barrière d’Italie.

Puis c’était l’arrivée sur la place du Carrousel, l’escadron étincelant des maréchaux chamarrés qui l’entouraient, Lui, l’Empereur souriant, calme, immense dans sa petitesse et sa simplicité.

Roger voit tout cela !… Il le voit même d’autant mieux que, maintenant, le livre a glissé de ses mains ! Il ne lit plus ! Il dort !… Il rêve !…

Dans son esprit surchauffé, une association d’idées s’est faite entre sa bicyclette qui l’a occupé tout le jour et l’évocation de l’épopée impériale.

Dans son sommeil agité, fiévreux, l’enfant continue à suivre les détails de la Revue. Mais, chose curieuse, il les suit… à bicyclette !…

Il se voyait nettement, vêtu à la moderne, de sa veste à trois plis et de sa culotte bouffante, coiffé de la casquette à carreaux, défilant sur sa bécane, derrière les régiments vainqueurs.

Il remarquait l’étonnement qu’il soulevait sur son passage par la rapidité de sa marche et l’élégance de ses mouvements sur cet appareil inconnu à l’époque.

Et voici le moment venu du défilé devant l’Empereur.

Les escadrons se forment en bataille, les chevaux piaffent, hennissent, les trompettes sonnent, les voix sonores des chefs retentissent fièrement, et Roger, qui avait son idée, vient se placer en serre-file derrière le dernier escadron de cuirassiers.

« Au galop !… » C’est un fracas de tonnerre et d’acclamations ! Les cavaliers, par une conversion brusque qui fait trembler le sol, viennent passer devant le héros !… L’allure est follement rapide ! Roger, surpris par le mouvement, reste d’abord un peu en arrière. Mais, se penchant sur son guidon, il rattrape vite sa distance, et le voici qui, derrière les coursiers fougueux, défile, lui aussi, devant Napoléon.

Il jette sa casquette en l’air et crie comme les autres : « Vive l’Empereur ! »

Quand il eut passé, l’enfant se retourna sur sa selle et vit le Maître le désigner du doigt à ses maréchaux, en ayant l’air de demander :

« Que fait donc là ce gamin, vêtu si drôlement et monté sur une machine bizarre qu’il dirige aussi bien qu’un cheval ? »

Mais personne n’ayant pu répondre à Napoléon, celui-ci, qui partait pour Saint-Cloud, fit un signe et, suivi de son escorte, se dirigea vers les quais.

Dans son rêve, qui continuait à être d’une netteté merveilleuse, Roger résolut d’attirer à tout prix sur lui l’attention du maître du monde. Le voici à nouveau penché sur son guidon et pédalant de toutes ses forces pour rattraper le peloton éblouissant qui déjà disparaît au galop dans la direction de Saint-Cloud.

Il va… il va, les yeux fixés sur la distance qui le sépare du splendide cortège. O joie ! au bout d’un quart d’heure d’efforts désespérés cette distance a diminué ; au Cours-La-Reine il n’en est plus qu’à trois cents mètres ; à Boulogne, sa roue touche les jambes du dernier cheval de l’escorte.

Il oblique à droite et, fièrement, tranquillement, à grands coups de pédale réguliers, glisse comme un oiseau rapide le long du peloton, frôle le cheval de Napoléon, et enfin le dépasse, non sans avoir joui de la stupéfaction peinte à sa vue sur la figure de l’Empereur.

En face de lui s’étendait la montée qui conduit du bord de l’eau au château de Saint-Cloud. Il s’agissait de prouver à Napoléon qu’un bicycliste était supérieur à un cavalier et que, grâce à son instrument, lui, Roger, simple élève de quatrième au lycée Condorcet, revenu on ne sait comment à une centaine d’années en arrière, était capable de rendre à l’Empereur de signalés services.

Mais la côte est dure. Roger peine pour la monter. Ses tempes battent, ses jarrets s’engourdissent, son souffle s’arrête… Qu’importe ! il faut continuer, il faut arriver sur la terrasse avant l’Empereur !

Enfin, l’y voici ! Le cycliste fier et satisfait saute à bas de sa machine et raide, le coeur battant bien fort dans sa poitrine, il attend Napoléon.

Celui-ci paraît, suivit de Berthier et de Duroc qu’il semble interroger avec animation. En apercevant Roger, il pousse son cheval et vient vivement à lui.

« Qui es-tu ?

— Roger d’Arlon, sire.

— Quel âge ?

— Treize ans !

— Qu’est-ce que c’est que cet instrument ?

— Une bicyclette. »

L’Empereur rêveur s’approcha alors de la machine qu’il sembla étudier avec la plus grande attention. Avec cette admirable faculté de compréhension rapide qui lui était propre, il devinait quelles perturbations ce modeste petit instrument, si coquet et si complet dans sa perfection, allait apporter dans la vie des peuples et dans l’art de la guerre. Après un court silence il se tourna vers l’enfant et lui dit :

« Je te nomme mon bicycliste ; tu logeras au Palais et, dans la prochaine campagne, c’est toi qui porteras mes ordres… »

À ce moment Roger s’éveilla. Son père était debout au pied de son lit et le grondait :

« Si ça a du bon sens, Roger, disait-il !… Tu as encore lu toute la nuit ton bouquin d’histoire !… Ah ! tu n’arriveras jamais à rien !

— Moi, à rien ? répondit Roger, encore mal réveillé, en se frottant les yeux… mais je suis bicycliste de Napoléon Ier ! »

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