Impéria est une maison d’édition de Lyon qui s’engagea dans la publication de « petits formats », ces revues de bandes dessinées économiques. Cependant, quoiqu’à deux sous, ses séries ne manquaient pas de qualité et sont encore très prisées aujourd’hui. Parmi elles, je ne dédaigne jamais ramasser un titre exceptionnel, Kalar le justicier de la jungle, dont je conserve jalousement les exemplaires au fond de ma jungle de papier personnelle.
Le talentueux artiste de Kalar est Espagnol, Tomàs Marco Nadal né en 1929 près de Barcelone. Son père est assassiné en 1936 pour ses convictions religieuses, laissant cinq orphelins de douze ans à quelques mois, Marco est le troisième, il a sept ans. Sa mère isolée peinera à élever ses fils et Nadal travaillera après une brève scolarité.
Curieux, il pallie sa culture fruste en lisant de nombreux ouvrages scientifiques et historiques. L’archéologie et la préhistoire demeurent ses domaines de prédilection, mais il est attiré par l’art et la bande dessinée, il s’efforcera de combiner ses attractions. Sa carrière commence très tôt, en 1943, dans une publication enfantine, chez Editorial Marco implanté à Barcelone. Son trait maladroit trahit son âge, il n’a que quatorze ans.
Sans formation, ses débuts vont considérablement durer, mais ne le feront pas renoncer. En 1958, il est enfin le « dibujante », un terme espagnol qui regroupe généralement les fonctions de concepteur, scénariste et dessinateur, d’une série plus ambitieuse : El aventurero del espacio aux éditions Hispano Americana des Ediciones. Il réalisera quasiment l’intégralité des 34 numéros parus cette année-là, pour cette bande dessinée très sympathique d’anticipation à l’ancienne.
El aventurero del espacio, Hispano Americana des Ediciones, 1958.
Le succès pointe enfin à l’horizon, il rejoint une équipe de dessinateurs et ses talents sont exploités dans une revue de l’éditeur Editorial Bruguera, toujours à Barcelone, El Capitan Trueno.
C’est de France que lui parvient au début des années 1960 une proposition qu’il ne pourra refuser, Impéria lui soumet un projet qui correspond à ses inclinations, une tarzanide. En novembre 1963, le premier numéro de Kalar paraît dans les kiosques. Pour les Français, celui qui signait Tomàs Nadal en Espagne devient Marco Nadal. Le succès ne se démentira pas pendant vingt ans, jusqu’en 1983. La revue perdurera quelques années supplémentaires, en rééditant d’anciens numéros, puis stoppera en 1989.
Marco Nadal est connu depuis, dans une mesure que j’estime pourtant encore trop restreinte. Il eut droit, cependant, à une publication hors série et grand format de quatre numéros. Impéria lui consacra même un tirage limité, 2000 exemplaires, en 1980, Le bestiaire de Kalar. Curieusement, Kalar, réédité pour une vingtaine de numéros à partir de 1966 en Espagne, n’a connu aucun succès dans son pays natal, la faute en incombant à la très mauvaise édition qu’il en fut faite : format réduit, récit raccourci et publication dans le désordre.
Après vingt ans de fidélité à son personnage, Nadal tenta d’autres projets en Espagne et en l’Europe. Tous ont connu un succès d’estime, certains sont restés inédits. Deux histoires parurent en 1982 dans la revue Métal Hurlant : Vacances da Vita et For y El huevo, citées par un collectionneur espagnol – dont je n’ai pas découvert la trace, les titres sont probablement différents. Une bande en science-fiction, Androstar, un héros non publié, Yago, el último superviviente avec Victor Moro, une collaboration avec son fils, Uriel, pour de la fantasy, quelques illustrations érotiques, des dinosaures peints à la fin de son existence. Le dessinateur meurt d’un cancer en 2000, dans l’indifférence éditoriale.
Pour en savoir plus sur cet artiste, sa vie, son œuvre en Espagne, deux liens (en espagnol) : El desvan del Coleccionista et Tebeosfera.
Kalar est un héros tarzanide, mais d’un genre un peu particulier. D’abord, il est français, ensuite il est né beaucoup plus tard que Tarzan, son illustre aïeul, en 1963 exactement, enfin il ne vêtira jamais la peau de bête, mais adoptera la tenue de broussard, short et chemise à poches sans oublier l’arme à feu.
À la suite d’un traquenard, Jean Calard est accusé du meurtre de son riche oncle du Maroc et s’enfuit pour ne pas être emprisonné. Lors de sa fuite, il échoue en pleine jungle quand son avion s’écrase. Une tribu recueille le survivant et l’adopte, pour ce peuple, son nom veut dire Dieu et se prononce « Kalar » (sic). Peu à peu, Kalar apprend à vivre au milieu de cette nature cruelle et pourtant magnifique. Lorsque son avocat réussira enfin à le retrouver, et lui annoncera qu’il est blanchi du crime et richissime, notre héros préférera continuer sa vie au cœur de l’Afrique.
Si Calard-Kalar est un Français de pure souche pour flatter les futurs lecteurs, son créateur, est donc l’Espagnol Marco Nadal, embauché par Impéria, impressionné par ses illustrations animalières, qui désirait lancer une série dans la jungle. Il est possible aussi que d’accueillir un artiste étranger leur permît de se montrer moins généreux à la fin du mois, tout au moins, au commencement de leur partenariat. En peu de temps, le dessinateur, dont ce sera le travail de longue haleine dans sa carrière, crée un univers particulier. Son coup de crayon magistral croque toutes sortes de bestioles comme si elles allaient surgir de leur case. La série rencontre le succès et comptera plus de 200 numéros pendant vingt ans même si les tout derniers sont des rééditions et certains dessinés par un confrère et compatriote, Rafael Méndez.
Un amateur passionné expose une galerie des couvertures de ses petits formats, la série, les reliures, les hors-série, sur son site consacré aux éditions Impéria, R.Leone-Galerie Kalar.
Zoom sur le n° 15 : L’ombre du monde perdu
Kalar, dont les aventures débordent dans le domaine extraordinaire comme son modèle, Tarzan, entreprend une incursion plus spectaculaire dans le n° 15 de février 1965. Les amateurs de péripéties préhistoriques sont particulièrement gâtés par un récit consacré à un monde perdu titré justement L’ombre du monde perdu…
Suite au rapt de son jeune ami indigène, Kalar se lance à la poursuite des ravisseurs. Il s’engouffre dans une contrée inexplorée et difficile d’accès où l’évolution a omis d’éliminer les dinosaures, les animaux préhistoriques et les lointains ancêtres humains. Ses dons incroyables de compréhension et de communication avec les bêtes lui permettent rapidement d’apprivoiser un mammouth, sa monture dans cette audacieuse expédition.
Un scénario tout à fait classique, et même réactionnaire : une secousse sismique, les rencontres de diverses bébêtes énormes, des plantes dangereuses, une jeune fille sauvage, rescapée d’un crash elle aussi, et une tribu de chevelus musculeux dont le Gardien, reclus mi-adoré mi-prisonnier, est issu également du monde occidental. Toute la différence apparaît dans le dessin, vif et détaillé, dont l’essentiel des cases est un prétexte pour brosser un animal en action. Nadal s’en donne à cœur joie avec ceux qu’il n’aura pas autant l’occasion de représenter, se livrant même à la conception d’une colossale créature des eaux un peu chimérique ! Les personnages humains n’en sont pas moins soignés et l’amateur ravi pourra admirer quelques belles scènes de baston qui n’ont pas grand-chose à envier aux comics de l’époque.
Quelles étaient les nouvelles du monde, dans ce numéro ? Eh bien, d’abord une information pertinente en regard du récit : la découverte de vestiges paléolithique près de Montereau, en Seine-et-Marne. Et comme nous sommes en 1965, la conquête spatiale enflamme les imaginations et l’on rêve de la Lune et de la fraternité humaine.