La Fin du Monde, une histoire morale de l’Imagerie d’Épinal
Auteur anonyme, illustrations de Paul Kauffmann – Pellerin & Cie, impr. et éd. à Épinal, sans date (1910), Série A.
Un « Avis aux petits enfants qui écoutent aux portes et lisent les journaux des grandes personnes. » — (NDLR Et la triste relation de l’ultime nuit de Robert et Lucette). Texte intégral avec illustrations.
Une histoire morale comme tant d’autres depuis le début du XIXe siècle, destinée à édifier les lecteurs, puis à sermonner la jeunesse turbulente : le syndrome des petites filles modèles et des garçonnets sages, les bons enfants célébrés par Sofia Fiodorovna Rostoptchina (1799-1874), aristocrate russe — qui n’était pas si vertueuse — devenue la digne grand-mère de tous les petits Français sous le noble nom de la comtesse de Ségur. La comtesse ne fut cependant pas publiée à la Fabrique Pellerin, des imprimeurs installés à Épinal depuis au moins le début du 18e siècle. L’entreprise démarre sous ce nom avec un maître cartier, Nicolas Pellerin, fabriquant de cartes à jouer donc, un loisir prisé par toute la société. C’est son fils, Jean-Charles (1756-1836), dessinateur et illustrateur lui-même, qui transformera l’imprimerie en maison d’édition, en 1796, et la baptisera Imagerie Pellerin. Il diffusera désormais, outre les cartes à jouer et les images pieuses, des historiettes inspirées de l’actualité impériale, un succès dès 1800. Tout au long du siècle, et au commencement du suivant, l’Imagerie d’Épinal va inonder le marché de ces histoires courtes, une page ou un mince livret, largement illustrées, mais aussi de planches en carton à découper, de poupées de papier à habiller, puis d’albums plus luxueux. La famille Pellerin s’est éteinte, mais les établissements existent toujours, après quelques difficultés pendant les guerres mondiales, et continuent principalement d’exploiter son fond historique.
L’entreprise actuelle propose sur son site un dossier historique de L’Imagerie Pellerin depuis 1796.
La Fin du Monde n’est pas daté, comme la plupart des imprimés Pellerin, il est cependant assez facile de la situer. Le sujet, bien alléchant pour un amateur de conjecture, se révèle une simple exploitation d’un fait d’actualité scientifique devant lequel les hommes tremblèrent au tout début du XXe siècle, la fameuse Grande comète de janvier 1910. La queue immense la fit observer à l’œil nu pendant tout un mois et paniqua une partie de la population pendant que l’autre se gaussait de ses effets.
L’auteur anonyme prend le parti des moqueurs, mais c’est pour mieux stigmatiser les très vilains défauts de la désobéissance et surtout de la curiosité, cible principale du sermon. Sévèrement punis par les grandes personnes, les enfants seront privés, isolés, et sérieusement malades pour avoir agi malgré les ordres parentaux. Pourtant, leur angoisse est palpable lorsqu’ils s’imaginent au dernier jour de leur monde, se rappelant leur affection mutuelle, se pardonnant et s’entraidant. Curieusement, le malaise et leurs regrets de vie future sont décrits avec finesse, de leur point de vue enfantin, perdus et solitaires dans leur chambre commune. Mais la fin se range à la morale en vogue, les deux enfants n’auront aucune explication. Abandonnés à leur ignorance, ils subiront une pénitence pour s’être terrifiés en tentant d’accéder à la connaissance, à l’instar d’ailleurs d’une bonne partie de la population encore inculte. Une conception de l’éducation remise à la mode au XXIe siècle, semble-t-il.
Paul Adolphe Kauffmann dit Peka (1849-1940) est un illustrateur français. Il signait P. Kauffmann ou P.K. Ses vignettes présentent le double intérêt d’imager le récit et de décrire visuellement l’intérieur domestique d’une famille bourgeoise aisée en 1900.
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LA FIN DU MONDE
Avis aux enfants qui écoutent aux portes.et lisent les journaux des grandes personnes.
Robert a chaussé son petit nez futé des lunettes de grand’mère ; puis, s’étant emparé du journal oublié sur une table du jardin, il joue à l’homme en lisant… par-dessus les verres, comme bien vous pensez, ces grosses lentilles étant faites pour des yeux usés et ceux de Robert sont tout neufs. Dissimulé derrière un arbre, car la lecture du journal lui est interdite, il s’amuse mieux encore de sa désobéissance, croyez-le bien, que du grimoire qu’il déchiffre. Mais tout-à-coup il pâlit, la feuille lui tombe des mains et le voici tout tremblant….. Qu’a donc Robert ?….
Vous le saurez par la suite.
Dans le même temps, Lucette, la petite sœur de Robert, cédant à son penchant pour la curiosité, écoute derrière la porte du salon la conversation des personnes venues pour faire visite à sa famille. Tout-à-coup l’enfant pâlit et s’enfuit en se bouchant les oreilles….. Qu’a donc Lucette ?….
Vous le saurez par la suite.
Toujours est-il que, pendant le reste du jour, les deux enfants en proie à une émotion qu’ils n’osent se communiquer, distraits, préoccupés, étudient mal et sont de ce fait privés de dessert. Au dîner, dès l’apparition des premières friandises, ils doivent donc quitter la table et s’aller coucher. Papa et maman, par surcroît de punition, ne les ont même pas embrassés.
« Qu’on apprend de tristes choses quand on sait lire, commence le premier Robert assis sur son lit…. si tu savais Lucette !
– Crois-tu que je n’ai pas compris ce que disait mon oncle ? fit la petite venue pour le border.
– Alors tu sais, reprit Robert, qu’on attend la fin du monde !… Une comète doit, cette nuit, briser la terre comme une noix sèche et en griller les morceaux… Ne te semble-t-il pas qu’il fasse déjà bien plus chaud que tout-à-l’heure ?…
– Tout de même !…. mais faut-il que l’oncle Maxime ait du courage, dit Lucette ! car il faut l’avoir entendu pour le croire… ne riait-il pas en annonçant cette nouvelle à maman !
– C’est, sans doute, cette étoile brillante qui est là, devant la fenêtre, reprend Robert qui avait quitté son lit pour aller à travers les vitres inspecter le ciel. Elle est bien petite encore et je ne vois pas la queue dont parlait le journal.
– Oh ! ça grandit vite, dit Lucette avec conviction…. Mais alors, si nous mourons cette nuit, nous ne goûterons pas les fruits confits que l’oncle a apportés !.. quel malheur !… Vois !.. la boîte est encore entourée de sa faveur rose !
– Et ce paquet de nonnettes !… gémit Robert, elles embaument au travers de l’enveloppe. Ce serait vraiment trop dommage si jamais personne n’en devait connaître la saveur !… Après ça, puisque nous serons tous morts demain, à quoi bon s’en priver et même les ménager ?… Mangeons tout !…. et au plus vite, encore ! »
Ce disant il éventre résolument le rouleau de nonnettes pendant que Lucette ouvre la boîte de fruits confits.
Tournant le dos à l’étoile malfaisante, les deux enfants font le partage et se mettent à dévorer à qui mieux les fruits et le pain d’épices.
Tout-à-coup la chambre entière est inondée d’une lueur éclatante par la pleine lune qui émerge d’un nuage, juste en face de la fenêtre.
« La comète ! La comète ! s’écrie Lucette. Oh ! vois, comme elle a grossi.
– C’est fini ! c’est fini ! gémit Robert. J’ai entendu craquer la Terre !… Adieu Lucette !… tu ne m’en veux pas, au moins, de mes taquineries ! »
Et les deux enfants se jettent en sanglotant dans les bras l’un de l’autre.
« Bon petit Robert, c’est moi qui te taquinais toujours, reprend Lucette. Pas plus tard qu’hier j’ai encore caché ton polichinelle dans la niche à Médor. Pardonne-moi, dis ! Oh ! ne pleure pas !
– Je ne pleure pas, mais j étouffe. Oh ! comme ça donne soif, de mourir !
– Tiens, Robert, c’est peut-être les nonnettes, voici la carafe, bois ! »
Et Lucette tremblante renverse sur sa chemise tout le contenu de la carafe.
« Oh ! que j’ai mal au cœur, disait Robert en regagnant son lit… comme la comète vous secoue ! »
Lucette, la tête sous la couverture pour ne pas voir la fin du monde, s’endormit après avoir éternué vingt-sept fois.
La fin du monde ne vint pas, mais Robert eut une indigestion qui nécessita une foule de remèdes désagréables.
Et Lucette enrhumée, mouilla tant de mouchoirs que sa maman lui en en fit ourler une douzaine pendant sa convalescence. Et Lucette n’aimait pas à ourler !
Avis aux enfants qui écoutent aux portes et lisent les journaux des grandes personnes.
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Quelques planches de l’Imagerie d’Épinal, publiées dans les années 1930 à Lille, sont consultables sur le blog :
Publicités trouvées dans un classeur de lainages (2) La Compagnie Française des Tissus, rue de Paris, Lille
Publicités trouvées dans un classeur de lainages (3) Du fil, du textile et du colonialisme, « Au Conscrit » et autres.
Remerciements à Joseph Altairac, aimable pourvoyeur d’imprimés récoltés en sol parisien.