La Médecine des Passions, J.-B.-F. Descuret : La Manie des Collections, un cas de bibliomanie – 1844

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La Semaine des Familles, n° 21, samedi 22 février 1868 Éditions Lecoffre, directeur Alfred Nettement.

Une causerie dominicale : La Manie des Collections, un cas de bibliomanie en 18..

L’édifiante histoire de Monsieur Boulard, notaire et bibliomane, deux conditions qui le conduisirent de l’état de bon et honnête homme à la douce folie, par Jean-Baptiste Félix Descuret (1795-1871).

Extrait de La Médecine des Passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion par J.-B.-F. Descuret, docteur en médecine et docteur de Lettres de l’Académie de Paris.
4e éditions revue, corrigée et augmentée.
Liège, Imprimerie de J.-G. Lardinois, 1844

En 1840, paraît pour la première fois ce manuel, car son auteur lui accorde uniquement ce titre, destiné à débroussailler l’étude du comportement. Une approche scientifique et morale des balbutiements de ce qu’on appellera plus tard de la sociologie.

L’ouvrage que je livre à la publicité n’est autre chose qu’un manuel, qu’une grammaire des Passions considérées dans leurs rapports avec la Médecine, les Lois et la Religion. Toutefois, il est le résultat de l’observation la plus attentive et la plus cons­tante pendant vingt-trois années. Durant ce laps de temps, j’ai été à même de voir beaucoup ; aussi mon livre, plutôt pra­tique que théorique, contient-il plus de faits que de raisonne­ments.

— in Avertissement de la première édition, La Médecine des Passions, 1844.

L’ouvrage connut la renommée, fut traduit très vite en plusieurs langues et publié en Europe. Son auteur, né dans le Rhône au sein d’une famille bourgeoise, est médecin, et en particulier légiste. Après des études brillantes en Médecine et en Lettres dans la capitale, il s’installe et exerce à Paris pendant vingt-trois ans. Les dizaines de milliers de visites qu’il fit à la population, sans considération de classes — à pied d’œuvre en 1832, lors de l’impitoyable épidémie de choléra que Giono mettra en scène dans Le hussard sur le toit —, les cadavres qu’il observa et les affaires criminelles auxquelles il fut confronté lui donnèrent une expérience pratique qu’il conforta par ses lectures d’autres savants, versés comme lui dans cette étude.

L’ouvrage que je livre à la publicité n’est autre chose qu’un manuel, qu’une grammaire des Passions considérées dans leurs rapports avec la Médecine, les Lois et la Religion. Toutefois, il est le résultat de l’observation la plus attentive et la plus cons­tante pendant vingt-trois années. Durant ce laps de temps, j’ai été à même de voir beaucoup ; aussi mon livre, plutôt pra­tique que théorique, contient-il plus de faits que de raisonne­ments. Cinquante-deux mille visites faites aux pauvres du douzième arrondissement de Paris, trois mille environ à la classe riche, près de soixante mille à la classe moyenne, m’ont permis d’examiner l’influence de la fortune et de la maladie sur le développement des passions. En même temps, gens de toutes les professions ; étrangers de tous les pays ; maîtres et domesti­ques ; hommes et femmes libres, détenus ou cloîtrés ; catho­liques et protestants ; spiritualistes et matérialistes ; élèves et professeurs ; savants, littérateurs, artistes du premier mérite ; malheureux plongés dans l’ignorance la plus grossière ; enfin, gens raisonnables, fous enfermés ou dans le cas de l’être : tels sont les individus avec lesquels j’ai été fréquemment en relation, que j’ai pu observer à loisir, et qui m’ont fournis les matériaux de cet ouvrage, plus scientifique que littéraire, et en grande partie copié d’après nature. Pour établir mes assertions, je ne me suis pas contenté d’invoquer ma longue expérience, soit comme praticien, soit comme médecin-légiste : j’en ai souvent appelé à celle de mes devanciers, et me suis en outre appuyé des laborieuses recherches de la statistique, science née d’hier, il est vrai, mais destinée à jeter plus tard une grande lumière sur différentes questions relatives à la criminalité, ainsi qu’à l’amélioration physique et morale des masses.

— in Avertissement de la première édition, La Médecine des Passions, 1844.

S’il s’intéresse à un champ de connaissances nouvelles, le docteur Descuret, au demeurant brave homme, n’est pas un hardi défricheur, et ne s’écarte pas de la morale en cours dans la bourgeoisie. Ses préjugés, par exemple, ne l’autorisent pas à considérer l’autre moitié de l’homme, la femme donc, comme une partie égale mais forcément inférieure, il cherchera les causes de ses troubles ou de ses maladies principalement dans des faiblesses et débilités supposées. Il est à noter qu’il est le gendre respectueux et attentionné de Catherine Rieder, épouse Woillez, dite Madame Woillez, (1781-1859), un auteur chrétien et moraliste connu pour son œuvre consacrée à la jeunesse, avec laquelle il travaillera étroitement. Cependant, notons aussi à son actif que le docteur s’élèvera contre la peine de mort. Par ailleurs, il établira des recensions qui ne manquent pas d’intérêt pour les amateurs d’aujourd’hui, en classant les délits par motivations, même s’il n’innovera pas plus que pour les femmes dans la résolution des problèmes sociaux.

Deux hommes entre lesquels il existait une grande divergence de principes, Mgr de Quélen et le docteur Broussais, s’accor­daient à penser que la Médecine des Passions deviendrait un jour le complément indispensable des études médicales, légis­latives et théologiques. […]
j’ai fait suivre la seconde partie d’un Résumé qui montre l’harmonie de la médecine, de la législation et de la religion ; et qui, en même temps, aidera le lecteur à mieux saisir l’ensemble et le but de mon travail. 

— in Avis sur la deuxième édition, La Médecine des Passions, 1844.

Si le manuel a perdu sa qualité d’outil d’apprentissage et de rigueur scientifique ou statistique, les « Passions » — comme il nomme les désordres du comportement qu’il juge plus ou moins néfastes —, décrites dans son ouvrage n’en demeurent pas moins des témoignages historiques de valeur, en racontant des anecdotes sur la manière de vivre au début du XIXe siècle à Paris. Parmi tous ces récits « d’histoires vraies », celle de Monsieur Boulard vaut par son ton résolument humoristique. L’affaire n’est pas si grave pour l’humanité, même s’il convient de la traiter par égard pour la famille et son train de vie, quand à force de sacrifier à sa manie, le bibliomane risque de leur infliger un sort économique cruel. Une affaire que je vous invite à découvrir en intégrale afin d’apprécier, ô camarades d’infortune, nos quêtes les plus absurdes, nos réjouissances abstruses, la futilité de nos existences au cœur de nos bibliothèques !

Note en aparté : L’illustration de Bertall est plus récente, 1868, extraite de La Semaine des Familles. Cependant, l’écart temporel n’est pas suffisant pour qu’on ne reconnaisse pas un autre Monsieur Boulard, accompagné de ses compagnons de virée sur les Quais de La Seine… Le décalage n’est peut-être pas encore suffisant pour que ces figures du passé ne trouvent pas leurs alter ego de nos jours, en avril 2016, la date d’écriture de cet article faisant foi…

Méditez, libraires et bouquinistes, collectionneurs et amateurs !

 

La Manie des Collections

Ce sont de véritables passions, qui ne diffèrent des autres que par la futilité de leur objet, et dont les suites sont souvent tout aussi déplorables pour l’individu que pour sa famille et pour la société.

De la Bibliomanie. — Gardons-nous de confondre avec les bibliomanes ces hommes doués d’esprit et de goût qui n’ont des livres que pour s’instruire, que pour se délasser, et qu’on a décorés du nom de bibliophiles. « Du sublime au ridicule, dit un spirituel amateur de livres, il n’y a qu’un pas, du bibliophile au bibliomane, il n’y a qu’une crise. » Le bibliophile devient souvent bibliomane quand son esprit décroît, ou quand sa fortune augmente, deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés ; mais le premier est bien plus commun que l’autre. « Le bibliophile, ajoute H. Charles Nodier, sait choisir les livres ; le bibliomane les entasse : le bibliophile joint le livre au livre, après l’avoir soumis à toutes les investigations de ses sens et de son intelligence ; le bibliomane entasse les livres les uns sur les autres, sans les regarder. Le bibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse ou le mesure ; il ne choisit pas, il achète. L’innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane, une maladie aiguë poussée jusqu’au délire. Parvenue à ce degré fatal, elle n’a plus rien d’intelligent, et se confond avec les manies. » S’il m’était permis d’ajouter un dernier trait pour résumer ce judicieux parallèle, je dirais que le bibliophile possède des livres, et que le bibliomane en est possédé.
Parmi toutes les manies de collections, celles des livres m’a paru tout à la fois la plus répandue, la plus séduisante, et la plus lentement ruineuse. Je me bornerai à en citer un exemple. C’est celui d’un collectionneur pur sang, et parfait homme de bien ; homme rare dans son espèce, qui n’aurait pas même soustrait un Elzévir à dix-huit lignes de marge, qui poussait la délicatesse jusqu’à rendre fidèlement les moindres livres qu’on lui prêtait, et à qui il n’est jamais entré dans l’esprit de dépareiller un bon ouvrage, dans l’espoir de l’acheter un jour à vil prix.
M. Boulard, homme de goût et littérateur instruit, avait acquis une grande fortune dans le notariat, qu’il exerça à Paris pendant de longues années et de la manière la plus honorable. Bien différent des notaires de notre époque, M. Boulard n’était pas un homme du monde ; c’était l’homme de son étude, le guide, l’ami de ses clients ; et il ne se décida à quitter sa charge que lorsqu’il put la transmettre à un fils qui héritait de son intelli­gence, de son zèle et de ses vertus.
Jusqu’alors M. Boulard avait cru devoir faire le sacrifice du goût pro­noncé qu’il avait pour les livres ; mais dès qu’il se vit maître de sa personne et de son temps, il ne songea plus qu’à se former une collection d’ouvrages rares et curieux.
Le voici donc à l’œuvre, passant une partie du jour chez les libraires, et l’autre chez les bouquinistes, feuilletant, flairant, mesurant et achetant toujours les éditions rares, les bonnes éditions, les seules où se trouve la faute, la bienheureuse faute, étoile polaire des vrais amateurs. Les anciens de la librairie assurent ne l’avoir jamais vu rentrer chez lui sans qu’il rap­portât sous le bras plusieurs volumes. Du reste, ses nombreux achats étaient toujours payés comptant ; aussi, au bout de quelques années, était-il consi­déré dans tout Paris comme la seconde providence des bouquinistes. À ce train, les rayons qui tapissaient son appartement furent bientôt remplis, et il fallut de toute nécessité songer à préparer de la place pour les acquisitions futures. En femme prudente et économe, madame Boulard avait maintes fois conseillé à son mari de se mettre à lire avant de continuer d’acheter ; mais ce conseil, tout au plus bon pour un bibliophile, n’était nullement du goût de notre bibliomane. Les nouveaux volumes, qui depuis quelque temps arrivaient par masses, par toises carrées, furent donc mis en pile devant la bibliothèque, désormais inabordable, et jusque dans la chambre à coucher, convertie un beau jour en quatre grandes rues, toutes garnies de rayons.
Cependant M. Boulard devenait moins aimable et plus mystérieux. Le matin, il commençait ses excursions beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, à une heure où les libraires n’ont pas encore ouvert, ni les bouquinistes étalé ; il lui arrivait assez souvent de ne pas venir déjeuner ; il ne rentrait plus dîner que fort tard ; un jour même, il ne rentra ni dîner ni coucher. En vain madame Boulard, alarmée, presse son mari de questions sur cette con­duite scandaleuse : il s’obstine à garder le silence, ou ne fait que des ré­ponses évasives. Dès ce moment, on suit tous les pas, on épie toutes les ac­tions de ce mari dérangé, et l’on ne tarde pas à apprendre que depuis quelque temps, il passe des journées entières dans une de ses maisons dont il avait successivement congédié tous les locataires, et qu’il venait de métamorphoser en une vaste bibliothèque. Quant à la nuit que l’époux avait oublié de passer sous le toit conjugal, c’était précisément celle pendant la­quelle il rangea trois voilures de livres, dont il n’avait pas osé avouer avoir fait par hasard l’acquisition. On s’explique alors, on pleure de part et d’autre, et l’on finit par signer la paix ; mais à quelle condition ! Notre bibliomane s’est engagé sur sa parole d’honneur, sur sa foi d’ancien notaire, à commencer tout de suite son catalogue, et à ne plus acheter un seul vo­lume sans l’autorisation expresse de madame.
Fidèle à ses promesses, l’honnête, le vénérable M. Boulard se met à l’ouvrage ; il sort encore assez fréquemment, il est vrai, mais ce n’est plus que pour visiter ses anciennes galeries, et jamais pour acheter. Quelques mois après cette courageuse résolution, sa santé commença à décliner ; il perdit peu à peu l’appétit et les forces, il commença à maigrir ; son caractère, autrefois aimable et enjoué, devint tout à fait sombre et mélancolique ; enfin, miné par une fièvre nerveuse, il fut réduit à ne plus pouvoir quitter le lit. Alors seulement le médecin qui lui donnait des soins soupçonna que cette fièvre consomptive pourrait bien provenir d’une espèce de nostalgie, de l’ennui qu’éprouvait le malade de ne plus acheter de livres ; et, de concert avec madame Boulard, il s’avisa du stratagème suivant : un brocanteur vient étaler dans la rue quelques centaines de volumes devant la fenêtre du bibliomane ; puis, à un signal convenu, il se met à vendre ses livres à la criée, attirant les passants par les éclats de sa voix forte et sonore. « Qu’y a-t-il là ? » demande M. Boulard à sa femme. « Bien, mon ami ; c’est un revendeur qui cherche à se défaire de quelques vieux livres. » Ici un profond soupir s’échappe de la poitrine du malade : « Si je pouvais au moins aller les voir ! il me semble que le grand air me ferait du bien. — Si tu veux t’habiller et prendre mon bras, nous essaierons de descendre ; et, ma foi ! pour aujour­d’hui, je te permets d’acheter les volumes qui le conviendront. » Ces der­niers mots sont à peine prononcés, que le malade saute à bas du lit ; en un instant il est habillé, et, malgré son état de faiblesse, il descend assez fa­cilement l’escalier. Arrivé auprès du bouquiniste, il quitte le bras de sa femme, et la force à remonter chez elle. Alors, l’œil humide de joie, un genou en terre, il parcourt avec rapidité tous les ouvrages, il les ouvre, les referme, les ouvre encore, pour les palper plus longtemps. La plupart sont bons, quelques-uns même sont assez rares : lesquels doit-il acheter ? Dans l’embarras du choix, il les achète tous. Le lendemain matin, notre bibliomane était sensiblement mieux ; il avait passé une nuit excellente ; un air de sérénité brillait sur chacun de ses traits ; la guérison ne se fit pas attendre.
Grâce à de semblables permissions, qu’il fallut renouveler plus d’une fois, M. Boulard parvint à une longue carrière. On le voyait encore, à soixante-quinze ans, cheminer sur les quais, enveloppé d’une immense redingote bleue, ses vastes poches de derrière chargées de deux in-4 °, et celles de devant d’une dizaine d’in-18 ° ou d’in-12 ° : c’était alors une vraie tour ambu­lante ; mais il trouvait son fardeau agréable, et pour tout l’or du monde il n’eût pas consenti à en être soulagé.
Hélas ! tout finit ici-bas. Le 6 mai 1825, le bon M. Boulard eut le regret de quitter la vie sans pouvoir emporter ses six cent mille volumes (1) ; deux mois après, on les vendait à vil prix. Encore quelques années d’existence, et, malgré son immense fortune, notre bibliomane serait très-probablement mort dans un état voisin de la misère.
Cette observation, qui m’a paru intéressante sous le rapport médical, ne l’est pas moins au point de vue religieux. Au moment de la vente de M. Boulard, on pénétra, non sans difficulté, dans une pièce dont la porte était barricadée, et que l’on trouva remplie des ouvrages les plus immo­raux et les plus obscènes. L’homme religieux ne les avait achetés que pour les livrer aux flammes : sa passion dominante lui en fit retarder indéfiniment le trop pénible autodafé.

(1) Après la vente de M. Boulard, les étalagistes de Paris furent tellement encombrés, que pendant plusieurs années, les livres d’occasion ne se vendaient plus que la moitié de leur valeur habituelle.

— Pages 431 à 433, in La Médecine des Passions, 1844.

Effets des passions sur l’organisme – Pages 96 et 97, in La Médecine des Passions, 1844.

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