Laurent Zurbarran [Régis Messac] – Le Professeur Talkinghorse et l’idée de génie (1934)

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« Le Professeur Talkinghorse et l’idée de génie », conte signé Laurent Zurbarran, est paru dans Le Quotidien du 31 mars 1934.

Laurent Zurbarran est un des nombreux pseudonymes de Régis Messac !

Le Professeur Talkinghorse et l’idée de génie

D’un pas rythmique et relevé, son sac de cuir fauve balancé au bout de son bras, le petit professeur André-J. Pluche entra dans la grande salle de la bibliothèque de Smith Cornundrun. Des vitraux encore plus affreux que ceux qu’on peut voir dans le quartier Saint-Sulpice y créaient une lumière jaunâtre et une atmosphère qui tenait de la cathédrale de Lourdes, et du Woolworth building. La grande nef était d’ailleurs à peu près déserte, car c’était l’heure des premiers cours du matin, les plus fréquentés. Deux ou trois étudiants amateurs somnolaient sur les pupitres couleur citron, ayant sans doute passé la nuit précédente à danser au son du gramophone et à boire du « hooch whisky ». Seul, vers le fond, debout devant les grands casiers qui supportaient les dictionnaires et les encyclopédies, un homme de haut taille semblait se livrer à de singulières opérations. C’était le professeur Cadwallader Turnbull Talkinghorse, Ph. D., Parsley professor of moral philosophy. Grandes jambes, larges épaules, profil chevalin presque toujours rejeté en arrière, front dégarni et teint blême, il était drapé dans une longue redingote noire qui le faisait ressembler à un clergyman. Un air de sérieux et de componction enveloppait toute sa personne. Il avait l’air d’officier autour d’une bible plutôt que de consulter un dictionnaire. Il y avait cependant dans son manège une bizarrerie qui attira l’attention de Pluche.

Le professeur tenait à la main une longue latte métallique qui ressemblait à un mètre. Il allait chercher dans le casier voisin tantôt l’un tantôt l’autre d’une série d’énormes volumes, que Pluche savait être ceux de l’Encyclopædia Britannica. Il les ouvrait à certaines pages, posait son mètre bien à plat sur les feuillets, et semblait mesurer quelque chose, avec le sourcil froncé et l’air important d’un expert vérificateur. Après quoi, il posait le mètre, prenait son stylographe et notait soigneusement quelque choses sur une feuille de « foolscap » placée sur la table voisine.

Intrigué, Pluche qui, malgré la vivacité de son allure, n’avait pas grand’choses à faire, se rapprocha du professeur de « moral philosophy ». En voyant le petit Français, Talkinghorse sourit tout en sachant rester solennel. Ils échangèrent le « How are you » rituel et, sans attendre la réponse, le philosophe se mit à expliquer le « business » dans lequel il était « engagé ». C’était une invention toute récente, une idée à lui, dont il était très fier.

L’idée de génie, dit-il d’un ton doctoral, a toujours eu quelque chose de très vague. On en a donné mille définitions, qui toujours se combattent ou se contredisent. Il est temps de mettre de la clarté dans ce chaos. Il n’est pour cela qu’un seul moyen. Si l’idée de génie n’est pas claire, tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il y a des génies. C’est par l’observation de ces individus exceptionnels qu’il faut commencer. Il faut suivre la méthode des sciences naturelles, et pour cela, opérer d’abord une classification des génies. C’est ce que je suis en train de faire.

Ici, le professeur toussa gravement et prit un temps.

Nous avons là, reprit-il en tapotant de son mètre le dos d’un volume de l’Encyclopédie britannique, nous avons-là, fort heureusement pour nous, une sorte d’herbier monumental, entre les pages duquel sont rangés pour ainsi dire les momies spirituelles des plus grands génies de tous les temps. Le tout est de les ranger dans un certain ordre, d’après un certain criterium. Quel criterium adopter ? J’ai choisi le plus simple et le plus sûr : celui de la mesure. Je prends les noms des plus grands hommes : Newton, Aristote, Galileo… et je mesure la longueur de l’article qui leur est consacré…

Il jeta un regard de côté vers Pluche, pour voir l’effet produit, et ajouta avec un sourire propitiatoire :

J’ai choisi le mètre français comme unité de longueur, car c’est une mesure plus universelle… et puis les calculs sont plus faciles.

Comme Pluche ne répondait pas et prenait même un air vaguement ahuri, le professeur supposa qu’il était écrasé par l’importance de la découverte. Il conclut modestement :

Après une heure de travail seulement, j’ai déjà là une première liste de résultats qui sont assez curieux.

Il indiqua à Pluche, du bout de son mètre, la grande feuille de papier sur laquelle l’autre put lire toute une série de noms retentissants avec des chiffres en regard :

Galileo……………1m35

Aristote…………..1m42

Voltaire…………..0m92

Napoléon…………2m50

Lord Nelson……..3m25

Newton…………..1m95

Descartes………..0m52

Dante Alighieri….1m27

Pluche interrompit sa lecture. Il semblait hésiter à parler. Talkinghorse s’en aperçut.

Qu’est-ce qui vous embarrasse ? dit-il vivement. Vous comprenez bien que ces chiffres sont des chiffres globaux. J’ai additionné la longueur des colonnes…

Ce n’est pas cela qui m’inquiète, répondit Pluche. Mais je vois que vous avez là des génies de diverses nationalités… et… votre idée de mesurer le génie est elle-même absolument géniale, professeur, mais ne croyez-vous pas qu’il serait plus conforme à la méthode scientifique, que vous invoquer avec si juste raison, de prendre la mesure de chaque génie dans l’Encyclopédie de son propre pays ? Car les résultats ne seraient pas tout à fait les mêmes. Voici Dante, par exemple. Il n’a que 1m27 à côté de 3m25 attribués à lord Nelson ; mais si vous preniez vos mesures dans l’Encyclopédie fasciste, qui est la plus récente Encyclopédie italienne, je crois que la proportion serait renversée et que c’est Dante qui aurait 3 mètres et Nelson 1m25.

Le professeur Talkinghorse resta figé, immobile, son mètre de métal à la main. Pluche comprit qu’il avait gaffé et s’empressa de prendre congé en bredouillant une vague excuse. Quelques jours après, il rencontra de nouveau Talkinghorse et se demanda s’il fallait lui parler de son géniomètre. Le professeur le tira d’embarras en lui parlant le premier.

J’ai pris les mesures dont vous m’aviez parlé, vous vous rappelez, dans l’Encyclopédie fasciste. Les résultats sont décevants, vraiment décevants : Dante a 4m75 et lord Nelson n’a plus que 0m33… Je me suis demandé ce que je devais faire… et je suis tombé sur une nouvelle difficulté. Pour Napoléon, il serait mieux d’avoir une Encyclopédie corse ; mais elle n’existe pas. Et pour Aristote, il faudrait nécessairement une Encyclopédie grecque, et je n’ai pas pu en trouver…

Il secoua la tête d’un air accablé :

Non, décidément, il vaut mieux que je renonce à mon projet. Quel dommage ! La philosophie morale aurait fait un pas de géant !

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