Le coracle et le prisonnier

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The Prisoner, The Chimes of Big Ben, 1967

Quand dans le parc naturel du Pays de Galles Clough Williams-Ellis, un architecte aussi fantasque que fortuné, crée en 1925 Portmeirion sur le rivage au pied du massif Snowdonia, il devient le maillon d’une chaîne artistique commencée avec les préraphaélites et continuée par les Arts & Crafts dont l’épicentre se tenait au « Mack », l’école d’art de Glascow. Alors qu’il mène une carrière consacrée à la défense de l’architecture rurale des îles du Royaume-Uni — en particulier en Irlande, Écosse et Pays de Galles —, il bâtit dans le Gwynedd un village influencé par la bourgade italienne Portofino, pour son « parfait exemple d’ornement que l’homme a su ajouter à un site exquis », déclare-t-il. La contradiction apparente de son chef-d’œuvre méditerranéen construit sur la côte galloise s’évanouit lors de cette brève déclaration, laquelle rappelle le fer de lance des artistes depuis le XIXe : leur quête d’un épanouissement esthétique de l’humain et de la nature unis.

Clough Williams-Ellis et Patrick McGoohan

Portmeirion sera achevée à la mort de son bâtisseur en 1978, un lieu déjà visité par les personnalités politiques comme la reine, mais aussi par ses pairs tel l’Étasunien Frank Lloyd Wright. Entre-temps, l’ensemble aura participé à l’essor et à la préservation des parcs nationaux, il aura également accueilli les cinéastes, Mark Robson et Ingrid Bergman en 1958 (The Inn of the Sixth Happiness), et les artistes à la recherche d’un cadre hors norme, comme l’écrivain Noël Coward ou le groupe Siouxsie and the Banshees, et même Iron Maiden lors du tournage d’un documentaire (Iron Maiden: The Number of the Beast, 2001). Portmeirion attire évidemment les convoitises de tout réalisateur souhaitant une touche fantastique, il servira des épisodes de The Tripods d’après John Christopher dans les années 1980, et en 2000,  et un téléfilm du Doctor Who, The Masque of Mandragora. C’est cependant Patrick McGoohan, l’acteur et réalisateur, qui lui offrira une fenêtre médiatique internationale grâce à sa série, The Prisoner, diffusé en France sur la deuxième chaîne de l’O.R.T.F. sous le titre Le Prisonnier.

The Rover

Patrick McGoohan avait déjà profité des décors de Portmeirion pendant deux épisodes de Destination Danger, série dans laquelle il jouait déjà une espion. Il obtient l’accord de Clough Williams-Ellis pour les utiliser sans citer le nom de l’endroit, car les lieux du tournage doivent demeurer discrets. « The Village » apparaît sur la cartographie imaginaire en 1967, nid pimpant d’une série paranoïaque et désormais culte dont Number Six est le héros, un espion pris au piège des faux-semblants vertigineux de la réalité. Patrick McGoohan qui l’interprète est sans nul doute au fait des aspirations de son hôte, Clough Williams-Ellis, et ne rechigne pas lui-même à l’intellectualisation de sa série quand elle ajoute aux inventions fictionnelles, comme « The Rover » dit « Le Rôdeur », de plus réalistes aussi bien hi-tech qu’issues du passé. C’est ainsi que dans le deuxième épisode, The Chimes of Big Ben, le prisonnier participe malgré lui à un concours d’Arts & Crafts organisé par Number Two et qu’il met à profit les matériaux à sa disposition pour fabriquer… un coracle.

Number Six explique son œuvre “Escape” pendant l’exposition Arts & Crafts.

Lors d’une scène absurde qui révèle les travaux des participants, tous dédiés à la représentation du Number Two, seule dépare l’œuvre du prisonnier, ironiquement intitulée « Escape », laquelle obtient néanmoins le prix. À la nuit tombée, Number Six et sa compagne d’épisode, Nadia, récupèrent les éléments ainsi qu’un tapis à l’effigie du gouverneur et s’enfuient par la mer. À noter que dans la première mouture présentée à la presse, une scène ensuite tronquée montrait le couple calculant leur position grâce au triquetrum de Ptolémée, un instrument astronomique de l’Antiquité. Inutile de préciser que l’évasion s’achèvera au village après une cascade de leurres destinés à détruire l’équilibre du prisonnier.
Le choix du coracle pour échapper à l’insensée prison dorée du tournage s’inspire par contre d’une réalité historique et locale. Cette embarcation celte se fabrique toujours sur la côte galloise, peu modernisée quand on songe aux siècles écoulés. Dans les années 1960, les coracles sont encore réalisés artisanalement, de la même manière qu’à la fin du XIXe siècle lorsque les promeneurs attentifs les photographiaient, déjà fascinés par les vestiges de la culture celtique.

John Millington Synge, photographie vers 1900 d’un currach ou naomhóg sur l’île Great Blasket.

 

Cet article fut rédigé pendant ma contribution à Celtes !, essai et beau livre publié par les Moutons électriques, après qu’un ami m’eut parlé de l’emploi du coracle dans la série Le Prisonnier. Un détail qui ne pouvait qu’attiser ma curiosité, d’autant plus que cette petite embarcation servait déjà dans un autre titre de cette maison d’édition, Trois coracles cinglaient vers le couchant par Alex Nikolavitch. J’avais aussi regardé un fonds photographique, touchant, d’un amateur de promenades au Pays de Galles et, parmi les clichés, découvert une belle composition de pêcheurs autour de la barque conçue il y a des siècles. Certains sujets s’imposent et n’ont de cesse tant qu’ils n’ont pas reçu le tribut des mots, voilà la raison de ma brusque sérendipité, laquelle mena à ce court texte qui navigue des Celtes à une série de la télévision anglaise en passant par un architecte excentrique et les Arts & Crafts.

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