Léo Larguier – La Haine des livres (1911)

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« La Haine des livres », de Léo Larguier, est paru dans Excelsior du 15 mai 1911.

La Haine des livres

Je passais une semaine à la campagne, chez un de mes amis, et nous attendions l’heure du dîner dans le parc, lorsque mon hôte me montra au fond d’une allée, et venant vers nous, un homme en tricot de laine et en sabots, que je pris pour le jardinier.

C’était un de ses oncles. Il me présenta, mais le vieillard, qui devait être timide à l’excès, nous quitta sans un mot.
Puis, mon ami m’ayant prié de l’attendre un instant, je demeurai seul dans une allée d’arbres de Judée où je rencontrai de nouveau l’oncle taciturne.

Il vint à moi brusquement :

— Monsieur, j’ai cru comprendre tantôt que vous étiez homme de lettres, eh bien… laissez-moi vous dire que vous exercez un fichu métier…

En lâchant cette phrase, d’un trait, ses oreilles s’empourprèrent. Il reprit :

— Oui, un fichu métier… Vous êtes encore de ceux auxquels on laisse écrire des romans, n’est-ce pas ? Et, comme tous les romans se ressemblent, vous montrez des maris qui sont des tyrans grotesques, des femmes pareilles à de pauvres anges persécutés.

» Vous parlez du cœur, ce viscère sanguinolent, avec des trémolos ; vous dresser, en face de l’humanité le dangereux peuple des mots et des rêves, une foule qui s’insinue, qui entre partout, troublant les cervelles et déformant la simple réalité.

» Vous faites des acrobaties dans les étoiles et vous retombez toujours sur le nez d’un pauvre diable qui est écrasé…

» Ne vous fâchez pas, monsieur, j’ai des raisons profondes…

» Tenez, allons nous asseoir sur ce banc, là… Vous savez que je n’ai pas de tout temps détesté la littérature, et que je ne suis pas la brute rustique que vous pourriez imaginer… »

Nous nous assîmes sur un banc et, après avoir tisonné du bout de son bâton le sable du chemin, le vieillard continua :

— J’ai épousé, il y a quelque trente ans de cela, une jeune fille délicieuse. Elle avait du goût comme un bon fruit et de l’esprit comme une rose, mais elle était charmante ainsi.

» Elle avait été élevée à la campagne, et un an après notre mariage, nous eûmes tous deux une idée sublime, une idée vraiment heureuse.

» Nous décidâmes que Jeanne, ma femme, devait s’instruire. J’avais une assez bonne bibliothèque. Elle y puisa.

» En commençant, cela ne l’amusait pas beaucoup, mais nous étions pour l’ordre et les méthodes classiques, et elle apprit d’abord que le Songe d’Athalie n’était pas d’Eugène Sue.

» Un soir, en rentrant, je la trouvai allongée sur le divan, un livre à la main.

» Elle ne se leva point, elle ne vint pas au-devant de moi, comme d’habitude, et j’allai l’embrasser en m’étonnant.

» Une grosse migraine, chérie, ou un petit chagrin ? demandai-je.

» Elle ne répondit pas, me repoussa d’un geste las, et le volume qu’elle tenait tomba sur le tapis.

» Je le ramassai. C’était un roman moderne, et je compris. Le poison avait été versé trop tôt.

» A partir de ce jour, ce fut fini. Je n’eus plus un seul moment de bonheur, et je fus obligé de supporter tous les caprices qui naissaient, après la lecture, dans cette petite tête.

» Nous ne mangeâmes plus que ce qui plaisait à la bonne, que ma femme ne surveillait pas ; je n’eus plus jamais de boutons à mes chemises. Fini, vous dis-je, complètement fini. Elle lisait…

» Les livres me l’avaient prise, et j’avais envie, chaque jour, de brûler la bibliothèque comme un mauvais lieu où elle se perdait irrémédiablement. L’argent fila en bêtises.

» Avec les romantiques, surtout avec Alexandre Dumas père — oh ! celui-là ! — nous eûmes des meubles de la Renaissance, et elle voulut un soir de mardi gras me faire dîner revêtu d’une souquenille de mousquetaire.

» Avec les Goncourt nous connûmes les bibelots japonais fabriqués à Montmartre, et je fus obligé de l’accompagner dans des bals de barrière et chez les marchands de vins de Ménilmontant, lorsqu’elle découvrit Zola et l’école naturaliste.

» Elle a porté successivement la robe de velours des châtelaines, le kimono des Japonaises, le jersey à sept cinquante de Gervaise et des blanchisseuses de la Goutte-d’Or !

» Remarquez que si j’avais eu l’imagination complaisante, j’aurais dû me montrer enchanté d’avoir tant de femmes en une seule, mais ce n’est pas cela que je désirais ; c’était la jeune fille fraîche et simple que j’avais épousée et qu’aucune puissance ne pouvait désormais me rendre.

» Ce qui devait être, fut.

» De ridicule elle devint odieuse. Elle en arriva à me mépriser, parce que je ne répondais pas à l’idée qu’elle se faisait d’un mari à travers les romans.

» Évidemment, je n’étais ni Aramis, ni d’Artagnan, ni Fantasio, et elle me traita en plat imbécile. Je fus pour elle un homme grossier, commun, sans poésie, et cette petite bête s’imagina qu’elle avait raté sa vie, qu’il existait des hommes romanesques et beaux comme des astres, nobles, généreux, pâles, avec d’immenses yeux noirs, passionnés, éternellement livides d’amour et toujours à genoux.

» Alors… Mais je n’ai pas besoin de vous raconter comment cela se termina. Je l’aime toujours et, malgré tout, elle est la tante de votre ami…

» Vous m’excuserez, n’est-ce pas, de manquer de politesse, de détester les fabricants de livres et de ne pas dîner avec vous ?

» Je ne viens jamais chez mon frère à l’heure des repas, j’habite le pavillon que vous apercevez à travers les arbres, et c’est moi qui la fais manger, à présent, comme une enfant, car elle est devenue folle après… après une aventure… Bonsoir, monsieur… »

Sa haute silhouette sombra derrière une allée, dans le crépuscule, et mon ami, qui me rejoignait à ce moment, pensa, en voyant mon visage attristé, que je m’étais ennuyé en l’attendant.

(Illustration : Lucien Métivet, in Le Rire du 2 novembre 1912.)

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