M. Marinetti invente l’I.S.F.
Il définit, au cours d’une conférence houleuse,
l’« Imagination sans fil » et les « Mots en liberté ».
M. Marinetti, l’apôtre du futurisme, avait, hier, convié futuristes et profanes à écouter une conférence contradictoire sur l’« Imagination sans fil » et les « Mots en liberté ». Afin, sans doute, que l’ambiance fût propice, la conférence eut lieu dans une salle où sont actuellement exposées quelques œuvres d’un futurisme aigu.
L’assistance était nombreuse. Outre l’état-major futuriste au grand complet, renforcé par une cohorte de jolies futurettes, beaucoup de passéistes étaient venus là dans l’espoir de se divertir. Cet espoir ne fut pas déçu… Un père même avait amené ses deux fils, deux collégiens d’une douzaine d’années, non point certes dans un but éducateur, mais comme il les aurait conduits au cirque…
Après avoir serré des mains fidèles, M. Marinetti commença. Il s’excusa, tout d’abord, d’être encore obligé, pour s’exprimer, de tenir quelque compte de la syntaxe et de la ponctuation.
La conférence de M. Marinetti fut la paraphrase des nombreux manifestes que l’on connaît. Après avoir énuméré, avec un luxe inouï de mots et une volubilité incomparable, dix-sept éléments de « sensibilité futuriste », il flétrit la « prolixité idiote et nauséeuse des livres passéistes ». Et, par cette déclaration même, la conférence mérita déjà son nom de « contradictoire »…
De-ci de-là, des images hardies soulevaient des rires inextinguibles ; par exemple : « les fils de l’intuition placés sur les poteaux métaphoriques », ou bien : « l’usage sémaphorique de l’adjectif », ou encore : « le verbe à l’infinitif, ayant la forme d’une roue, s’adapte parfaitement au train de l’analogie »… Pourtant, ce n’était là que la partie la moins amusante du programme, et cette définition du « lyrisme télégraphique » n’eut qu’un succès relatif auprès des prodigieuses déclamations de « mots en liberté ».
M. Marinetti déclame des « Poèmes en liberté »
La première pièce de « mots en liberté », que déclama l’orateur, était intitulée : Mobilisation bulgare. On connaît ce personnage de comédie qui, pour montrer qu’il savait l’anglais, prononçait sans ordre tous les mots anglais francisés : « wagon, water-closet, plum-pudding, beefsteack… » Les poèmes futuriste relèvent exactement de la même technique, avec, en plus, le divertissement d’onomatopées qui ont la prétention d’imiter la trompette, le canon et les bruits de guerre : « Taratata, boum-patapoum, û, û, û… »
Quand furent calmés la tempête de rires déchaînée par l’audition de ce premier poème et les applaudissements, ironiques ou sincères, qui l’accueillirent, M. Marinetti entama sa deuxième pièce : Les Remorqueurs de la Meuse, qui n’offre pas une différence très sensible avec la première, et qui obtint le même succès. La fin, surtout, qui consiste en une imitation parfaite du sifflement de la sirène, fût singulièrement goûtée.
Avant que commençât la troisième audition, celle du Bombardement d’Andrinople, le public eut la surprise d’un petit intermède, dû à quelques contradicteurs trop pressés, qui interpellèrent l’orateur. Et comme celui-ci expliquait que si les œuvres futuristes étaient un peu torturées, c’était parce que leurs auteurs « n’en étaient jamais contents », une voix approuva : « Je comprends cela… » Et l’on entendit le Bombardement d’Andrinople, qui commence par des hennissements et se termine par des « taraboum-boum-boum… »
Cette fois, la parole était régulièrement aux contradicteurs. Mais ceux-ci, parmi lesquels, notamment, MM. Séché, Arnyvelde, Paul Fort et le dessinateur Widhoppf, eurent quelque peine à se faire entendre, au milieu des hurlements et des cris d’animaux de la salle déchaînée. On n’entendait que des lambeaux de phrase : « Votre objection n’est pas sérieuse ! », ou bien : « Ce qu’il y a d’idiot dans votre raisonnement c’est… ». Et la salle criait toujours : « Boum-boum… papa… maman… » Tout un poème futuriste, enfin !
Un contradicteur fut emboîté en ces termes : « Il est moins amusant que Marinetti ! » — Mais moi, répondit-il, je ne suis pas là pour vous amuser…
Un jeune futuriste, affolé et tout en sueur s’empare de la carafe de l’orateur et boit à même. La foule envahit la tribune. C’est le tumulte et le charivari complets, et la séance est levée.
Léon Groc