Les astronomes et la tour Eiffel – 1908

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Que faisaient les astronomes, ces observateurs tendus vers les cieux et les sciences, quand ils ne couchaient pas sur le papier leurs recherches ou n’imaginaient pas une ou deux fins du monde ? Eh bien, ils fêtaient le Soleil tout le long de la nuit du solstice d’été ! Bien sûr, leur célébration différait dans les formes des cérémonies pastorales des Parsis ou de la liesse des Zuñis : de 1901 à 1914, sous la houlette scientifique de M. Camille Flammarion, nos savants organisaient avec la bienveillance de M. Eiffel une sun-party au sommet de sa tour. Après les sacrifices au bon goût de la gastronomie française en l’honneur du futur étoilé, l’un ou l’autre des officiants offrait quelques cadeaux spectaculaires. Puis la docte assemblée veillait la nuit blanche en conversant des mystères de l’univers jusqu’au retour de l’Astre qu’il convenait de saluer d’une ovation. Ah, les païens !

Pour ceux qui n’éprouveraient pas le désir de lire l’article original ci-dessous, le menu 1905 suffira à leur donner des ailes :

Ta­pioca Flamme d’Orion,
Filets de sole Andromède,
Ris de veau Anneaux de Sa­turne,
Chaufroid de volaille à la Vénus,
Filet de bœuf Aldébaran,
Salade du Solstice,
Petits pois Voie lactée,
Glaces polaires de Mars.

 

Je gage qu’on y aurait servi un cru Château de l’Étoile s’il avait déjà existé !

 

 

L’article complet, pour les amateurs :

Le Soleil a toujours ses adorateurs. Ce sont, par exemple, au Nouveau-Mexique, les Zuñis, qui fêtent le retour de l’été par des chants et des danses ; ce sont aussi, dans l’Inde, les tri­bus pastorales des Parsis. Vers l’époque du solstice, ils arrivent par caravanes vers le lieu de rendez-vous, suivis de leurs troupeaux, passent la nuit du solstice autour d’autels fort primitifs sur lesquels flambe le feu du sacrifice ; puis, quand le premier rayon solaire jaillit de l’horizon, les hymnes d’allégresse se font entendre et les salamalecs commencent.
Et la fête du Soleil se célèbre aussi… à Paris. C’est le 21 juin, date du jour le plus long et de la nuit la plus courte (NDLR : sic). La cérémo­nie se célèbre à la tour Eiffel, telle qu’elle, a été organisée depuis quatre ans, sur l’initia­tive de M. Flammarion.
II est 7 heures du soir. Voici les premiers arrivants, parmi lesquels on distingue les physiono­mies les plus connues du monde scientifique. Les ascenseurs montent ces invités privilé­giés dans la salle du restaurant, où ils com­mencent par fêter le Soleil en faisant hon­neur à ses produits les plus succulents.
Le menu de ces banquets est toujours empreint d’un caractère… astronomique, et, pour n’en citer qu’un, nous rappellerons qu’en 1905, le dîner s’est ouvert par un ta­pioca Flamme d’Orion, suivi de filets de sole Andromède, auxquels ont succédé des ris de veau Anneaux de Sa­turne. Puis ont paru un chaufroid de volaille à la Vénus, le filet de bœuf Aldébaran, la salade du Solstice, les petits pois Voie lactée, les Glaces polaires de Mars, etc., en sorte qu’à la lecture de cette carte il semblait que le banquet fût donné au milieu des constellations.
À 9 heures, on se presse dans la petite salle du théâtre. Il y a là tous les maîtres de la science : Lippmann, qui a su fixer les rayons solaires dans la photographie des couleurs ; Poincaré ; Flammarion ; Cailletet, qui transforme à volonté l’air que nous res­pirons en un liquide transparent, limpide comme l’eau d’une source pure ; Painlevé ; Deslandres, qui vient de succéder à Janssen comme directeur de l’Observatoire de Meudon.
En 1904, ce fut M. Flammarion qui fit un magnifique discours. Une autre année, M. d’Arsonval intéressa vivement ses compa­gnons en leur présentant un verre d’air li­quide. En 1905, M. Marotte expliqua l’emploi de la carte postale phonographique. Suppo­sons qu’un jeune homme exilé par les obli­gations de son métier, soit en Australie, soit en Amérique ou au Japon, écrive à sa jeune fiancée, qui l’attend en Europe, pour lui de­mander un souvenir, un gage d’amour. Lui enverra-t-elle une mèche de sa chevelure soyeuse, des myosotis ou une pensée ? Non ; elle fera mieux encore. Grâce à la carte pos­tale phonographique de M. Marotte, elle en­verra sa voix. Cette carte postale transporte la parole au lieu de l’écriture. Vous parlez sur elle et vous la mettez à la poste. Votre correspondant, en la recevant, l’écoute et reconnaît votre voix.
Minuit ! Les ascenseurs hissent nos astronomes au sommet de la tour et les voilà prisonniers jusqu’au matin dans l’immense forteresse de fer, car les ascenseurs ne seront remis en marche qu’au matin.
Le Soleil ne s’est pas encore fait annoncer, et, même au 21 juin, la température est peu élevée, pendant la nuit, à 300 mètres au-dessus de Paris. Aussi, chacun s’emmitoufle. Les uns se drapent majestueusement dans des couvertures de voyage ; les dames se dé­cident, bien à regret, à enfouir leurs élé­gantes toilettes estivales sous des châles épais.
Cependant les plus braves profitent de leur situation unique pour faire des observations scienti­fiques : les jumelles sont braquées vers le ciel. On cause, on dis­cute les phénomènes célestes. Un buffet, offert par M. Eiffel, permet aux contempla­teurs du lever de l’astre du jour de se restaurer.
L’aurore succède au crépuscule après une courte nuit de six heures et demie, en réalité de trois heures seulement, si on la cal­cule au point de vue spécial des astronomes. Déjà les lumières artificielles de la ville endor­mie pâlissent. Le ciel s’éclaire jusqu’au zénith, tandis que les dernières étoiles se reflètent dans la Seine.
Tous les yeux sont tournés vers l’orient quand tout à coup un même cri s’échappe de toutes les poitrines : Le voilà ! Ce n’est qu’une petite ligne d’un rouge vif qui grandit rapidement, s’arrondit, et enfin le disque en­tier apparaît. Alors, ce sont des acclamations frénétiques. Cependant l’astre s’élève au-dessus de l’horizon et devient de plus en plus brillant ; bientôt, son éclat est tel qu’on ne peut le regarder sans être ébloui. La fête du Soleil est finie. Mais une autre fête commence : c’est celle de la vie qui s’éveille dans l’immense cité ; c’est le vaste murmure de l’activité humaine qui monte comme un hymne.

Article non signé dans Lectures pour Tous, Juin 1908.

 

La photo n’est pas légendée, les convives coiffées en bandeaux luisants et chapeaux de ses dames ou à la mode barbue, moustachue  de ses messieurs ne facilitent pas leur identification. Elle date d’un solstice précédent, peut-être celui de 1905 qui vit servir à dîner le menu décrit dans le texte. S’il est ce sexagénaire dandy au foulard, on y aurait croisé Gustave Eiffel (1832 – 1823) ; le visage conviendrait et l’oreille est étrangement similaire. Il est plus que probable que Camille Flammarion (1842 – 1925) y figure, peut-être bien l’homme encore dans l’escalier, la chevelure et la barbe semblent les siennes, son épouse Sylvie Petiaux (1836 – 1919) poserait au premier plan… difficile à définir. L’astronome Gabrielle Renaudot (1877 – 1962), sa future épouse et son assistante depuis ses dix-huit ans, les accompagnait-elle ? Si c’est le cas, elle reste invisible à moins que son visage encore rond de la vingtaine la perde parmi les jeunes filles sur le côté.

Pour l’histoire privée, Flammarion épousa sa cadette de trente-cinq ans après son veuvage, sa femme ayant succombé à la grippe espagnole en 1919, après une guerre dont la fin avait dû soulager la fondatrice de l’association « La paix et le désarmement par les femmes ». Gabrielle Renaudot, laquelle avait toujours admiré le vulgarisateur et partageait avec lui sa fascination pour l’occultisme (rappelons qu’à l’époque, l’au-delà fascinait comme une science nouvelle), n’en était pas moins une intellectuelle formée au journalisme scientifique et férue d’astronomie. Nul doute qu’elle influença son mari et sa perception des femmes qu’il respectait sans leur accorder l’égalité de l’intelligence avant le XXe siècle.  En 1903, sa considération pour leurs vertus s’était considérablement modifiée quand il s’adressa à ses lectrices  d’« Astronomie des Dames » contrecarrant étonnamment le titre de son ouvrage :

« La femme égale l’homme en facultés intellectuelles. Écrire pour elle spécialement serait l’humilier. Ne nous targuons pas de cette prétention. Qui sait même si, en y regardant de plus près, et en nous affranchissant de tout cet orgueil masculin qui a commis plus d’une sottise, nous ne trouverions pas la femme supérieure à l’homme en finesse et en tact, au moral comme au physique, en vivacité d’impression, en puissance d’assimilation, en ressources d’imagination ; et qui sait si elle ne comprend pas plus vite que les bacheliers aux moustaches naissantes, les problèmes de l’histoire naturelle, de la physique et de l’astronomie, lorsqu’elle veut se donner la peine d’y prêter attention ? Non, n’écrivons pas pour les femmes. Ce sont elles qui pourraient nous en apprendre, car sur bien des choses, sur nous-mêmes peut-être, elles en savent plus que nous, observent mieux, voient mieux, sont plus intuitives. A bas l’orgueil du sexe prétendu fort ! »

Photographies : dans l’ordre, Fête du Soleil dans la tour Eiffel, suivi de Fête du soleil des Zunis (clichés anonymes Lectures pour Tous), Gustave Eiffel en 1889 (cliché Neurdein Frères), Sylvie Petiaux en 1906 (cliché Frédéric Boissonnas et André Taponier), Camille Flammarion en 1921 (cliché Agence Meurisse) et Gabrielle Renaudot en 1929 (cliché anonyme), les deux derniers à l’observatoire de Juvisy. Ci-dessous, Sylvie Petiaux, Camille Flammarion et Gabrielle Renaudot devant Juvisy (cliché anonyme). Photographies restaurées par Christine Luce.

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