Les tunnels sous La Manche ou à Gibraltar et le submersible en détresse de l’ingénieur Dupuis

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Le tunnel sous La Manche illustré dans Lectures pour Tous en juin 1919.

Les sciences et la vie moderne, Maurice Dupuis

Librairie de l’Œuvre Saint-Charles, 1933

En 1933, la sage Librairie de l’Œuvre Saint-Charles, imprimée par Desclée de Brouwer, connu pour ses éditions également, publie un ouvrage de vulgarisation scientifique. Un certain Maurice Dupuis, ingénieur, résume quelques innovations technologiques depuis le siècle d’avant. Les dirigeables, l’aviation et les véhicules militaires sur mer et sur terre font l’essentiel de son survol, assez léger mais respectable. Il consacre ensuite quelques articles aux grands travaux de terraformation, entamés ou en projet, et bien entendu, ceux qui concernent les tunnels sous l’eau. On parle souvent de celui prévu sous La Manche depuis le début du XIXe siècle, il y eut aussi celui qu’on espérait creuser sous le détroit de Gibraltar.

Le tunnel sous la Manche reproduit dans l’ouvrage de Maurice Dupuis.

Le tunnel de Gibraltar a moins encombré les journaux et les mémoires, celui sous La Manche a fini par voir le jour… enfin, si l’on peut dire creusé sous la mer. Son Odyssée débuta en 1807, et c’est difficile de ne pas être facétieuse quand on connaît les frasques qui ont entouré ce projet pendant deux siècles, plus encore en connaissant les dessins humoristiques de William Heath Robinson qui croquait les conflits d’intérêts pas toujours très scientifiques entre la France et l’Angleterre lors d’un nouvel engouement en 1919. Un rebondissement dont ne parle pas Maurice Dupuis pourtant, et d’ailleurs les illustrations sont issues non de son ouvrage, mais d’un numéro de Lectures pour Tous paru en juin 1919, justement.
Étonnamment, dans ce livre somme toute très sérieux, une anecdote terrible vient se glisser, à la mode des catastrophes humaines qu’on aimait se raconter en plaignant cependant abondamment les victimes, qui avaient toujours le respect et la médaille posthume assortie à leur funeste fin.

TUNNELS SOUS-MARINS

William Heath Robinson, Lectures pour Tous juin 1919.

 

GIBRALTAR

 

Depuis que les progrès de la science et de l’indus­trie ont donné au génie humain toutes les audaces, le monde des ingénieurs a tourné une attention très spéciale sur les isthmes et les détroits. Les isthmes, on les a percés pour ouvrir à la navigation des voies nouvelles ou plus courtes, ou plus sûres ; les détroits, que l’on traverse déjà par bateaux, on voudrait les franchir également en automobile ou en chemin de fer. Si l’isthme de Suez et celui de Panama sont maintenant des canaux navigables, les détroits de Gibraltar et du Pas-de-Calais devien­dront peut-être un jour des voies carrossables et des voies ferrées. Étudions les deux questions l’une après l’autre. Nous y consacrerons deux articles.
Il y a longtemps déjà que des ingénieurs auda­cieux ont eu l’idée de relier les deux rives du détroit de Gibraltar par un tunnel sous-marin. Le premier projet remonte à 1869, et, depuis lors, plusieurs études ont été entreprises dans le but de rechercher le meilleur tracé.
Maintenant que le Maroc est à peu près pacifié, que son développement économique s’accroît et que
Tanger pourrait être pris comme tête de ligne d’une voie transsaharienne, la création d’un tunnel per­mettant de réunir sans transbordement l’Espagne au Maroc, c’est-à-dire l’Europe à l’Afrique, semble présenter un intérêt considérable. La ligne serait as­surée de recevoir à peu près tous les voyageurs et une partie importante du trafic, ce qui justifierait les dépenses faites pour la créer. Aussi, le gouver­nement espagnol s’occupe-t-il sérieusement de la question.
Toutefois il importe de remarquer qu’elle peut être résolue de deux manières : ou bien par un tunnel qui passerait sous la mer, ou bien par un autre, tout artificiel, qui serait immergé dans l’eau. Discutons brièvement ces deux solutions.
La première, disons-nous, creuse la terre à une grande profondeur, et sur le territoire espagnol, et sur le territoire marocain ; puis les ouvriers qui ont creusé verticalement ou obliquement vont ho­rizontalement à la rencontre les uns des autres. Lorsque leurs galeries se rencontrent, le tunnel est fait.
Voilà la théorie ; voici maintenant la pratique, qui doit surtout résoudre la question « Où creuser ? »
Bien que le détroit de Gibraltar n’ait que 14 kilo­mètres dans sa partie la plus resserrée, les projets les mieux étudiés envisagent un parcours sous- marin sensiblement plus long. C’est que, en effet, dans cette partie qui est la plus étroite, les fonds atteignent, en certains points, de 800 à 900 mètres, et que le tunnel devrait être creusé à une cote encore inférieure. « Qu’importe ? dit-on parfois. Au point de vue de l’exécution des travaux, il n’y a pas de dif­ficulté insurmontable ». Mais le souterrain doit donner passage à la voie ferrée. Il faudrait donc, sur une distance de 14 kilomètres, que les machines s’en­foncent à 1 000 mètres et remontent ensuite cette pente. On arriverait à des impossibilités matérielles.
Il importe donc de chercher un autre tracé, en s’efforçant de le prévoir dans la partie la moins profonde du détroit, fût-elle plus large. Et c’est pour­quoi les trajets sous-marins des divers projets en compétition atteignent 27 à 33 kilomètres, sans compter les tunnels de raccordement avec les voies de surface, qui se trouveraient sur les deux rives. Nous n’approfondirons pas, et surtout nous ne dé­taillerons pas ces projets, dont les plus récents en date sont ceux de M. Ibanez de Ibero.
Bien que, dans ces projets, le tunnel ne s’abaisse pas à plus de 440 mètres au-dessous du niveau de la mer, la pente des voies est encore de 25 millimètres par mètre, ce qui est énorme.
C’est pour éviter l’inconvénient de ces fortes dénivellations qu’un autre ingénieur espagnol, M. Gallego Herrera, a résolu de faire une proposition hardie, assez comparable à celle du commandant Veyrier pour la traversée du Pas de Calais. Et ce qu’il a imaginé est précisément la seconde solution du pro­blème, celle qui place le tunnel, non plus sous l’eau, mais dans l’eau.
Au lieu de creuser un tunnel dans le sol qui forme le fond de la mer, cet ingénieur propose de lancer un tube en béton armé à travers tout le détroit, tube qui serait raccordé aux rives par deux souterrains d’approche et maintenu dans l’eau à une certaine profondeur. Celle-ci n’a, du reste, pas besoin d’être très grande. Il suffit que les navires du plus fort tonnage puissent passer par-dessus sans crainte de le toucher, et que l’eau qui environne le tube de­meure calme par les plus grandes tempêtes. L’auteur estime qu’une immersion à 15 mètres de profondeur serait suffisante ; mais on pourrait, pour plus de sûreté, et sans aucun inconvénient, la pousser jusqu’à 25 mètres. Par ce moyen, rien n’empêcherait de suivre le chemin le plus court. Le tube aurait alors 15 kilomètres de long et il serait entièrement hori­zontal ; les souterrains d’approche auraient chacun 4 kilomètres de longueur avec une pente de 2 pour 100.
Mais, dira-t-on, comment ce tube pourra-t-il être maintenu en place au milieu des eaux ? Ne va-t-il pas falloir le faire reposer sur des piliers prenant appui sur le fond ? Et alors, comment établir ceux-ci, dont certains devraient avoir 900 mètres de hauteur ?
Eh non ! il n’est pas question de piliers, parce que, étant creux, le tube déplace une quantité d’eau dont le poids est supérieur au sien propre, de sorte que, livré à lui-même, il flotterait à la surface. Il faut donc l’enfoncer de force, au lieu de le soutenir. Pour le maintenir à la profondeur voulue, il faudra l’attacher au fond par des ancrages ; ceux-ci sont plus faciles à établir que des piles.
Voici, en quelques mots, les grandes lignes du pro­jet. Le tube aurait une section ovale, assez compa­rable à celles des stations du Métropolitain de Paris, avec 26 mètres de large et 18 mètres et demi de hau­teur. Cela permettrait d’établir, à hauteur du grand axe de l’ellipse, une plate-forme sur laquelle seraient établies, au centre, deux voies ferrées pour la ligne de chemin de fer à traction électrique, et vers les extrémités, deux chaussées pour automobiles. Il y en aurait une pour l’aller, une pour le retour, chacune de largeur suffisante pour recevoir deux voitures de front. Au-dessous de la chaussée, on a prévu des conduites pour l’écoulement des eaux d’infil­tration, et des canalisations amenant l’air frais né­cessaire, tandis qu’au-dessus du tout se trouvent les aménagements voulus pour entraîner l’air vicié. On retrouve là une disposition assez semblable à celle qui a été adoptée pour l’aération du tunnel sous l’Hudson, ouvert à New York, et qui a, paraît-il, donné satisfaction, malgré le grand nombre d’au­tomobiles à essence qui y circulent chaque jour.
L’ensemble de l’ouvrage, de 15 kilomètres de long, serait constitué par 75 tronçons de 200 mètres chacun, construits séparément, amenés en place par flotta­bilité, et abaissés à la hauteur voulue par ancrage au fond. Les ancres seraient constituées par des caissons en ciment, pesant 5 500 tonnes. Une fois immergés, les tubes y seraient attachés par des câbles en acier inoxydable, calculés pour pouvoir supporter la traction de 3 600 tonnes exercée sur eux par chacun des tronçons du tube. Une fois tous les tronçons mis en place, on procéderait à leur jonction.
Tel est le projet proposé par M. Gallego Herrera.
À première vue, il est séduisant, parce qu’il présente divers avantages : il emprunte le trajet le plus court, il supprime les longues et fortes rampes ; il prévoit une section réservée aux automobiles ; enfin, son prix de revient, d’après les calculs de l’auteur, serait de 300 millions de pesetas, soit un milliard de francs à peu près, un peu inférieur ou tout au plus équi­valent à celui des tunnels profonds.
Mais quelles que soient l’originalité et l’ingéniosité de ce projet, on peut se demander comment se com­porterait ce long tube immergé, tirant sur ses câbles dans le sens vertical, et probablement aussi dans le sens horizontal, car le tube opposerait une forte résistance aux courants marins existant dans le dé­troit de Gibraltar et dont la vitesse avoisine 4 kilo­mètres par heure.
Devant l’incertitude d’une telle réalisation, dont il n’existe encore aucun exemple, il est probable qu’on préférera la solution par tunnel profond. Là, au moins, les ingénieurs ne sont pas sans précé­dent puisqu’ils ont construit les grands tunnels du Lœtschberg, du Simplon, du Saint-Gothard. Malgré tout, on est bien obligé de reconnaître qu’il existerait une grande part d’inconnu dans une telle entreprise.
La situation du détroit de Gibraltar, en effet, paraît très différente de celle du Pas-de-Calais. Voici pourquoi. On a de bonnes raisons de penser que, dans les temps anciens, il y avait, entre l’Angleterre et la France, une bande de terre qui formait un isthme et qui a été peu à peu rongée par les eaux. Cela permet de croire à la continuité des couches géologiques formant le fond du détroit. Il semble, au contraire, que la séparation entre l’Espagne et le Maroc soit le résultat d’un cataclysme. Les deux côtés présentent bien les mêmes caractères géolo­giques ; mais dans l’intervalle, que s’est-il passé au juste ? Et à quelques kilomètres en mer, quel terrain rencontrera-t-on ? Personne ne peut le savoir.
En définitive, on est en droit de penser que le tunnel à travers le détroit de Gibraltar n’est pas encore à la veille de se faire ; bien que les sondages relatifs à la construction aient commencé en divers points, en particulier aux abords de la rive euro­péenne, à proximité de Tarifa, il demandera de longs travaux préparatoires. De sorte que, le jour où on sera prêt à l’exécuter, la navigation aérienne aura sans doute fait de tels progrès qu’elle suffira pour assurer le trafic rapide entre les deux pays, et cela dans des conditions plus économiques. Et alors, sans doute, tout le monde jugera sage de ne pas entreprendre les travaux souterrains envisagés aujourd’hui.

Le tunnel de Gibraltar a moins encombré les journaux et les mémoires, celui sous La Manche a fini par voir le jour… enfin, si l’on peut dire quand on creuse sous la mer. Son odyssée débuta en 1807, et c’est difficile de ne pas être facétieuse quand on connaît les frasques qui ont entouré ce projet pendant deux siècles, plus encore en connaissant les dessins humoristiques de William Heath Robinson qui croquait les conflits d’intérêt pas toujours très scientifiques entre la France et l’Angleterre lors d’un nouvel engouement en 1919. Un rebondissement dont ne parle pas Maurice Dupuis pourtant, et d’ailleurs les illustrations sont issues non de son ouvrage, mais d’un numéro de Lectures pour Tous paru en juin 1919, justement.

William Heath Robinson, Lectures pour Tous juin 1919.

UN TUNNEL SOUS LA MANCHE

L’idée de réunir la France et l’Angleterre par un tunnel sous-marin fut lancée en 1802 par Mathieu, ingénieur des mines, qui exposa ses plans au Lu­xembourg, à l’institut et à l’École des mines. Sous le détroit du Pas-de-Calais, où la profondeur d’eau ne dépassa jamais soixante mètres, il proposait de faire passer une route pavée. Et pour donner de l’air, d’abord aux ouvriers chargés du tra­vail, puis à la route et à ceux qui la fréquente­raient, il rêvait d’établir, de distance en distance, des cheminées en fonte d’environ 65 mètres de hauteur.
L’idée fut abandonnée pendant tout le Premier Empire, à cause des guerres. Elle ne fut reprise qu’au moment de la construction des grands réseaux de chemin de fer. À cette époque, les projets de traversée du détroit reparurent. L’un proposait de construire d’un rivage à l’autre, au moyen de cloches à plongeurs, une galerie maçonnée ; l’autre voulait immerger une série de gros tubes métalliques ajustés les uns aux autres ; on aurait circulé dans l’intérieur de la galerie ou des tubes. Ces deux projets ne furent guère pris en considération, non plus qu’un troisième voulant réaliser un tunnel sous-marin à la faveur d’une série de puits creusés à l’intérieur d’enroche­ments artificiels établis en pleine eau.
En 1855, l’ingénieur Thomé de Gamond pré­senta quelque chose de mieux. Le minimum de largeur du détroit se trouve entre le cap Gris-Nez et Douvres ; il compte 32 kilomètres. Thomé parlait de faire son tracé entre le cap Gris-Nez et un point de la côte anglaise situé, non pas à Douvres, mais entre Douvres et Folkestone ; c’était un allongement d’un kilomètre, sans doute, cependant on l’acceptait parce qu’il permettait de rencontrer le bas-fond du Varne, sur lequel, à mer basse, il n’y a guère que trois mètres d’eau. Évidemment, l’existence de ce bas-fond était une circonstance tout à fait favorable. L’inventeur voulait établir par-dessus, au moyen de coulées de béton, une plate-forme dépassant le ni­veau de l’eau et qui supporterait un phare. En outre, à partir de cet îlot factice, on pourrait, disait-il, creuser un puits descendant jusqu’à la profondeur désirée pour le tunnel.
Et alors on aurait trois équipes d’ouvriers. L’une partirait du Gris-Nez et creuserait une galerie en al­lant vers le puits de Varne ; la seconde creuserait depuis le littoral anglais jusqu’au même puits ; la troisième, celle de l’îlot, plus forte que les autres, se diviserait en deux sections marchant vers les premières.
Le projet était hardi et même, dit-on, chimérique dans quelques-uns de ses détails. Malgré cela, le ministre français des Travaux publics le soumit à une commission spéciale. Celle-ci remit l’exécution à plus tard, et cela pour les motifs suivants : énor­mité de la dépense à faire ; probabilité d’infiltrations d’eau ; insuffisance de l’épaisseur de terrain entre le plafond du tunnel et le fond de la mer ; danger constitué par la fumée et les gaz délétères du futur chemin de fer.
Douze ans après, l’ingénieur anglais Hawkshaw élabora un projet tout différent, dont le principal mérite était de faire la galerie sous-marine dans une couche de terrain absolument idéale au point de vue de la sécurité, parce qu’elle se compose tantôt de craie mélangée de silex, tantôt de craie plus ou moins argileuse. Comme ce terrain est à environ 120 mètres sous terre, l’inventeur proposait d’éta­blir deux puits de cette profondeur, l’un en France, l’autre en Angleterre, et de joindre les deux par une galerie faiblement montante allant de France au milieu du détroit, et par une seconde faiblement descendante allant depuis le milieu du détroit jus­qu’en Angleterre.
On avait calculé qu’avec ce travail il y aurait toujours, entre le tunnel et le fond de la mer, une épaisseur de terrain d’au moins 60 mètres ; cela paraissait suffisant pour éviter les infiltrations d’eau. Quant à la dépense, on prévoyait qu’elle serait de 360 millions. On espérait, en dix ans, mener l’ouvrage à bonne fin.
La proposition fut présentée en 1868 au ministre français des Travaux publics ; elle était appuyée par un comité de patronage. Le ministre nomma une commission de savants pour examiner les plans de l’ingénieur anglais, et aussi d’autres projets de réunion des deux pays à travers le détroit, l’un propo­sant un pont en tôle au-dessus de l’eau, l’autre voulant immerger un tube métallique étanche à l’intérieur duquel circuleraient les trains.
La commission rejeta le pont à air libre. Elle trouvait que construire en pleine mer 64 piles d’appui était un travail impossible, surtout à cause des tem­pêtes ; elle y voyait aussi un obstacle considérable apporté à la navigation. Elle ne voulut pas davan­tage d’un tube immergé.
Quant à la galerie-tunnel, on la refusa également à cause de la difficulté de sa construction, du danger des infiltrations, de la presque impossibilité de l’aé­rage, de l’énormité de la dépense et de l’incertitude des bénéfices.
Après la guerre de 1870, on reparla du tunnel-galerie. Les difficultés semblaient moindres depuis qu’on avait percé le mont Cenis et le Saint-Gothard ; on espérait aérer au moyen de l’air comprimé ; quant à la dépense, elle était garantie par de puis­sants groupements financiers. Le gouvernement fran­çais reconstitua l’ancienne commission, et celle-ci chargea MM. de Lapparent, Pottier et Larousse de pratiquer, à travers le détroit, des sondages qui résoudraient l’objection principale, à savoir la possibilité de sinuosités verticales ou transversales existant dans la couche de craie à traverser.
Les sondages furent opérés dans l’été de 1875 ; on en faisait jusqu’à 200 par jour ; on voulait évidem­ment dresser une carte géologique sous-marine. On continua pendant l’été de 1876. Mais à ce moment on fut entravé par les difficultés que soulevait l’An­gleterre qui, voyant les travaux avancer et pré­voyant l’imminence d’une solution, voulait établir d’abord entre les deux États intéressés une sorte de traité réglant, par exemple, la ligne frontière dans l’intérieur du tunnel et le mode de contrôle de l’ex­ploitation.
En 1877, après plus de sept mille coups de sonde, parmi lesquels trois mille avaient procuré des échan­tillons déterminables, on fut en mesure de prouver que la couche de craie que l’on comptait traverser subissait deux inflexions, la première, près des côtes de France, sans le moindre inconvénient pour le tracé, la seconde, plus sérieuse et imposant, près de la côte anglaise, un léger écartement de la ligne droite.
Après cette démonstration péremptoire, on creusa deux puits, l’un en France, à Sangatte, l’autre près de Douvres. Du premier partit vers la mer une galerie de 1 300 mètres, de l’autre une de 700. Il n’y eut pas le moindre accident. Pourtant on ne con­tinua pas.
C’est qu’en effet l’opinion publique anglaise fait au tunnel une opposition formidable. On sait combien elle tient aux anciens usages et aux vieilles traditions. Or la ceinture maritime qui entoure les Îles britan­niques est une ancienne défense du pays ; peu im­porte qu’aujourd’hui elle soit absolument inutile ; on tient à la conserver.
Les chefs militaires n’aiment pas non plus le tunnel. Ils savent bien qu’en cas de guerre on peut inonder l’intérieur et le rendre impraticable, mais ils savent aussi qu’on peut oublier ou manquer l’exé­cution, dans un moment de trouble, et ils citent des exemples historiques à l’appui.
Cependant, pour être juste et complet, il faut ajouter que, depuis la guerre mondiale, la situation s’est un peu modifiée. En 1929, un comité de cinq experts anglais a examiné l’aspect économique du problème, et il est arrivé aux conclusions suivantes : « Tous les projets de communication entre la France et l’Angleterre doivent être abandonnés, sauf la navigation, qui existe, et le tunnel proprement dit. Il n’y aura pas d’obstacles géologiques insurmon­tables. Il sera bon de faire d’abord une galerie d’es­sai. Les frais seront sans doute fort élevés, mais le trafic les couvrira, et ils sont d’ailleurs garantis par deux puissantes compagnies financières, l’une française, l’autre anglaise. Enfin la concurrence faite par le tunnel à la navigation ne sera pas redou­table. »
Le projet ainsi appuyé fut présenté au Parlement britannique par 100 députés des opinions les plus diverses. Il fut cependant rejeté, en 1930, mais par 179 voix seulement contre 172. Ses partisans esti­ment qu’une majorité si faible pourra être déplacée, et que par conséquent le dernier mot n’est pas dit. Ils se proposent de remettre la question sur le tapis quand ils jugeront le moment favorable.

Étonnamment, dans ce livre somme toute très sérieux, une anecdote terrible vient se glisser, à la mode des catastrophes humaines qu’on aimait se raconter en plaignant cependant abondamment les victimes, qui avaient toujours le respect et la médaille posthume assortie à leur funeste fin.

William Heath Robinson, Lectures pour Tous juin 1919.

LA PERTE D’UN SOUS-MARIN

Le 6 juillet 1905, la population de Bizerte, en Tu­nisie, apprenait que le sous-marin Farfadet avait quitté le port pour aller en rade. Cette nouvelle causa en ville une certaine émotion. Ce n’est pas qu’on craignît une tempête, car le temps était ma­gnifique sur toute la côte de Tunisie ; le ciel était pur, le vent faible, la mer calme et le soleil ardent. Mais cet intéressant bâtiment, commandé par le lieutenant de vaisseau Ratier, ne sortait jamais sans exécuter des évolutions et des manœuvres dont la population coloniale, presque toute française, était très friande. Comment, en effet, ne pas s’intéresser au spectacle d’un navire qui avance, recule, tourne sur lui-même, disparaît, puis reparaît avec l’aisance d’un oiseau de mer ?
Lorsque le Farfadet fut parvenu au milieu de la rade, le capitaine donna ordre de le faire descendre lentement sous l’eau. À ses côtés se trouvaient, comme de coutume, deux matelots chargés de visser le casque qui empêche l’eau de mer de pénétrer dans l’intérieur du navire et de l’inonder.
Tout à coup le Farfadet s’incline et, au lieu de pénétrer verticalement dans la mer, il y entre obli­quement et, pour ainsi dire, tête première. Quelle est la cause de ce mouvement inattendu ? Est-ce que l’eau s’est introduite dans l’avant du bateau par une soupape mal fermée ? Il ne faut qu’un grain de sable pour empêcher la fermeture parfaite, hermétique. Ou bien est-ce que, dans les compartiments de l’avant, on a introduit plus d’eau que dans les comparti­ments de l’arrière ? C’est par l’introduction du liquide qu’on augmente le poids du navire jusqu’à le faire enfoncer, et c’est par l’introduction simultanée et par­faitement égale qu’on obtient l’enfoncement vertical.
Impossible de répondre à ces deux questions. La cause du sinistre, on ne l’a jamais sue et on ne la saura jamais. Mais ce qu’on sait trop bien, c’est qu’une lame furibonde a envahi la partie du sous-marin appelée kiosque. L’air y a été comprimé exagéré­ment, et sa résistance à la vague, sa réaction contre l’eau a fait l’effet d’une explosion. Celle-ci a projeté au loin le lieutenant Ratier et les deux matelots occupés à visser le casque ; des canots se sont hâtés de les repêcher.
Quatorze hommes sont demeurés dans le bateau, à savoir, un enseigne, quatre maîtres et neuf mate­lots ; que sont-ils devenus ou que vont-ils devenir ? Ils sont littéralement enfermés dans un cercueil d’acier, au fond de l’océan. La terrible nouvelle se répand dans Bizerte ; le télégraphe l’apprend à la Tunisie, à l’Algérie, à la France, au monde entier. Partout où il y a des gens de cœur, on déplore la cata­strophe et on s’inquiète du sort des marins.
Cependant on est allé en toute hâte chercher des scaphandriers. Ils accourent, ils revêtent leur cos­tume imperméable, ils descendent dans l’eau et, pour se mettre en communication avec les victimes, donnent des coups de marteau contre les tôles de la coque. À ces coups espacés, on répond de l’intérieur par d’autres coups. Il y a donc encore des marins vivants dans le Farfadet. Sont-ils blessés ou en bon état ? Nul ne peut le savoir.
On se précipite alors vers l’arsenal. Hélas ! il est récent, et les agrès dont il dispose sont un peu faibles pour le relèvement du Farfadet ; car celui-ci est doublement lourd, puisque le poids de l’eau qu’il a embarquée s’ajoute à son propre poids. N’importe ! On essaiera. On s’y emploie, et grâce à l’admirable dévouement des scaphandriers, avec beaucoup de peine et de courage, on parvient à passer des chaînes sous le navire et à le soulever de quelques mètres. Un cri de triomphe s’échappe de la poitrine de tous les spectateurs. On se dit que les pauvres incarcérés doivent se sentir soulevés et qu’une douce espérance doit surgir dans leur cœur.
Tout à coup les chaînes se brisent et le bateau retombe lourdement. On prévoit qu’il va baisser progressivement, car le fond de la baie de Bizerte n’est pas une roche inébranlable, mais une vase épaisse et gluante. Dès lors, l’opération du renflouage ne peut, avec le temps, que devenir de plus en plus ardue. D’ailleurs en quel état se trouvent les victi­mes ? Combien de compartiments du Farfadet peuvent-elles encore occuper ? Elles sont là entassées, sans lumière, sans pain, et peu à peu sans air respirable. Car les appareils qui servent pour l’absorption des produits de la respiration et pour la production de l’oxygène ne marchant peut-être plus, chaque fois que leur poitrine se contracte, elle verse dans l’in­térieur du navire un produit toxique qui ne tardera pas à faire périr les hommes dans les tortures d’une épouvantable asphyxie.
De nouveau on fait descendre les scaphandriers ; ils cognent à la coque et reçoivent une réponse ras­surante. Ils recommencent donc le travail, passent sous la coque de nouvelles chaînes plus solides et se remettent à hisser le sous-marin. Cette fois, les chaînes tiennent bon ; mais la grue est trop faible ; elle casse et il faut recommencer. En attendant qu’on puisse amener une autre grue, on rassure les victimes par de nouveaux coups de marteau ; elles répondent encore. On attend avec anxiété.
À la fin, la grue arrive, et on se remet à la besogne avec une ardeur nouvelle. Cette fois l’opération marche à merveille ; le navire monte ; on entend les marins du Farfadet ; bientôt on les voit, on peut même échanger quelques mots avec l’un d’eux ; on va le saisir. Tout à coup une chaîne se rompt et le navire disparaît pour la troisième fois. Hélas ! désor­mais tout est perdu, car on ne peut plus rien. Il y a vingt-sept heures que la catastrophe est survenue.
Quelques jours après, le navire remontait défini­tivement à la surface et on en extrayait les cadavres. On leur rendit les honneurs qui sont dus à ceux qui meurent pour la patrie, et on se promit de faire plus encore pour conjurer de telles catastrophes. C’était louable, mais tardif.

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