En couverture : L’assaut des ours par Jacques Mahan, illustration anonyme.
Sommaire :
- Texte sous images : Hans Allew le pirate, anonyme, illustré par Henry Steimer – Le Dragon d’émeraude par Jacques Mahan (José Moselli), illustré par Janko.
- Humour : E. Nicolson : Barbassou, Thomen, Tybalt et Forton.
- Nouvelle : L’assaut des ours par Jacques Mahan, illustration anonyme – En chassant l’écureuil rayé, anonyme, illustration de Jacques Abeillé – Les œufs de Pâques, texte anonyme illustré par Fred Bennett (traduction non créditée d’un récit anglais, une aventure de jeunes détectives malgré eux).
- Romans : Le claim 29 de Pierre Agay, illustré par Janko – Les mystères de la mer de corail de José Moselli, illustration de René Gary.
Il y a un peu moins d’un siècle paraissait L’Intrépide, une revue pour la jeunesse dont j’ai déjà parlé ici dans d’autres articles. Ce magazine des éditeurs Offenstadt demeure le témoignage populaire d’une époque belliqueuse et colonialiste, bien qu’incroyablement naïve et romantique. Les explorations des territoires inconnus enflamment les lecteurs adolescents au sortir de la Première Guerre mondiale. Il s’agit de reconquérir un peu de cette virilité perdue lors du conflit et pour la conforter, rappeler leur supériorité sur les peuples exotiques. L’Intrépide leur fournit leur comptant de rêves de gloire et de faits extraordinaires que les héros vaincront souvent grâce à leur adresse, leur astuce et la force de leur technologie moderne. Le magazine exalte aussi, hélas, leur racisme et leur agressivité comme des composantes nécessaires pour conquérir le monde plutôt que pour le découvrir.
Dans le numéro 503 du 11 avril 1920, la nature imprévisible et dangereuse fait la première de couverture, l’illustration n’est pas créditée, pour L’assaut des ours par Jacques Mahan (Moselli). Une attaque dramatique au cœur d’un hiver canadien particulièrement rude. quand une bande d’ours géants, rendus fous par la faim, attaque la cabane de deux trappeurs.
Une autre nouvelle – dont l’auteur reste anonyme, mais l’illustrateur identifié : Jacques Abeillé –, située au centre de l’Australie, va encore plus loin. En chassant l’écureuil rayé ne présageait rien de particulier, si ce n’est une chasse un peu spécialisée, et pourtant, elle se révèle extraordinaire dans cette région redoutable où « tout est mystère et piège », où la végétation ne pousse pas en feuillage, mais porte plutôt « des lames de fer-blanc ». Alors que le narrateur chasse à cheval avec son ami Helbow et « son domestique nègre » Jack, ils croisent une bande d’écureuils jouant dans les arbres hauts, les Occidentaux décident d’en occire un pour leur collection. Aussitôt décidé, aussitôt tiré : la gracieuse bestiole s’abat vers le sol quand un incident ahurissant survient, puis un autre.
Une histoire que je vous invite à découvrir ci-dessous, reproduite depuis l’original et numérisée par mes soins.
∴
Les grandes aventures
En chassant l’écureuil rayé
Le récit qu’on va lire est extrait du carnet de route d’un des premiers voyageurs qui se soient risqués au centre de l’Australie.
Belle journée, quoique journée aussi brûlante que les précédentes. Il ne faut décidément pas chercher dans ce pays curieux autre chose que des arbres à feuilles qui ne sont pas des feuilles, mais plutôt des lames de fer-blanc. Tout est mystère et piège dans cette région. Témoin l’aventure qui nous est arrivée cet après-midi, et à laquelle ne croiront peut-être pas tous ceux sous les yeux de qui la relation tombera.
Nous chevauchions, Helbow, Jack, notre fidèle nègre et moi, quand de jolis petits écureuils apparurent au-dessus de nos têtes. Ils gambadaient ni plus ni moins que les écureuils que j’avais pu voir bien des fois dans les pignadas de la Gironde. Mais ceux-ci, au lieu d’être fauve ou gris cendré, étaient bleuâtres avec des raies rouges ou jaunes sur le dos. Rayée également leur queue en panache.
Il faut en descendre au moins un pour le faire figurer dans notre collection, dit Helbow.
Et, tandis que nous arrêtions nos chevaux, il ajustait un superbe et gracieux écureuil qui se balançait à l’extrémité d’une maîtresse branche.
– Pourquoi master choisi li plus difficile toucher ? demanda Jack.
Helbow ne répondit pas. Il venait de presser la détente de son arme.
Le coup partit, faisant fuir dans toutes les directions les écureuils qui, l’instant d’auparavant, se livraient à leurs gambades aériennes. Celui qui avait été pris pour cible, cependant, ne fila point comme les autres. Il avait été atteint mortellement si l’on en jugeait par la façon dont il abandonna la branche pour se laisser tomber ainsi qu’une pierre.
C’est ici que se place un incident qui sort du banal. Deux incidents, devrais-je dire.
L’écureuil n’atteignit pas le sol. À mi-hauteur de ce dernier et de l’endroit où le tronc de l’arbre sous lequel nous étions se séparait en plusieurs branches, la victime d’Helbow rencontra une large feuille assez semblable à celle d’une chicorée, mais cent fois plus grande. Cette feuille s’enroula autour du corps de l’écureuil, le fit disparaître ! C’était tellement inattendu que nous éclatâmes de rire. Je poussai mon cheval jusqu’au pied de l’arbre et étendis la main pour ployer la feuille carnivore. Dans le mouvement que je fis, je frôlai une seconde feuille qui me happa aussitôt la main et l’immobilisa malgré les efforts que je faisais pour me dégager.
Mes compagnons redoublaient de gaîté. Cependant, l’étreinte de cette feuille diabolique devenait de seconde en seconde plus forte. J’éprouvai bientôt des picotements qui rappelaient ceux qu’on ressent lorsqu’on vous a posé un sinapisme. Ces picotements devinrent brûlure, puis douleur intolérable.
– Coupez la feuille, je vous en prie ! dis-je.
Jack tira son grand couteau de chasse et s’exécuta, non sans peine, car la feuille était d’une belle épaisseur.
Tandis qu’il s’employait à cette besogne et que la feuille, desserrant ses mâchoires, si je puis ainsi m’exprimer, me laissait voir ma main tuméfiée, meurtrie, quelque chose de lourd tomba sur la croupe du cheval de Helbow. Je n’y pris pas trop garde, occupé que j’étais de ma main, mais Jack s’écria :
– Une plaque d’écorce !…
Au même moment, la monture qui venait de subir ce choc, en apparence inoffensif, se cabra en hennissant comme elle ne le faisait jamais ; puis elle partit au galop, manquant de désarçonner Helbow qui poussa un cri de surprise.
Du coup, j’oubliai ma blessure, qui d’ailleurs n’était pas très grave, et je m’étonnai de la peur soudaine du cheval de notre compagnon. Jusqu’à présent, il avait été d’humeur égale et sûre. Il s’effrayait peu.
– C’est la chaleur qui a fini par lui tendre les nerfs, dis-je à Jack ; mais Helbow va le calmer.
– No moussié ! fit le nègre. Voyir li couri toujours plus vite !
Le domestique avait raison. Le cheval, loin de ralentir son allure, redoublait plutôt de vitesse. Et, bien qu’il se trouvât déjà à plus de cent mètres de nous et que la brise ne portât point favorablement, nous entendions les hennissements de la bête, auxquels se mêlaient les « doucement ! doucement donc ! » de notre ami.
– Li touché ! li blessé ! li avoi mal ! dit Jack. Nous galopir aussi.
Ce fut la curiosité autant que le devoir de porter secours à Helbow qui nous poussa en avant. Nos chevaux, dès qu’ils sentirent l’éperon, partirent sur les traces du cavalier et de sa monture, qui filaient très loin maintenant devant nous et n’avaient pas l’air de vouloir s’arrêter.
– Li avoir bien mal pour sûr ! Moi tirer sur li ! fit Jack en se tournant vers moi à demi comme pour me demander conseil.
– Garde-t’en bien ! dis-je. Même si ta balle atteignait le cheval d’Helbow, tu ne rendrais pas service à ce dernier ; à la vitesse à laquelle il va, il serait violemment désarçonné et pourrait se casser les reins !
Pendant près d’un quart d’heure ce fut, dans la plaine que nous avions rencontrée au sortir du bois, une course haletante. Enfin le cheval d’Helbow, à bout de souffle, commença d’aller moins vite. Son maître en profita pour exécuter une voltige savante et retomber sur ses pieds. Comme il n’avait pas lâché la bride de sa bête, celle-ci ne put que ruer sur place et tirer sur la longe. Elle donnait des signes de violente douleur, ce qui nous paraissait toujours inexplicable.
Nous arrivâmes bientôt auprès du groupe. Jack n’eut pas plus tôt enveloppé le cheval d’Helbow d’un regard qu’il s’exclama :
– L’écorce ! Voyez donc l’écorce qui est encore sur la croupe du pauvre animal !
– Mais ce n’est pas de l’écorce, m’écriai-je à mon tour. Du sang coule !… Non ! ce n’est pas de l’écorce ! c’est un animal !…
Jack, à ces mots, reprit le couteau qui lui avait servi à me délivrer. Il s’approcha du cheval et, d’un coup vigoureux, il planta la lime d’acier en pleine « écorce », comme il disait. Cela fit un bruit mat. La chose inconnue qui s’était attachée au cheval et qui l’avait tant fait souffrir, tomba à terre. Nous éprouvâmes un insurmontable dégoût en constatant que nous avions affaire à un être vivant d’une espèce inconnue, une sorte de pieuvre terrestre qui n’avait ni tête, ni queue, ni tentacules, ni yeux. Elle se présentait sous la forme d’une masse de quatre-vingts centimètres de long, de trente de large, de dix d’épaisseur. Le dos, s’il est permis de donner ce nom à la partie supérieure de cet animal hideux, était rugueux et brunâtre, ce qui expliquait notre erreur première. Quant au ventre, c’est-à-dire la partie opposée au dos, il était pourvu d’une trentaine de suçoirs encore gorgés de sang. En examinant de plus près ce monstre redoutable, nous vîmes qu’il avait deux longs cheveux (je ne puis désigner autrement les antennes très fines qui traînaient à terre). Et nous devinâmes que c’était au moyen de ces organes que la pieuvre terrestre sentait et palpait sa proie avant de se laisser tomber dessus.
Maintenant, lorsque nous verrons des écureuils rayés sur un arbre, nous ne les tirerons qu’après nous être assurés qu’il n’y a dans le voisinage ni plante carnivore, ni animal à suçoirs, ni mystère, ni piège, comme l’Australie du centre paraît en contenir à foison.
∴
Une plante carnivore et une pieuvre (sans tentacule) terrestre, en voilà des surprises pendant une chasse à l’écureuil !
Le troisième larron du récit, Jack le nègre domestique, est évidemment un symbole particulièrement saillant de l’esprit colonialiste, le dessin humoristique de Forton qui faisait suite à la nouvelle ne laisse aucun doute sur l’état d’esprit qui régnait, pénible pour le nôtre aujourd’hui, en tout cas pour le mien. Il y a cependant un détail étrange dans le texte quand l’auteur, après l’avoir affublé d’un sabir ridicule, oublie tout à coup de le lui faire pratiquer : « L’écorce ! Voyez donc l’écorce qui est encore sur la croupe du pauvre animal ! » Jack non seulement s’exprime correctement, mais il est l’acteur principal des sauvetages et prend définitivement l’initiative. À croire que l’écrivain s’est lassé de raconter des âneries auxquelles il ne croyait pas.
Cette histoire ne donne aucune raison à la chasse à l’écureuil ; sa viande ou plus probablement sa fourrure singulière, à moins qu’il ne s’agisse d’une distraction dont les colons étaient friands sans état d’âme. Une attitude qui serait amusante quand les chasseurs occidentaux modernes lui attribuent une espèce de culte imbécile au courage qui les rendrait plus forts et plus proches de la Terre, la lutte pour la vie, la loi de la jungle, etc. Un principe qu’ils méprisent sitôt qu’il est entouré de rites différents des leurs. Qu’ils sont pitoyables aujourd’hui ces tueurs armés de calibres à longue distance, barbares modernes habillés par un tailleur à la mode s’imaginant suivre une philosophie quand ils ne sont que des prédateurs dangereux, à l’égal des tigres devenus fous sauf que les chasseurs n’ont aucune excuse (Lire Tigres et léopards mangeurs d’hommes de Jim Corbett [1875 – 1955] dessillera peut-être quelques paupières). Rien d’amusant, donc, il faudrait ignorer les carnages organisés pour y satisfaire, lâches et dénués de valeur morale, dont on sait aujourd’hui le mal qu’ils ont fait et font à l’équilibre naturel avec un arsenal disproportionné (ne m’accusez pas de jouer la mère la morale, que nenni, l’attitude armée de gros calibre en général me répugne et puis c’est tout).
Note : pour ceux qui l’ignoraient comme moi, le « sinapisme » est un cataplasme à base de farine de moutarde, qu’on applique sur la poitrine pour dégager les bronches, un remède effectivement urticant.
L’amateur de L’Intrépide pourra lire les autres articles consacrés au magazine en se reportant à l’étiquette pertinemment légendée… « L’Intrépide ».