« Les Hommes de Fer », de Louis Latzarus, est paru dans L’Intransigeant du 16 août 1937.
Les Hommes de Fer
Nous venons d’apprendre que les savants ne seront plus obligés d’aller au Pôle pour y recueillir des observations.
Ils s’y feront remplacer par des hommes mécaniques, des « robots », comme on dit, pourvus de toutes sortes d’appareils, et qui enregistreront la température, la pression atmosphérique, la force du vent, sa direction et la profondeur de l’eau.
Trois fois par jour, ces créatures insensibles transmettront leurs renseignements à des laboratoires où des travailleurs en chair et en os, confortablement et chaudement installés, en déduiront sans peine ni souffrance ce que leur génie leur inspirera.
N’est-ce point là le triomphe de l’esprit ?
L’homme n’est-il pas devenu enfin le maître de la nature ?
Admirons-nous ! Il n’est plus besoin de héros. Il n’est plus besoin de Nansen et de Charcot.
Des automates ingénieusement construits nous exempteront de tout effort physique, nous épargneront le froid, la soif et la faim. L’antique malédiction ne pèse plus sur nous.
Mon Dieu ! s’il ne s’agissait que d’explorer le Pôle, je trouverais excellent que nous fussions dispensés de cette corvée. Car, s’il faut l’avouer, je n’ai jamais très bien compris ce que recherchent dans les espaces glacés les hardis pionniers qui s’y engagent.
Leurs aventures, dont j’aime pourtant à lire le récit, m’ont toujours semblé à peu près inutiles, et propres seulement à les satisfaire eux-mêmes par le plaisir d’une difficulté vaincue et d’un record battu.
Si donc on réussit à établir autour du Pôle un cordon d’hommes métalliques, dominant les banquises et observant toutes choses de leur œil sans regard, je me sentirai prêt à l’applaudissement.
Mais je sais bien que les « robots » ne borneront pas là leur activité déconcertante. Il y a quelques années déjà, M. André Maurois, revenant d’Amérique, nous stupéfia en nous racontant qu’à New-York c’était un automate qui surveillait la distribution des eaux de la ville.
Ce personnage effrayant obéissait au téléphone, plongeait un bras rigide dans une cuve et en révélait le niveau (1).
Je ne me flatte pas d’expliquer ce miracle mécanique. Je crois bien l’avoir autrefois compris tant bien que mal, mais rien n’est resté dans mon esprit que la fin de la démonstration : c’est à savoir qu’il est possible d’animer à distance, et par le moyen de la voix, des phénomènes d’acier qui, eux-mêmes, sont capables de répondre par deux ou trois notes.
Il me semble même qu’à ce propos on déclara que chacun de nous — avec un peu d’argent, bien entendu — pourrait se procurer un domestique du meilleur métal qui balaierait la maison et ferait cuire les aliments.
Jusqu’ici, l’invention n’a pas été appliquée, mais le principe n’en est pas insensé, et l’on peut imaginer qu’un jour viendra où l’homme vivant s’en remettra de toutes les besognes musculaires à une armée de serviteurs fondus et soudés, auxquels un appareillage électrique donnera une espèce de cerveau sommaire.
Seulement, faut-il le souhaiter ? Je ne le crois pas, parce que ces serviteurs aveugles deviendront bientôt nos maîtres. Nous périssons parmi toutes ces admirables machines que nous ne cessons d’inventer, qui ne nous donnent aucun bonheur réel et nous enlèvent toute liberté.
M. Jouhaux déclarait l’autre jour qu’il était à peu près impossible d’augmenter la production, tellement mécanisée que son rythme échappe à « la volonté de la main-d’œuvre ».
Le propos est excessif pour aujourd’hui encore, mais sera peut-être tristement vrai demain. L’humanité est en train de se couper les mains, pensant que sa cervelle lui suffira. Qu’elle craigne, plus que tout autre malheur, la révolte des « robots » ! Qu’elle craigne l’esclavage qu’ils lui imposeront !
(1) Il s’agit de : André Maurois, « Un homme mécanique veille sur la distribution des eaux, à Washington, et rend compte, par téléphone, de ses observations », in Le Journal du 17 février 1928.