Ce « Billet de la Parisienne », de Lucie Delarue-Mardrus, est paru dans Le Journal du 11 mars 1930.
Billet de la Parisienne
Chacun des siècles qui ont précédé le nôtre s’est considéré comme moderne, et l’était en effet an regard du passé. Nous autres, avec nos inventions, nos découvertes, nos audaces multipliées, et qui, chaque jour, faisons « de plus en plus fort » nous avons sans doute plus qu’aucune autre époque l’impression que nous ne nous démoderons pas, que nos trouvailles mécaniques, pratiques, que notre confort et notre rapidité ne sauraient être dépassés.
Et pourtant !
Il est amusant de se dire qu’un temps viendra fatalement où nous serons pour nos successeurs ce que sont pour nous le Moyen âge ou le siècle de Louis XIV ou la période des crinolines et des diligences.
Nous nous croyons très différents de ces époques qui nous semblent si naïves et si pittoresques. Cependant nous leur donnons la main beaucoup plus étroitement qu’il n’y paraît.
Avouerai-je que j’ai longuement médité là-dessus, l’autre jour, en découvrant, tandis qu’un embouteillage m’en laissait le long loisir, que le képi de nos sergents de ville portait, toute petite réduction, le blason de la Ville de Paris ?
Un blason, tout comme sur le pourpoint des jeunes pages médiévaux ? Cette découverte m’a fait me rendre compte du reste. Car, somme toute, assise dans mon taxi, n’étais-je pas tout simplement en carrosse ? Les chevaux avaient disparu, c’est vrai, mais le principe était exactement le même. Quatre roues, un siège où se prélasser, des glaces qui séparent de la foule, un salon exigu dans lequel on se fait traîner…
La lumière des rues était électrique, soit ; mais j’en voyais le foyer comme mes ancêtres voyaient celui des torches, puis des flambeaux, puis des lanternes de corne, puis des réverbères d’abord à huile, ensuite à gaz… Et puis quoi ?… Je faisais encore partie de l’an mil, après tout, additionné, c’est vrai, de neuf siècles, mais qu’est-ce que cela, tant que le 1 initial n’est pas encore devenu le 2 qui suivra ?
Ah ! quand, sur le taximètre du temps, ce numéro-là changera, ce sera peut-être vraiment autre chose ! En l’an 2030, des rêveurs, des poètes soupireront en songeant à nous : « Que j’aurais voulu vivre à cette époque ! »
Ils nous évoqueront avec nostalgie, nous serons devant eux une belle image du passé. Ils organiseront des bals costumés, des reconstitutions, ils riront de songer que nous pouvions vivre avec ces lumières dans l’œil, nous faire traîner sur ces quatre roues, avoir dans nos rues ces hommes ornés d’un petit blason sur leur couvre-chef.
Puis, tristes, ils reprendront leur vol à travers une nuit pareille au jour, vertigineux, avec une hélice quelque part.
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Pour en savoir plus sur Lucie Delarue-Mardrus : visitez le site de l’Association des Amis de Lucie Delarue-Mardrus.
Photographie : Lucie Delarue-Mardrus assise chez elle, un livre entre les mains, mars 1909, par Paul Marsan (dit Dornac). Source : Bibliothèques spécialisées de la Ville de Paris.
Une bien jolie nostalgie du futur. Merci, Fabrice.