« Drame de la préhistoire », de Lucien Brives, est paru dans L’Intransigeant du 13 octobre 1925.
Drame de la préhistoire
Un ciel immense, plein de menaces d’orage ; des lagunes mornes à l’infini ; au loin, la ligne ardoisée de la mer.
Une torpeur d’attente s’appesantit sur de profondes roselières dont s’exhale une lourde buée. La chaleur est déjà terrible et le soleil gravit lente-brumes.
Quelque chose, à l’horizon, s’érige. Cela est grotesque et monstrueux. Campé sur deux énormes pattes massives, cela profile, dans la lumière mate, un cou interminable d’où pendent de flasques fanons alourdis de cornes.
Une queue énorme, hérissée de puissantes dentelures, sert de point d’appui à cette inquiétante chimère dont la carcasse piriforme couche les fougères arborescentes qu’elle écrase.
Le monstre pointe une tête de lézard dans la direction de la haute met, et son regard sans couleur n’a pas un battement. Il interroge l’étendue. Par instant, son cou esquisse une vaste ondulation puis reprend son immobilité de pierre et cela est effrayant comme si, subitement, on voyait le tronc d’un chêne se ployer à la manière d’un serpent.
Au loin, scintille la mer brûlante. Aucune voile ne la profane, aucune fumée ne la souille. Elle est vierge, dans sa robe d’aigue-marine, et son immensité confine à celle du ciel. Elle est déjà ancienne comme les millénaires, mais elle est le creuset d’où vont émerger les continents et les races. C’est une déesse pure et farouche, parfumée de brises irrespirées, vastes, profondes, vivantes, créatrices…
Des signes d’inquiétude agitent la pesante bête.
Elle veille, avec sollicitude inquiète, sur des chose blanchâtres et molles qui s’arrondissent entre ses pattes postérieures. Des œufs ! Ils ont l’aire d’outres à demi pleines. L’un d’eux est crevé, et son suc vital se répand.
C’est décidément de l’océan que doit venir le danger qui inquiète cette mère. Avec des gestes maladroits et insolites, elle tente de pousser les précieuses choses, de les mettre un peu en sûreté, mais son impuissance est infinie, et elle reste là, à tourner douloureusement autour.
Un frisson la secoue, et ses écailles, dans une trémulation nerveuse, s’entrechoquent avec un bruit caverneux. Dressée de toute sa hauteur sur le ciel d’Apocalypse, elle brame sa détresse, et rien ne répond à ce râle, si ce n’est le roulement sauvage de la mer.
Alors, pesamment, à longues enjambées que l’on dirait enjuponnées de bouffantes culottes de chair, la pondeuse se dirige vers la ligne grondante. Son instinct l’avertit que l’ennemi viendra de là, que le grand reptile marin sortira des vagues à l’heure où montera la marée, qu’il faudra opposer, à sa carène armée de dards, la nudité d’une chair vulnérable.
Un hérissement de colère la fait se gonfler, terrible. Là-bas, voici la bête tant redoutée que vient de vomir le flot. Son dos vaste miroite au soleil, et fume. On dirait un serpent qui porterait en son milieu une carapace ovoïde comme une coque de navire. Elle doit être vieille de plusieurs siècles, car une toison de grande algues brunes foisonne sur son dos rocailleux.
De ses lentes pattes rameuses, elle courbe les cicadés qui éclatent, elle traverse les lacs aux profondeurs boueuses ; elle va droit devant elle, dardant ses prunelles prismatiques, levant haut sa tête plate. Une odeur de vases marines l’escorte ; elle sent le gouffre ; son aspect est repoussant et redoutable. Courageusement, la pondeuse se ramasse sur elle-même, et, s’appuyant de tout son poids sur sa forte queue, elle lance en avant ses pattes tridactyles qui infligent un soufflet massif au reptile. Celui-ci, tout d’abord, recule. Un sifflement sort de ses naseaux, et, dressé subitement, haut comme un clocher, il s’effondre sur son adversaire.
Un combat s’engage alors, inouï, vertigineux ; les deux bêtes s’entre-heurtent, des coups résonnent dans leurs flancs comme un tonnerre lointain. Leurs mâchoires se referment sur le vide, avec des claquements sanguinaires ; et des lambeaux de chair, mêlés à de l’écume rougie, pleuvent sur la terre foulée qui tremble sourdement sous les énormes masses forcenées. L’orage qui menaçait éclate, et c’est, auréolés d’éclairs et luisant sous l’averse diluvienne qui crépite sur leur cuirasse, que les deux titans noués l’un à l’autre ou debout, face à face, poursuivent leur duel à mort.
Des heures sont passées et le combat s’éternise. La voix de la mer s’est faite lointaine, et le reptile marin, épuisé et blessé, sent qu’il a besoin de l’eau rafraîchissante du large. La pesanteur de sa carcasse l’étouffe, il se fatigue sur la terre, car il n’a pas été conçu pour elle.
Après un terrible coup de gueule, qui marque de profondes meurtrissures le cou de la pondeuse harassée, il se détourne lentement d’elle, et cahotant, cahotant, à travers les fondrières boueuses et les lagunes, il regagne le littoral et se lance à la poursuite de la mer.
La pauvre blessée retourne à ses œufs. Dans son inconscience de bête rudimentaire, elle ne s’aperçoit pas que son sang ruisselle et qu’un des ses poumons est crevé. Elle ne sent pas non plus que son cœur paresseux de triton s’alentit encore davantage et qu’un voile descend sur ses yeux d’eau morte.
Tragiquement dressée sur le ciel, où le soleil s’enfonce en un chaos prodigieux d’or et de soufre, elle demeure figée, pauvre grande chose ingénue et sacrifiée, près de la bauge où reposent ses chers œufs, destinés à périr comme elle.
Elle guette, sentinelle formidable et déchirée, jusqu’à ce que, terrassée par la mort injuste, elle s’affale près de ses œufs chéris qu’elle protégera encore de son cadavre.
Et cela se passe des siècles et des siècles avant l’apparition de la race humaine, des siècles et des siècles avant le sacrifice de la première mère.