Lytton Strachey, Ermyntrude and Esmeralda, illustré par Erté – Stein & Day (1969)

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« Ermyntrude and Esmeralda: A Naughty Novella by Lytton Strachey », indique une somptueuse jaquette où le sobre noir et blanc est contredit par une profusion de volutes florales en arabesques. Un court roman polisson ? Pourtant les deux prénoms féminins, peu portés, un peu ridicules, laissent présager deux vieilles filles guindées du grand monde. Le dessin de la jaquette évoque cette élégance tout en y ajoutant un soupçon de décadence : il reprend un motif d’Aubrey Beardsley, prodigieux astiste mais aussi scandaleux illustrateur de la Salomé d’Oscar Wilde ou de la Lysistrata d’Aristophane.

De fait, cette œuvre écrite en mars 1913 n’est parue pour la première fois qu’en 1969 – prépubliée dans Playboy, avec ça ! – au Royaume-Uni chez Anthony Blond, avec une couverture d’Erté absente ailleurs, et aux États-Unis dans la présente édition. Trop sulfureuse et moqueuse pour être proposée à un éditeur, elle était destinée à n’être lue que dans un cercle restreint, et partagée entre amis intimes. Une situation assez comparable à celle des récits homosexuels d’E. M. Forster, comme le roman Maurice, écrit à la même époque en 1913-1914, paru seulement en 1971, un an après sa mort, et deux ans après Ermyntrude et Esmeralda, qui préfigure de peu la révélation de ces œuvres longtemps maudites.

Ce court roman par lettres a pour personnages principaux deux correspondantes de dix-sept ans, deux Anglaises de la bonne société, élevée dans une parfaite ignorance des choses de l’amour, mais que leur âge rend bouillonnantes et avides d’en savoir plus sur le sujet.

Leur échange de lettres montre à la fois une volonté bien arrêtée et un esprit très enfantin, qui les amène à désigner le sexe féminin et le sexe masculin sous les métaphores respectives du minet et du toutou. Leur naïveté et leur méconnaissance totale du sujet sont compensées par leur curiosité insatiable et leur débrouillardise. Elles ne reculent devant aucun expédient pour découvrir la vérité et lever le voile sur ces secrets.

Ainsi, en espionnant son frère Godfrey, Esmeralda découvre qu’il entretient une liaison avec son précepteur, Mr Mapleton. Quand leur père les surprend dans le même lit, la jeune fille est bien en peine de comprendre quel est leur crime : en est-ce un d’être amoureux ? Strachey fait de l’ignorance de ses personnages une force, en lui donnant pour corollaire une absence de préjugés rafraîchissante, à même de voir sans les lorgnons de la morale conventionnelle de l’époque la pureté des sentiments et la force du désir. Dans sa préface à Victoriens éminents, ne fait-il pas de l’ignorance « la première condition requise de l’historien » ? En savoir trop empêche d’atteindre une vérité claire en enfouissant l’esprit sous trop d’informations, parfois erronées.

De son côté, Ermyntrude ne laisse pas de marbre le nouveau laquais, Henry. Elle-même n’est pas insensible au beau jeune homme, et ne peut que constater d’irrésistibles réactions physiologiques lorsqu’elle est en sa présence. Cet épisode n’est pas sans rappeler Les Liaisons dangereuses ou certains récits du marquis de Sade : telle une innocente Cécile de Volanges, Ermyntrude est si ingénue qu’elle est partie pour multiplier les expériences sans penser à mal.

Comme de juste, le récit est désopilant, et derrière la candeur outrée de ses adolescentes, plus fin qu’il n’y paraît dans sa critique des convenances de l’époque. Par on ne sait quel hasard, le roman est accompagné d’illustrations dues à Erté (Romain de Tirtoff, 1892-1990) dessinateur de mode des années folles célèbre pour son trait raffiné, dont ces images donnent un bel aperçu. Elles parviennent à être fidèles au texte, en jouant sur un symbolisme sexuel assez simple, avec une grande sobriété dans les couleurs et la mise en page. Le trait fluide se montre cependant plus classique que sensuel, apportant là encore de l’élégance à un récit plutôt leste.

Figure du cercle de Bloomsbury, grand ami de Virginia Woolf ou encore de John Maynard Keynes, Giles Lytton Strachey (1880-1932) reste un auteur peu connu de ce côté-ci de la Manche. Si au Royaume-Uni ses essais biographiques démystificateurs, Victoriens éminents ou Élisabeth et le comte d’Essex, font partie des classiques, en France on garde vaguement de lui le souvenir d’un ami de Gide admirateur de Voltaire. C’est en allant voir le film que Christopher Hampton a consacré à sa relation aussi forte que platonique avec l’artiste peintre Dora Carrington en 1995 que j’ai découvert cette personnalité singulière.

Ermyntrude et Esmeralda est dédié au peintre Henry Lamb, dont il était amoureux, et qui avait fait de lui un portrait frappant, où Strachey apparaît avachi et clignant des yeux comme un hibou – des contemporains crurent que le peintre avait caricaturé l’homme de lettres avant d’admettre en rencontrant ce dernier qu’il correspondait bien à son portrait…

À un moment du roman, Esmeralda, qui a un faible pour le Doyen, comprend par déduction que ce dernier, qui souhaite l’épouser, a eu dans sa jeunesse une aventure avec son père. Ceci met fin à l’attirance qu’elle avait pour le Doyen. Étrangement, cette scène rappelle un imbroglio amoureux maintenant connu dans l’histoire du groupe de Bloomsbury. Cinq ans après que Lytton Strachey a écrit cette pochade, Vanessa Bell donnait le jour à Angelica, qu’elle a eue de sa liaison avec le peintre bisexuel Duncan Grant (qui était aussi d’ailleurs sorti avec Lytton Strachey, ainsi qu’avec Keynes, du reste, et avec bien d’autres, s’il faut tout dire). À la naissance d’Angelica, David Garnett, l’amant de Duncan Grant (oui, lui aussi), écrit à Strachey : « Je pense à l’épouser ; quand elle aura vingt ans, j’en aurai quarante-six – est-ce que ce sera scandaleux ? »

À l’âge de vingt ans, Angelica Bell s’éprend de David Garnett et l’épouse six ans plus tard – tout à fait ignorante qu’il avait été l’amant de son père. Elle ne le découvrira que bien après, et je vous laisse chercher sur internet les nombreux détails que j’ai passés sous silence sur toute cette histoire. S’il n’est pas étonnant que Michael Holroyd, le grand biographe de Lytton Strachey, n’en dise mot dans sa préface à Ermyntrude et Esmeralda en 1969, il est plus étrange qu’il ne fasse pas le rapprochement dans son Lytton Strachey: The New Biography de 2015.

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