Marc Saunier – Le Fils du scaphandrier (1904)

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« Le Fils du scaphandrier », de Marc Saunier, fut publié dans Mon Journal n° 22 du 27 février 1904. Les illustrations sont de Georges Dutriac.

Le Fils du scaphandrier

homas Ferréol était scaphandrier. Il habitait, avec son fils Pierre, une maisonnette située sur la grève d’une des îles d’Hyères. Sa femme était morte, il y avait deux ans, d’un chaud et froid pris en allant laver son linge.

Pierre était un grand garçon de quinze ans, fort déluré. Il passait ses journées à pêcher en compagnie de son père. Il l’accompagnait aussi, lorsque celui-ci, quand un navire avait sombré, vêtait son scaphandre et descendait au fond de la mer pour repêcher les épaves, surveillé par un camarade. Descentes périlleuses qui demandent une longue pratique !

Thomas revint un jour tout songeur d’une de ces descentes sous-marines. Il ne parla pas de la soirée, et, assis près de la vaste cheminée où cuisait la soupe aux poissons, il parut abîmé dans de profondes rêveries.

« Père, qu’as-tu ? questionna Pierre.

— Rien !… Petit, demain tu prépareras mon scaphandre : j’ai une idée… si elle réussit nous serons riches… »

Il partit en effet de bon matin, et il en fut de même des jours suivants, pendant une semaine. Chaque fois qu’il revenait à la maison, vers le soir, brisé par la fatigue, son visage était de plus en plus sombre. Pierre inquiet se mit à l’épier. Il remarqua alors que souvent il causait à lui-même tout haut dans le silence de la chaumière, prononçant des paroles vagues…

« Mais qu’a donc papa ? » se demandait-il intrigué.

Une nuit qu’il ne dormait pas, blotti dans sa couchette au matelas de varech, il crut entendre ces mots :

« Oui ! c’est une fortune… Près de la roche aiguë… tout contre, un grand navire échoué… Il y a de l’or dedans, des sacs d’or… j’en suis sûr… Mais comment y arriver ?… Ah ! oui, se laisser glisser le long de la roche au nord… puis c’est à droite… Ah ! il le faut ! il le faut !… »

Le lendemain, à l’aurore, Thomas fut debout, plus nerveux et plus fiévreux que de coutume.

« Petit !… dit-il à Pierre en le réveillant, lève-toi !… Écoute, je tente aujourd’hui une descente des plus dangereuses au fond de la mer… Cela sera très pénible… Si j’en reviens nous serons riches ; sinon, tu feras porter mon corps à côté de celui de ta pauvre mère…

— Oh ! papa, tu veux rire !…

— Non, mon Pierrot !… je joue ma vie aujourd’hui ! »

Et serrant son fils dans ses bras, il le baisa longuement au front, des larmes dans les yeux.

Pierre, l’âme grosse d’inquiétude, ne put pêcher de tout le jour et erra sur la plage. Il pensait à son père, et cela lui donnait envie de pleurer.

« Hé ! le petiot à Thomas ! qu’y a-t-il donc ? lui cria un pêcheur en le voyant ainsi marcher, la tête basse.

— Rien, père Mathieu !… Mais savez-vous par hasard ce qu’il y a au pied de la roche aiguë ?…

— Ah !… murmura le vieux matelot avec un geste vague, en retirant sa pipe de ses dents… on dit beaucoup de choses ; on dit qu’il y a une centaine d’années, un grand navire chargé d’or, la Sainte-Eugénie, a sombré là… On a essayé de le repêcher… mais en vain, car il faudrait plonger tout contre la roche : c’est profond ! et personne n’ose s’y risquer. »

Le visage de Pierre s’éclaira d’un sourire. Il comprenait maintenant le plan de son père : il voulait trouver la carcasse de la Sainte-Eugénie, la fouiller et en extraire l’argent qu’elle contenait…

« Mais, vois-tu, petit gars, poursuivit Mathieu en lançant en l’air une large bouffée de fumée bleue, cette roche aiguë, c’est une vilaine pierre… qui s’y frotte s’y pique !… »

La nuit tombait et tout, peu à peu, se vêtait d’ombre, lorsque Pierre vit arriver Thomas. Quatre hommes le portaient sur une civière…

« Mort !… s’écria-t-il suffoqué !

— Non !… il en reviendra, j’espère, dit un des hommes.

— Mais aussi quelle idée de vouloir plonger près de la roche aiguë ! » ajouta un autre.

On l’étendit sur le lit, et un médecin mandé en hâte le fit revenir à lui.

« Beaucoup de soins, une bonne nourriture et un repos de plusieurs mois, » dit-il en s’en allant.

Pierre resta seul avec le malade… Celui-ci rêvait, les yeux ouverts… Par instants, un sourire de joie plissait ses lèvres bleuies, sa prunelle brillait étrangement et il murmurait :

« Je sais où il est… je l’ai vu… »

Il s’endormit enfin. Pierre le contemplait, heureux… Mais, soudain, les paroles du docteur lui revinrent à la mémoire et changèrent en tristesse tout son bonheur.

De l’argent ! Il n’en avait pas !… mais pas du tout… Dix francs en petites pièces dans une vieille bourse de cuir. C’étaient là toutes leurs économies, car ils vivaient au jour le jour avec le poisson pêché… Et il fallait de l’argent, beaucoup d’argent pour le repos de son pauvre père…

Tout à coup une idée traversa son esprit… Pourquoi, lui aussi, n’irait-il pas à la recherche de la Sainte-Eugénie ?… Il était fort, vaillant, et Thomas l’avait déjà habitué à descendre sous mer… Oui ! il irait, reviendrait très riche, et c’était la vie de son père assurée pour toujours…

Alors, un peu pâle, mais résolu, il se leva, embrassa le malade assoupi, puis sortit. La nuit était belle… Il alla réveiller Jean, un de ses amis qui habitait une chaumière voisine, et Georges son cousin, dont le père était gardien du phare.

« Que nous veux-tu ?

— Venez! Vous le saurez bientôt ! »

Arrivés à la barque de Thomas, Pierre la détacha, et Jean, qui avait l’habitude de la mer, prit le gouvernail.

« Tout droit sur la roche aiguë !…

— Tu es fou !

— Non ! tu verras. »

La barque dans laquelle ils voguaient était installée spécialement en vue de descentes sous-marines.

« Mes amis, dit Pierre, voilà ce que j’ai résolu : mon père, vous le savez, est très malade. Pour le soigner, il me faut de l’argent : je n’en ai pas !… Je vais en chercher au fond de la mer !…

— Oh !… s’exclamèrent-ils tous les deux !

— Oui ! au bas de la roche aiguë il y a de l’or !

— Tu n’y penses pas !… c’est très profond !…

— Je le sais ! c’est la mort ou la richesse !… »

Tous trois se turent, pénétrés d’une peur vague. La barque allait lentement. Soudain une masse noire surgit devant eux.

« Nous y voilà ! » dit Georges en jetant l’ancre.

Jean aida Pierre à mettre le scaphandre. Il le chaussa ensuite de bottes aux semelles de plomb et ajusta sur une pèlerine métallique un casque en cuivre rouge. Georges lui attacha à la ceinture la corde de sûreté, vissa le tube acoustique et les tuyaux à air…

« Adieu ! » fit Pierre.

Puis, saisissant la corde à nœuds, attachée solidement à la barque, il se laissa glisser.
La descente commença lente, très lente, car il ne fallait pas aller plus vite que deux mètres par minute. À mesure qu’il enfonçait, Pierre entendait tinter à ses oreilles comme des grelots sonores… Une fraîcheur subite le pénétra, et il un frisson. Accablé, il s’arrêta un instant.

« Allons, murmura-t-il, du courage ! »

Il poursuivit sa descente. Maintenant les bourdonnements s’étaient tus et le silence effrayant de la mer l’enveloppait d’un suaire.

Mais il n’avait pas peur. Le souvenir de son père lui mettait dans l’âme du courage…

Il descendait toujours et sa respiration devenait plus haletante. L’étreinte de la mer était plus rude, plus étroite, et le broyait.

En avant !… Et il aspirait avec force l’air que Georges lui envoyait avec la pompe. Ces bouffées d’air, il les attendait avec impatience, les savourait délicieusement.

Enfin il toucha le fond…

Il s’arrêta un instant pour respirer. Un immense champ d’herbes sous-marines l’entourait.
Pierre s’avança résolument parmi ces plantes.

Les écailles bleues, or, argent, vertes des poissons scintillaient sous les rayons lumineux de la lanterne, avec des reflets de toutes nuances.

Il allait… mais rien ne se dressait devant lui ! Aucune masse sombre n’indiquait un bateau ! La mer semblait vide. Alors l’angoisse lui étreignit la gorge… Il eut envie de crier, puis un grand tremblement le saisit ! S’était-il trompé ?

Soudain, comme il se retournait brusquement, il lui sembla voir se silhouetter bien loin une vague forme de navire avec de grands mâts.

En effet, la Sainte-Eugénie gisait là couchée sur le sable.

Il escalada la coque… La peur l’avait quitté.

Il arriva sur le pont, puis à l’escalier menant aux cabines. Mais comme il venait de poser le pied sur la première marche, il se sentit happé, renversé, enlacé par les bras gigantesques d’une pieuvre et ne put retenir un grand cri… Cependant il ne perdit pas son sang-froid. De son bras droit resté libre, il saisit un poignard à sa ceinture et frappa… La lutte s’engagea effrayante. L’animal se tordait, et ses longs bras coupés tombaient et s’enfuyaient en se tortillant, comme doués d’une vie propre… Enfin la pieuvre, atteinte à la tête, vaincue, se retira.

Tout tremblant, prêt à défaillir, Pierre descendit… Des poissons le frôlaient, puis disparaissaient apeurés. Il arriva dans une large pièce. Là il sentit sa face devenir toute rouge, puis pâle, très pâle. Devant lui, dans la lumière de sa lanterne, brillait quelque chose de jaune. Il se baissa, palpa : c’était de l’or…

Cela ruisselait d’un sac éventré comme un fleuve jaune.

À côté, les uns sur les autres, se dressaient d’autres sacs.

Pierre essaya de les soulever. Ils étaient trop lourds. Il en aperçut un plus petit. Il le prit, l’attacha à sa ceinture et remonta.

Mais comme il arrivait sur le pont, il se sentit faiblir.

« Je suis perdu ! » soupira-t-il, et s’affaissant à terre, il s’évanouit.

…Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit deux têtes penchées sur la sienne. Il n’avait plus son casque. Alors, aspirant avec force une large lampée d’air, il se redressa.

« Tu nous as fait bien peur ! dit Georges.

— Et nous avons cru ne jamais pouvoir te remonter, ajouta Jean.

— Mon sac ! murmura-t-il.

— Ton maudit sac !… le voilà !… Il est affreusement lourd ! »

Pierre, d’une main tremblante, l’ouvrit… À la lueur des étoiles scintillèrent des pièces d’or.

« Enfin ! » s’écria-t-il radieux.

Le jour se levait, le ciel était rose, et tout chantait dans l’île lorsque Pierre y aborda.

Dans la chaumière, Thomas dormait. Le bruit que fit son fils en ouvrant la porte, et la bouffée d’air frais qui pénétra avec lui, lui fouettant la face, le réveillèrent. Voyant son Pierrot aimé, il lui sourit.

Mais celui-ci, tout rouge, dénouant le sac et faisant couler à terre un fleuve d’or, s’écria : « Tiens, père ! le voilà, le trésor de la Sainte-Eugénie. »

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