« À propos du Centenaire de Jules Verne », de Marcel Besson, est paru dans La Vie latine n° 32, de mars-avril 1928.
À propos du Centenaire de Jules Verne
La manière dont est salué le centenaire d’un écrivain, romancier, poète ou auteur dramatique, est souvent fort intéressante car elle s’accompagne toujours d’une nouvelle mise en jugement de ses œuvres ; elle est l’occasion d’une étude critique dont l’intérêt réside en ceci qu’on dispose d’un certain recul dans le temps pour en apprécier l’ensemble.
C’est souvent à la faveur d’un centenaire qu’on a pu corriger un jugement trop sévère ou même la méconnaissance totale de l’œuvre d’un écrivain resté incompris par son époque, le plus souvent pour avoir été trop en avance sur elle.
D’autres fois, au contraire, on ne peut que constater l’oubli plus ou moins grand dans lequel est tombé un auteur qui put parfois bénéficier de son vivant, de grands succès et même d’une certaine gloire, mais dont les œuvres, empruntant trop à l’esprit ou à la tendance artistique d’une époque, sont sans valeur profonde et n’ont qu’une valeur d’actualité qui ne peut subsister.
Il est particulièrement intéressant, à ce sujet, de voir la manière dont fut célébré le centenaire de Jules Verne.
Il ne saurait être question, évidemment, d’étudier son œuvre du point de vue littéraire. Mais l’épreuve pouvait être singulièrement sévère, pour un écrivain d’imagination qui s’est livré dans le domaine des applications scientifiques, aux prévisions les plus étonnantes.
Dans le très juste hommage qui a été rendu, à cette occasion, à l’écrivain, j’ai cependant le sentiment qu’une injustice est commise à l’égard de cet autre très grand anticipateur, que fut le dessinateur Robida. Les dessins de Robida témoignent, eux aussi, d’une extraordinaire imagination, d’une verve puissante dans l’invention. Il y aurait une bien curieuse étude à faire sur les deux modes parallèles d’expression, l’un par la parole, l’autre par l’image, des deux esprits d’imagination anticipatrice, que furent Jules Verne et Robida. Et quelle action chacun d’eux pût-il avoir sur l’autre ? Il est certain, en tous cas, que ces deux prophètes eurent une influence considérable sur les jeunes cerveaux, et j’ai la conviction que le dessin de Robida a pu frapper les imaginations plus directement que le texte de Jules Verne.
Quoi qu’il en soit, ce centenaire fut l’occasion d’une certaine réhabilitation pour Jules Verne ; il avait eu, de son vivant, un énorme succès parmi les jeunes lecteurs, mais ses contemporains adultes le tournaient en dérision et jugeaient ses anticipations parfaitement invraisemblables. Et ils auraient certainement crié à l’extravagance, si Jules Verne avait écrit, par exemple, dans ses « Vingt mille lieux sous les mers », que le fameux Nautilus recelait dans ses flancs, une machine volante, grâce à laquelle quelques minutes après être remonté à la surface, le Capitaine Nemo pouvait se promener dans les airs à quelque trois mille mètres d’altitude.
Ce sont cependant là, aujourd’hui, de simples réalités. Lorsque, il y a quelques années, la Marine française me demanda d’étudier un hydravion, qui pût être démonté et replié sous un volume assez faible, pour être mis à bord d’un sous-marin, je fus tout de suite séduit par l’originalité du problème et m’attachai à le résoudre.
Je dois avouer que, pour passer de l’étude à la réalisation, un patient travail s’impose ; sans vouloir, d’aucune façon, effleurer ici les questions techniques que soulevait le problème, on comprendra, par exemple, qu’il était nécessaire, pour réduire le volume au minimum, d’avoir une surface portante aussi petite que possible et, par conséquent, d’un rendement spécialement élevé : cela exigea des études aérodynamiques particulières qui aboutirent à l’adoption d’un profil complètement nouveau, dont les deux faces sont bombées, au lieu d’avoir une partie creuse comme les profils imitant l’aile des oiseaux. Il fallait, d’autre part, que l’appareil tout en étant rapidement démontable, fût assez robuste ; ainsi se posaient d’autres problèmes d’ordre constructif qui ont pu être assez heureusement résolus : le récent tour du monde de l’un de ces appareils à bord d’un croiseur de la Marine française l’a suffisamment démontré.
On peut donc dire que toutes les visions de Jules Verne ont été, non pas seulement atteintes, mais même dépassées largement, et l’on peut, sans ambition démesurée, prévoir une marche plus avant dans l’avenir.
C’est ainsi que d’ici peu d’année, se trouvera pratiquement résolu cet autre magnifique problème, que n’avait même pas soupçonné Jules Verne, la Télévision.
La télévision sans fil est appelée à modifier bien des aspects de la vie et malheureusement aussi de la guerre. S’imagine-t-on ce que pourrait être un sous-marin ; actuellement arme terrible, mais presque aveugle, lorsqu’il pourra se tenir en liaison constante avec son hydravion, sans que celui-ci ait besoin, comme maintenant, de prendre des photographies, puis de rejoindre son bâtiment et de faire les travaux nécessaires. La liaison sera alors instantanée : aussi quel être singulier, à la fois souple et redoutable, constituera cet ensemble du sous-marin et de son auxiliaire : l’hydravion étant l’œil, la rétine qui se promène à quelques milliers de mètres de hauteur et à des centaines de kilomètres du cerveau et du corps qui est le sous-marin.
Jules Verne et Robida, ces grands anticipateurs, s’ils revenaient sur terre dans quelques années, s’y trouveraient aussi désorientés, aussi arriérés que l’homme des cavernes.