Marcel Roland – Le Spectre de Newton (1927)

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« Le Spectre de Newton », de Marcel Roland, fut publié dans La Liberté du 21 mars 1927.

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Le Spectre de Newton

Un homme extrêmement grave m’a pris l’autre jour par un bouton de mon pardessus.

— Je viens de lire, me dit-il, une nouvelle des plus alarmantes. C’est un journal français qui s’en fait l’écho… un journal financier. Une feuille allemande, qui s’appelle quelque chose comme la Pfaelzische Freie Presse publiait récemment un article où, textuellement, on révélait ceci :

L’armée d’outre-Rhin possède dès maintenant, grâce aux travaux poursuivis par de nombreux techniciens, des armes empruntées au domaine scientifique le plus nouveau… Il s’agit de ces rayons… dont vous avez entendu parler comme moi, de ces rayons redoutables qu’on ne voit pas, qui tuent, mettent le feu, ou font éclater les explosifs à distance…

Vous vous souvenez qu’un ingénieur anglais. M. Grindell Matthews, annonça en 1924 qu’il arrivait dans cet ordre de recherches à des résultats irréfutables : il foudroyait des souris à distance en appuyant sur un bouton. De là à foudroyer un homme, plusieurs hommes, un régiment, une armée… il n’y a qu’une question de proportions (1).

Et vous vous rappelez sans doute aussi que, vers l’année 1913, un autre ingénieur — Italien, celui-là, nommé Ulivi, fit dans le port de Bizerte, d’accord avec nos autorités militaires, des essais du même genre, qu’on déclara couronnés de succès. Aujourd’hui, ce sont les savants d’Allemagne qui se font forts, à l’aide de rayons électromécaniques, d’arrêter de loin les moteurs des voitures, des tanks ou des avions, et par d’autres rayons qu’ils appellent provisoirement Ultrastrahlen (rayons ultra) de provoquer, à des kilomètre, l’explosion des munitions et des dépôts de poudre.

Quand on sait ce que je sais et ce que vous savez, avouez qu’il y a là de quoi se montrer fort inquiet !

— Et que savons-nous ? fis-je. Que la lumière qui nous éclaire est formée de vibrations. Que la gloire revient à Newton d’avoir le premier démontré, au moyen du prisme, que ce beau jour blanc dont nous sommes baignés se décompose en plusieurs couleurs. Que ces couleurs elles-mêmes ne sont des couleurs pour nous que parce qu’elles représentent des vibrations différentes qui agissent différemment sur les cellules de notre œil. C’est Malebranche, chez qui le philosophe a trop fait oublier le physicien, qui soupçonna cette relation, désormais consacrée, entre la couleur et la vibration. Newton avait disloqué le faisceau lumineux. Malebranche apprit aux peintres qu’ils peignaient avec du mouvement.

Mais l’arc-en-ciel ne pouvait pas suffire au XIXe siècle.

L’invention de la photographie prouva l’existence de quelque chose au delà de ce vieux violet qui servait à teindre les robes d’évêques, et que le monde admirait depuis toujours sur le visage de la plus modeste des fleurs. L’ultra-violet était découvert.

Puis, de l’autre côté, du côté du rouge, de ce rouge que Rubens avait cru définitif parce qui en avivait les robustes carnations de ses Flamandes, voici que des savants fureteurs décelaient une interminable série de rayons invisibles. Et ce fut l’infra-rouge. Dès lors, la lumière qui est perceptible à nos yeux de chair n’offrit plus aucun intérêt.

Où serait la raison de la science si ce n’était pour voir ce que nous ne devons pas voir, pour toucher ce que nous ne devons pas toucher, pour sentir ce que nous ne devons pas sentir ? Au diable l’arc-en-ciel : il se voit !

Dans la partie invisible du spectre déployé par le prime de Newton, à la bonne heure ! les appareils des laboratoires révélèrent dos milliers de vibrations diverses, que nos sens grossiers ne savent pas encore apprécier.

Du côté de l’ultra-violet, des rayons rapides, actifs, pénétrants, « durs », à action chimique, qui taraudent la matière et finissent par la traverser : rayons X de l’ampoule cathodique, rayons gamma du radium. Dans l’infra-rouge, des rayons moins pénétrants, mais plus longs, d’une portée plus étendue, à action thermique : ceux de l’électricité, avec sa gamme de fréquences (fréquence lumineuse, musicale) ; ceux de Hertz.

Tous ces rayons franchissent l’espace, en principe, avec une vitesse identique, celle de la lumière : 300000 kilomètres par seconde. Ils ne diffèrent entre eux que par leur longueur d’onde, car, au fond, tout est lumière, comme tout est musique, comme tout est force, et réciproquement.

Longueur d’onde, vocable familier aux amateurs de T.S.F… Mais combien qui s’entendent à capter le rayon qui passe, savent exactement ce qu’est une longueur d’onde ? Le déchaînement atomique qui constitue la radiation se propage à la façon de certaines chenilles. Elles tirent derrière elles leur moitié postérieure, font le gros dos, puis allongent en avant la partie antérieure de leur corps, pour recommencer la manœuvre. D’où une série d’ondulations. Ainsi des corpuscules. Leurs ondulations sont des périodes. Plus ils exécutent de périodes dans un temps donné, plus leur fréquence est grande et plus leurs ondes sont courtes et pénétrantes. Plus leurs périodes sont espacées dans le même temps, plus leur fréquence est petite et plus grande leur longueur d’onde.

Le gamma du radium, dont la période se compte par millièmes de millièmes de millimètre (millimicrons) est pour les tissus vivants qu’il frappe une vraie mitrailleuse, alors que l’onde hertzienne, qu’on mesure au mètre et même au kilomètres, apporte à nos oreilles sur sa houle tranquille, les voix et les chansons de tout l’univers.

Dans cette forêt vierge, à peine explorée, où les physiciens s’aventurent un peu plus chaque jour, avec cette rage de s’annexer de l’inutile, qui caractérise le savant et l’enfant, faut-il redouter le nouveau Prométhée qui capturera une foudre invisible et malfaisante ? Faut-il croire à Ulivi ? À Grindell Matthews ? À ce « fluide inconnu » dont parle Henri Allorge dans ses si curieux Poèmes scientifiques :

Plus subtil et plus tort que l’électricité,
Un fluide pour qui nul espace n’existe,
Qui nous rendrait plus grands que l’Hermès Trismégiste,
Et mettrait sous nos doigts tout l’univers dompté ?

Faut-il craindre les Ultrastrahlen de la Reichswehr ? Je n’ai pas attendu que des alarmes me fussent confiées pour aller poser ces questions aux hommes du métier, aux équilibristes de l’énergie, aux jongleurs d’atomes (2).

C’est là-bas, près du Muséum, dans cette vaste annexe de la Sorbonne, qui est le séminaire obligatoire où passent les savants de tous grades, qu’ils se destinent à l’enseignement, à la médecine ou à l’amateurisme. Le P.C.N., ruche bourdonnante d’élèves en blouse blanche.

C’est là que je suis allé. Et la réponse de trois physiciens fut à peu près pareille : on travaille, on cherche, on trouvera sans nul doute. Mais, à l’heure actuelle, il ne semble pas que les radiations, telles qu’on les connaît, puissent servir, pratiquement, à des fins militaires ou industrielles.

Un de ces techniciens, qui s’occupe de physique du globe et de la théorie des orages, — façon comme une autre de manier le tonnerre, — me dit : « Il est regrettable que tous les journaux, avant de donner comme résolus des problèmes aussi délicats, ne prennent pas soin, comme vous, de se documenter ! »

« En matière d’envoi de rayons, il est un principe de photométrie qui domine tout : la quantité d’énergie reçue par le but est inversement proportionnel au carré des distances. Ce que vous réalisez expérimentalement dans un laboratoire, à une courte distance, devient à peu près impossible de loin, sans dispositifs spéciaux de condensation. Et quand je dis : de loin, j’entends des kilomètres, puisque c’est a cette échelle que se passent les choses de la guerre. »

« L’ultra-violet, dont les ondes sont rapides, peut bien provoquer une dislocation, briser une résistance, mais il n’arriverait pas au but, absorbé qu’il est par notre atmosphère !… L’infra-rouge ? Il porte loin, mais ses ondes sont beaucoup trop lentes et paresseuses pour avoir la pénétration suffisante… »

« Reste l’onde hertzienne. Ah ! celle-là, elle est commode, elle sert à tout ! Seulement voilà… pour qu’elle agisse, il faut la recevoir convenablement, poliment, avec des formes. Il lui faut un détecteur !… Installerez-vous des détecteurs sur vos dépôts de munitions, vos cuirassés, vos avions, d’accord avec l’ennemi, et pour lui faire plaisir ? J’imagine au contraire que vous y placerez tout ce qu’il faut pour contrecarrer l’arrivée des ondes ? Et vous aurez certes raison, comme vous avez raison de ne pas donner les yeux fermés dans les affirmations trop souvent hâtives des journaux ! »

Ainsi, narquoise et péremptoire, parla la Science. Je lui laisse la responsabilité de son discours, mais j’en tire deux conclusions, l’une d’ordre technique, l’autre d’ordre moral. La première est que, dans l’état actuel des expériences, les effets obtenus à distance nécessitent un aménagement spécial du but. On a déjà dit que les Allemands possédaient le secret de mettre en panne les avions et les automobiles. On parlait ces jours-ci dans la presse des essais concluants d’un officier français pour des explosions à distance. Ces résultats sont-ils obtenus malgré le but, et à son insu? ? Là gît le problème.

Et ma deuxième conclusion est que le miracle rôde dans l’air.

Le spectre de Newton n’est pas une vaine image, il nous hante la nuit et le jour, nous y pensons sans cesse. Nous croyons au miracle de la Science moderne autant que les gens du moyen âge croyaient à la vérité des Mystères. Désormais, rien n’est impossible (3) ! Et nous saluons le spectre de Newton d’un petit signe d’intelligence !

Ne nous emballons pas ! Ne confondons pas, s’il vous plaît, la littérature et la vie. Les romanciers et le cinéma nous ont accoutumés à trop de facilités dans la féerie. Dans la crainte comme dans la confiance, gardons-nous de la chimère. La Science elle-même, qui sait un peu, nous donne des leçons de prudence (4). Nous, qui ne savons rien, contentons-nous de la réalité : elle est assez belle !

(1) Émile Gautier, « Encore le rayon magique » (1924), in Chroniques scientifiques, vol. 2, Bibliogs, 2016 : « Parce qu’un Anglais aurait découvert un rayon enchanté, qui, soi-disant, paralyse les automobiles en marche (à moins qu’il ne les anime) et les avions au vol, fait détonner de loin les explosifs dans les poudrières et jusque dans l’âme des canons, et foudroie, toujours à distance, les petites souris et les grandes armées, voici derechef les cervelles en l’air. […] Si tout ce qu’on raconte de M. Grindell-Matthews et de son « rayon ardent », renouvelé des Martiens de Wells, était positivement vrai, la guerre n’en mourrait pas, hélas !, pour si peu. Elle changerait de style, voilà tout. »

(2) Sur les atomes, lire : Marcel Roland, « L’Atome et le mystère », in Mercure de France du 1er janvier 1947 et « Les Briseurs de noyaux », in Mercure de France du 1er février 1948.

(3) Dans « La Bataille » (1904) — nouvelle rééditée dans Les Compagnons de l’univers et autres récits d’anticipation [La Légende des Millénaires, vol. 3], Les Moutons Électriques, 2015, J.-H. Rosny aîné explique que les savants de l’Institut Becquerel-Curie ont, « à l’aide de nouveaux procédés de contagion radio-active, dissocié partiellement [les] explosifs », toutes les munitions se retrouvent hors d’usage !

(4) Marcel Roland, « Le Plus beau miracle de la science », in Paris-midi du 18 août 1928 : « Vint l’ingénieur anglais Grindell Matthews, dont le rayon infra-rouge, le fameux rayon mortel, tue à distance des souris, en attendant de tuer des hommes. […] Si le malheur voulait qu’éclatât une nouvelle guerre, on verrait à l’arrière des champs de bataille les mêmes camions producteurs de force électrique engendrer les rayons thermiques de l’infra-rouge, qui brûlent, transpercent au loin les troupes ennemies, font sauter les dépôts de munitions ; ou ceux, chimiques, de l’ultra-violet, qui agissent sur la vie organisée, stérilisent et frappent de mort les tissus. Et l’on assisterait à ce spectacle d’armées entières foudroyées sur place par la volonté d’un mécanicien caché on ne sait où, là-bas… comme sous le glaive d’un ange exterminateur. La Science n’en est plus à un miracle près. […] Ce n’est pas sa faute si nous les utilisons à d’autres fins que celles qu’elle a prévues. »

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