Marcelle Vérité : La rue de la Pie-Qui-Chante, un roman au parfum de pain d’épices.

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La rue de la Pie-Qui-Chante de Marcelle Vérité, illustré par Paul Durand - Gautier-Languereau, coll. Nouvelle Bibliothèque de Suzette, 1959.

Hier, j’ai lu ce roman joliment illustré par Paul Durand, La rue de la Pie-Qui-Chante, paru dans la Nouvelle Bibliothèque de Suzette aux éditions Gautier-Languereau en 1959. Avec la réputation tout de même bien pensante de ces éditions et en connaissant l’ancienne Bibliothèque du même prénom comme je la connais, on aurait pu miser sur une histoire morale aux anecdotes autant mièvres et charmantes qu’une aube blanche un jour de communion solennelle : n’y publie-t-on pas les romans de Berthe Bernage qui auraient pu rendre « licencieux et presque démoniaques » ceux de la Bibliothèque Rose chez Hachette, disait-on. Toutefois, si l’on se souvient qu’en même temps, la collection publiait un roman de science-fiction, Le sous-marin de l’espace, écrit par la militante féministe Françoise d’Eaubonne, le pari devient incertain. Et pour ne pas maintenir un suspense éventé, il est tout à fait perdu, car Marcelle Vérité rédige pour les enfants un récit aussi animé qu’une foire de manèges des années 1930, avec la vivacité des habitants d’une rue gouailleuse dans le Paris populaire, et sans une once de religion pour les gouverner, seulement un fond de gentillesse et de solidarité entre petits commerçants, métiers ambulants et fabricants de bricoles, utiles au quotidien et inutiles mais indispensables aux jours de liesse.

La population laborieuse du roman s’avère visiblement héritière des congés payés dès les premiers personnages rencontrés, un garçon de quinze ans et son amie sensiblement du même âge, lesquels bien que n’étant plus écoliers sont en vacances dans les Alpes quand l’aventure commence — et avec elle, son lot de surprises pour une lectrice d’aujourd’hui. Mimi est l’apprentie de sa tante repasseuse de métier, elle souffre d’un mauvais caractère à force d’être enfermée, mais son visage blanc rarement exposé au soleil est particulièrement joli — c’est en tout cas ce que pense Jeanbouli. Pour sa part, celui-ci se montre peu affable et méfiant, averti lui-même des dures réalités de l’existence, il comprend les rebuffades de la jeune fille : tous deux sont orphelins. Sans astreinte, car il travaille à la faveur de petits boulots d’appoint, le garçon s’autorise à prolonger son congé sur un coup de tête : il désire voir les ours qu’ils n’ont pas rencontrés pendant le camp organisé. À sa grande déception, Mimi refuse de rester avec lui, sa parente l’attend.
Après le départ de ses camarades, afin de pourvoir à ses besoins pendant son séjour impromptu, le gamin arpente la montagne en quête d’une activité locale quand il entend un appel. « Nêna ! » crie-t-on faiblement, une voix dont il reconnaît immédiatement l’accent espagnol — à ce propos, Marcelle Vérité précise qu’il le reconnaît « excité », l’adjectif qualificatif m’a étonnée : il ne se comprend qu’à la lueur d’une connaissance historique, mais je subodore qu’elle l’a probablement vécue avec excitation elle-même, en écoutant les actualités peut-être, et ne songe pas à expliquer cette vive réaction que provoque sa découverte à l’adolescent dans ce roman paru en 1959. Sur le bord du chemin, un peu à l’écart, il remarque d’abord un bébé en train de lécher consciencieusement un rocher puis aperçoit, à peu de distance, sa mère mourante. En quelques instants, le destin bascule. Jeanbouli, sans trop d’émotion devant la mort, se sent ébranlé par la petite qu’il tient maladroitement dans ses bras. Il pense avertir les gendarmes, mais il se doute qu’il aura plus de problèmes que d’aide et s’inquiète du sort de l’orpheline qui lui bave des roucoulades dans l’oreille. Il se décide à garder l’enfant sous son aile et à écourter ses projets de tourisme, se garant du sentier, il repart vers son abri de fortune. Bien lui en a pris, se félicite-t-il en croisant les deux képis prévenus par on ne sait qui de l’arrivée d’une femme dont l’un déclare : « C’était pas la peine de traverser la montagne pour mourir comme un chien. »

Le décor est planté sans être daté, vaguement intemporel, mais nous, adultes, avons compris que Marcelle Vérité nous emmène chez les petites gens en 1936. Son monde n’est pas peuplé de héros parfaits et de sentiments trop grands pour être portés chaque matin au réveil, ni même de destin tragique sinon celui la malheureuse qui expire en sol étranger. Quand elle décrit cette scène douloureuse, l’auteure explique clairement ce qu’il s’y passe sans s’appesantir, son public est enfantin, et puis il y a un bébé bien vivant qui nécessite des soins ; eux-ci tournent au burlesque léger lorsque l’adolescent s’en charge avec les moyens du bord. Et l’étonnement continue de saisir aujourd’hui, car si le garçon emprunte des expédients peu conformistes pour tenir propre sa pupille (une caisse de sciure sert à transporter hygiéniquement l’enfant dans le train, une idée loufoque née de l’entretien d’une portée de chatons), il est déterminé à s’en occuper seul et d’une façon aussi pragmatique qu’un parent, père et mère à la fois, jaloux de ses prérogatives. Le souci de l’avenir l’assaille cependant quand il rentre dans sa mansarde au sixième étage, tout en haut de la maison grise au milieu de la rue de la Pie-Qui-Chante. Le décor étriqué et la chaleur d’août l’étouffent à Paris tandis qu’il lui faut réfléchir à la manière d’élever la fillette tout en travaillant pour les nourrir tous les deux. Il a bien l’idée d’embarquer Mimi dans l’aventure, mais un quiproquo les sépare sans qu’elle sache même qu’il est devenu père de famille. La providence intervient enfin sous les traits de son voisin de l’étage du dessous, brave homme qui l’aide à payer son loyer contre quelques menus services.
À cet instant de son récit, Marcelle Vérité se métamorphose très naturellement en iconoclaste, n’hésitant pas une seconde à transformer ce monsieur d’un certain âge en deuxième papa, et elle le dit clairement ! Dès lors on est baladé par les péripéties jusqu’à la fin du roman quand, dans la rue, une famille se compose peu à peu de plusieurs papas et mamans, de dames qui gardent leur nom quand elles se marient, d’amis et de relations fâchées et réconciliées au cours de tragédies moins graves qu’elles en avaient l’air et de joies aussi simples que la friandise en pain d’épices qu’on offre à l’enfant le dimanche. Ces rebondissements véhiculent surtout beaucoup de tendresse, celle que se témoignent les personnages et celle que l’auteure éprouve pour eux.

– Mimi !
– Bonjour, Jeanbouli…
Mimi rit en essuyant ses larmes d’un revers de main :
– Jacques m’a dit d’aller au manège, mais j’étais sûre que tu viendrais faire un tour du côté des barques.
Jeanbouli n’entend rien ; il contemple Mimi et il lui semble que le soleil du monde ruisselle sur la fête.

Avec beaucoup de charme et un vocabulaire coloré, Marcelle Vérité brode une histoire imaginaire, certes improbable dans les détails, mais elle les mêle avec subtilité au réalisme de la vie quotidienne et populaire. Les héros ne l’intéressent pas, disais-je, pas plus que les apprêts bourgeois et encore moins l’ambition d’une réussite sociale, elle préfère explorer l’intelligence humaine qui crée ce qu’il faut pour vivre et pour l’indispensable loisir afin d’embellir cette vie. Le seul personnage aigre est incarné par une rentière qui loue des appartements ; elle s’enfuira dans son domaine en province après avoir encouru à la suite d’une méchanceté le courroux de toute la rue. Dans celle-ci, il y a le boucher, l’épicier, les employés et les retraités sans oublier le chat et le chien. Plus loin dans le quartier, c’est l’imprimeur qui embauche et dans les magasins, les vendeuses et les garçons de courses. Tout ce petit monde se promène le dimanche près de la Seine et partage un cornet de frites avant de rentrer. Et puis, pour l’émerveillement de tous, et des jeunes lecteurs, bien entendu, un habitant fabrique des jouets, une autre possède l’art des gâteaux, la fête foraine transforme la journée fériée en jour de bonheur et l’on s’y rend en camion de livraison bien nettoyé après s’être soigneusement vêtu.
Nêna, boucles brunes et yeux noirs, espiègles dans son visage au teint ensoleillé de l’Espagne, grandit au centre du tourbillon qu’elle a créé par sa seule présence, choyée parce que c’est ainsi que l’on traite les enfants, grondée et guidée, pardonnée pour ses bêtises car elle les cause par innocence, protégée. Et si certains arrivés ici dans ma chronique pincent les lèvres en marmonnant que tout cela est bien joli, des fariboles puériles qui n’enseignent rien aux enfants, ou pire leur donneront des idées inconvenantes en les éloignant à grands pas de la réalité, eh bien, ils ont tort d’après moi. Pour le public des tout petits, elle existe ou elle devrait exister de cette manière partout où l’enfant paraît, portée d’abord par la tendresse altruiste, dont je parlais plus haut, quelle que soit la réalité des adultes, et que ceux-ci pourraient enseigner en tout premier lieu.

Marcelle Vérité naît en 1904 à Pau, une vingtaine d’années plus tard elle commence sa carrière d’écrivain professionnel chez l’éditeur belge Desclée de Brouwer pour lequel elle écrit beaucoup. De sa vie privée, on sait peu sinon qu’elle épousa dans les années 1930 un monsieur Vigneron et sous ce nom réalisa quelques traductions, mais ses nombreux titres dont de nombreux contes parsèment sa route, jusqu’à sa mort en 1994, chez Bourrelier, Gautier-Languereau, Hachette et Casterman, elle devint directrice de collection pour ce dernier. Tout au long de sa vie, elle collabora avec des peintres qui illustrèrent ses albums et romans, en particulier la Roumaine Élisabeth Ivanovsky installée à Bruxelles puis dans les années 1960, Romain Simon, artiste animalier. Pour La rue de la Pie-Qui-Chante, l’illustrateur n’est pas moins connu, Paul Durand (1925 – 1977) malgré sa mort prématurée a travaillé pour un grand nombre d’éditeurs. Ses grands albums pour la jeunesse chez Delagrave, Hachette ou ODEJ séduisent par le trait à la fois poétique et naturel, ses compositions souvent inspirées par l’atmosphère et les sentiments qui agitent ces sujets plutôt que par l’action ou la description. Il prête ici son talent imaginatif au roman pour recréer les lieux et surtout les rencontres de Mimi et Jeanbouli comme des instants presque éthérés, suspendus dans le temps.

Christine Luce

2 COMMENTAIRES

    • Merci, Laurence, de me confirmer la réussite de mon objectif, car je voulais partager le charme qui a suspendu le temps pendant ma lecture.

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