Marius Jacob et les Travailleurs de la Nuit – La Vie Illustrée Mars 1905

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La trousse des "académiciens" - Cette trousse de cambriolage vaut 10.000 francs

Une académie de cambrioleurs, par Jean Syrval

Félix Juven, La Vie Illustrée n° 336, 24 mars 1905

Félix Juven, La Vie Illustrée n° 336, 24 mars 1905.

Le 24 mars 1905, La Vie Illustrée traite de sujets dramatiques internationaux, la guerre sino-russe en particulier, la famine à Saint-Pierre et Miquelon ou l’enlèvement d’une mission scientifique au Maroc, mais aussi des drames intimes de la noblesse. Ceux-ci ne cèdent en rien aux remous belliqueux que causent ceux de Georges R. R. Martin dans le Trône de Fer : la fillette adultère de l’ex-princesse de Saxe est l’enjeu diplomatique musclé entre l’époux bafoué, le gouvernement italien qui accueille la mère et le précepteur belge, amant vite retourné à Bruxelles.
Un article, plus léger bien qu’il dresse le portrait de criminels, intéressera les amateurs de roman policier, un genre qui s’affirme depuis la fin du XIXe siècle et prendra l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui. Le climat politique tumultueux des bouleversements de régime, les mouvements anarchistes, les revendications prolétaires excédées des ouvriers de l’ère industrielle, le rejet de la toute-puissance cléricale, l’atmosphère de ce début de XXe siècle, encore désinvolte avant la grande guerre qui s’annonce, se retrouve dans cet article qui expose avec un sourire en coin les prouesses meurtrières mais astucieuses et la faconde des quarante voleurs modernes. Comment ne pas penser aux exploits des héros de Souvestre et Allain, de Jules Lermina, pour ne citer qu’eux, et bien sûr, celui de Maurice Leblanc… Alexandre Marius Jacob servit en une certaine mesure de modèle d’Arsène Lupin quoiqu’il n’ait lui-même rien du héros sur papier, il s’agissait d’un homme d’idées et d’action politiques. Bien que son organisation non dénuée de romantisme, « les Travailleurs de la nuit », soit tournée à la farce Belle Époque dans cet article, Marius Jacob fut pourtant une grande figure de l’anarchisme, il ne renonça jamais à ses idéaux. Le rédacteur ne peut d’ailleurs masquer complètement l’admiration ressentie aux exploits astucieux du monte-en-l’air autodidacte.
Pour en savoir plus d’une manière beaucoup plus réaliste sur Marius Jacob, le récit de son arrestation par lui-même, ainsi que d’autres articles d’époque ont été recueillis sur le site encyclopédique de l’Atelier de création libertaire. La Vie Illustrée prend tout son intérêt, une fois de plus, par le nombre et la qualité des photographies reproduites, disponibles ici en accompagnement de l’article intégral.
Pour ne pas laisser en peine les amateurs d’épreuves aristocratiques, l’entrefilet consacré aux calamités conjugales chez les princes d’Europe et leurs répercussions politiques est également reproduit en fin de page.

 

Photographie « officielle » de Jacob.

Oui, je vous ai volé, entre autres choses, un mouchoir de poche d’une valeur de deux cent cinquante francs… Un mouchoir de deux cent cinquante francs ! N’est-ce pas une insulte à la misère !

Une Académie de Cambrioleurs

Depuis de longs jours, il n’est question dans les journaux que de ce procès d’Amiens qui met en présence des jurés une bande de quarante cambrioleurs et assassins. Ce procès, déjà sensationnel par lui-même, est devenu des plus reten­tissants par suite de la présence au banc des accusés d’un certain Jacob, Cartouche moderne, qui, peu ému par l’appareil judiciaire, s’est livré à des manifestations oratoires vraiment inattendues. Jacob est évidemment un premier rôle de mélodrame. Il parade, il gesticule, il plaisante, il maudit, il tient tête avec un aplomb extraordi­naire au président des assises et au minis­tère public.
Mais racontons briè­vement l’histoire de cette académie de cam­brioleurs qui laissera, certes, une trace dans notre histoire judi­ciaire.

Une audience de l’affaire de « l’Académie des cambrioleurs » au Palais de Justice d’Amiens.

Dans la nuit du 21 au 22 avril 1903 — vous voyez, cela com­mence comme un ro­man-feuilleton — trois individus étaient surpris, à Abbeville, au moment où ils pénétraient chez Mme Tilloley. Ces inconnus parvinrent à s’enfuir, mais au moment où, à la gare, ils prenaient des billets pour Paris, ils sont rejoints par le brigadier Anquier et l’agent Léonard Pruvost. Un drame se passe… Les malfaiteurs tuent l’agent Pruvost, blessent le brigadier Anquier et disparaissent.
L’enquête ouverte démontre bientôt que le trio criminel est composé de Jacob, Pélissard et Bour. Les deux premiers sont bientôt arrêtés : le troisième ne tarde pas à les rejoindre en prison. La mère et la maîtresse de Jacob qui habitaient avec ce dernier furent arrêtées en même temps que Bour qui ne tarda pas à entrer dans la voie des aveux. C’est ainsi que fut découverte l’existence d’une véritable bande de malfaiteurs organisée pour le pillage.

Jacob arrivant au palais.
La garde d’honneur de Jacob.

Cette bande comprenait des « opérateurs », des receleurs, des fabri­cants d’outils, des fon­deurs d’or et d’argent. Tous n’ont pu être retrouvés, les accusés, à l’exception de Bour, ayant toujours refusé de faire connaître leurs complices. L’identité véritable de plusieurs des accusés et de plusieurs autres individus soupçonnés n’a jamais pu être éta­blie.
L’instruction, lon­gue, difficile et pour­tant activement me­née, dura dix-huit mois. Le 24 novembre 1904, un arrêt de la Chambre des mises en accusation renvoyait devant les assises de la Somme vingt-huit accusés, dont cinq avaient pris la fuite.

La mère de Jacob.
Le second rôle : Bour.
L’amie de Jacob.

La bande n’avait pas d’indicateurs spéciaux. Ses meilleurs indica­teurs étaient les journaux mondains. Elle opérait principalement dans les églises et dans les châteaux et villas. Dès qu’un déplacement était signalé par un journal, un membre de la bande partait en éclaireur. Il s’enquérait discrètement et habile­ment de l’importance que pouvait avoir « l’opération ». Il plaçait dans les jointures des portes des maisons ce que les bandits appelaient leurs scellés et qui consistaient en des feuilles de papier à cigarettes plissées. Si les feuilles étaient encore en place le lendemain, une dépêche dont le texte était convenu d’avance appelait ceux qui devaient pratiquer le cam­briolage. Dès que celui-ci était com­mis, ils disparaissaient sans que sou­vent personne ne les ait aperçus.
D’innombrables vols ont été ainsi commis. Jacob, à lui seul, n’a pas avoué moins de cent six vols quali­fiés, dont quelques-uns suivis d’incendie et de tentatives de meurtre. Le vol le plus important est celui qui a été commis au préjudice de la cathé­drale de Tours : les cambrioleurs emportèrent notamment des tapisse­ries du XVIIe siècle d’une valeur de plus de 200 000 francs.
La bande possédait, raconte le Progrès de la Somme, des outils merveilleux, d’une puissance considérable. Jacob, Pélissard et Bour, en s’enfuyant de Pont-Remy, durent abandonner une valise. Celle-ci ren­fermait une trousse de cambriolage des plus perfectionnées. Tous les outils s’adaptaient sur la même poi­gnée. Ils sont placés sur une gar­niture de velours.
Tel levier a une force de 2 500 kilos. La trousse comprend deux lampes électriques, dont l’une d’une puis­sance d’éclairage considérable. Cette trousse n’est pas évaluée à moins de 10 000 francs. Avec de semblables outils, la bande a accompli des tours de force prodigieux. Un jour, l’un des affiliés louait rue Quincampoix, au 5e étage d’une maison, un apparte­ment, y faisait installer quelques meubles. Quelques jours plus tard, à l’aide de complices, il perforait le plancher et les malfaiteurs s’intro­duisaient chez M. Bourdin, bijoutier. Ils en emportaient pour 200 000 francs de bijoux et de valeurs.

La psychologie des accusés se manifestent devant l’objectif (Photographies prises par M. Hacquart, à la porte du Palais de Justice).

Ceux qui regrettent : Appert et Ader.
Celui qui s’en moque : Pélissard.
Celui qui s’en vante : Baudy.

Nous ne pouvons nous attarder à donner la biographie personnelle de ces accusés qui sont presque tous des repris de justice. Le plus pittoresque de ces chenapans est Jacob… Ce Jacob se prétend anarchiste et déclare, avec une éloquence cynique, que s’il a volé c’est en manière de protestation contre les « iniquités sociales ». Jacob a débuté dans la carrière du vol à l’âge de 20 ans. Il se présenta un jour, accom­pagné d’un complice, chez un commissionnaire du Mont-de-piété, à Toulon. Les deux acolytes se firent passer pour le commissaire de police et pour son secrétaire ; et, sous prétexte de perqui­sition, se firent remettre de nombreux bijoux et valeurs. Arrêté, Jacob simula la folie.
Jacob s’est montré, à l’audience, d’une insolence rare…
Le premier jour, il posa cette question :
– Pardon, monsieur le Président, est-ce que tous les jurés savent lire et écrire ?
– Mais, je le suppose…
Et Jacob de s’écrier, triomphalement :
– Je constate que vous n’en êtes pas certain !
À un témoin qui se plaignait d’avoir été cambriolé, Jacob déclare avec ironie :
– Oui, je vous ai volé, entre autres choses, un mouchoir de poche d’une valeur de deux cent cinquante francs… Un mouchoir de deux cent cinquante francs ! N’est-ce pas une insulte à la misère !
Jacob a donné lecture de factums contre le clergé, l’armée, l’aristocratie, etc. À la suite d’un incident tumultueux entre le Président et la défense, cet accusé a dû être expulsé avec certains de ses complices… C’est en son absence que les plaidoiries ont été prononcées.
Ajoutons que les jurés ont reçu des lettres où des anarchistes anonymes les menacent de représailles sur les personnes de leurs femmes et enfants.
Pauvres jurés ! Mais Jacob ne s’est-il pas suffi­samment vengé en les obligeant à siéger pendant tant d’audiences!
Jean Syrval.

(Photographies Hacquart)

Première page d’un manuscrit de Pélissard, le littérateur de la bande. (Pélissard, qui a écrit ses mémoires, fut, autrefois, attaché à des journaux libertaires).

 

Pendant ce temps, chez les grands de ce monde de 1905…

On a beaucoup parlé, à nouveau, ces derniers temps, de l’ex-princesse Louise de Saxe, actuel­lement comtesse de Montignoso… Celle qui, femme du prince héritier, devait être reine de Saxe, s’en fut un jour, on s’en souvient, en compagnie du précepteur de ses enfants, M. Giron.
Ce fut un scandale des plus retentissants. Depuis, Giron s’en est retourné à Bruxelles, et la princesse Louise est restée seule… Elle a mis au monde une enfant qui est fort probablement adultérine, mais qui n’en est pas moins grande-duchesse de Saxe et Tos­cane. Le divorce est intervenu entre les époux ; la princesse Louise est aujourd’hui entièrement libre de tout faire — sauf de retourner à Dresde. Cependant, l’instinct maternel reprenant le dessus, elle s’est un jour risquée dans la capitale saxonne : son ex-mari, qui est monté sur le trône, l’a d’ailleurs fait recon­duire à la frontière sans autre forme de procès.

Un bébé qu’on se dispute : la petite grande-duchesse de Saxe et Toscane (Photographie Ch. Abéniacar).

Une entente s’est établie entre le roi de Saxe et sa femme : il lui sert une assez forte pension, mais une des clauses de cette entente stipule que la petite Monica, la fille de la nouvelle comtesse de Montignoso, sera rendue à son père légal… C’est cette clause qui a provoqué le nouvel incident. La Cour de Saxe a envoyé à Florence, où réside actuellement l’ex-princesse Louise avec sa fillette, un austère diplomate chargé de prendre l’enfant. La mère refusa de se séparer de Monica et chassa une bonne qui, chez elle, servait d’espionne à la solde de la Cour saxonne. L’émissaire du roi de Saxe se montra exigeant et brutal, mais la comtesse de Montigneso trouva l’appui le plus utile auprès des autorités et de la population italiennes, et ses avocats mirent à la raison le butor venu de Dresde.
Pour en venir à ses fins, le singulier diplomate du roi de Saxe ne recula même pas devant le mensonge : il accusa la comtesse de Montignoso d’entretenir une nouvelle intrigue scandaleuse, mais il a été fait justice de cette calomnie.
Malgré tout, il est probable que l’ex-princesse Louise se résignera à livrer son enfant, mais elle veut choisir son heure. Plaignons cette malheureuse dont la vie a été brisée par une faute qui n’est pas inexcusable — tant s’en faut surtout si l’on tient compte des circonstances.

 

(En aparté  : curieuse coïncidence, que rejetterait avec dédain le fameux Docteur Who, cette relation du procès se termine à Amiens tandis que Jules Verne s’éteint, le jour même et  au même endroit. Il fera l’objet d’une notice nécrologique la semaine suivante. La notice de la Vie Illustrée est numérisée ICI sur l’ADANAP )

Compléments apportés à la suite de la rédaction de cet article rédigé initialement en juillet 2014
Ajout du 18 mars 2015 : le blog de l’Atelier de création libertaire a mis en ligne ces derniers jours un article largement augmenté de précisions à propos des photos de ce numéro de la Vie Illustrée. Cent ans presque plus tard, certains clichés deviennent des témoins, je trouve l’affaire passionnante et émouvante. N’hésitez pas à aller lire « Une académie de cambrioleurs » sur ce blog plus qu’intéressant.
Sur les avis enthousiastes de deux internautes, Milton Jumbee et Bouquinerie Kontrapas, une publication paraît indispensable à lire et à écouter : Écrits de Alexandre Marius Jacob aux éditions L’Insomniaque (848 pages et un CD).
Vient de paraître en juin 2015 un essai de Jean-Marc Delpech, dont le site sur Jacob à L’atelier de création libertaire, est une somme formidable. C’est aux éditions Nada : Voleur et anarchiste, Alexandre Marius Jacob.

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