Meleagris Gallopavo, fable animalière de Ouida : une plume acérée pour une âme généreuse au XIXe

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Bimbi par Ouida, éditions J.B. Lippincott, 1910.

« Meleagris Gallopavo », fable animalière de Ouida : une plume acérée pour une âme généreuse au XIXe

 

Ouida en 1874, portrait par Adolphe Beau.

Ouida est le pseudonyme inattendu d’une romancière célèbre du XIXe siècle, un nom sonore à l’image de sa personnalité forte et charismatique. Auteur de nombreux récits, nouvelles et romans qui firent les délices de son public, Maria Louisa Ramé est née en 1839, dans le Suffolk en Grande-Bretagne, d’un père français et d’une mère anglaise, elle mourut en Italie en 1908.
De son enfance, elle conservera ce diminutif déformé de son prénom Louisa, Ouida, un choix peut-être conduit par la volonté d’écrire une littérature à la portée de tous les lecteurs, sans en intimider aucun par un nom trop sérieux. Après avoir établi sa carrière et sa fortune en une dizaine de romans au succès fulgurant, la jeune femme préférera exprimer ses indignations et combattre les injustices qui la révoltent. L’époque n’autorise guère le choix des armes féminines, c’est donc sa plume acérée et son goût pour la revendication qui l’inclinent à écrire une littérature engagée, une littérature expressive et riche comme peut l’être le roman populaire quand il désire contribuer à l’élévation morale et politique en s’adressant à l’intelligence du lecteur.

Ouida, Under two flags (1867), l’un de ses plus grands succès.

Ouida connut de son vivant une grande popularité, ce qui n’est que justice. Au travers d’histoires simples, ou qui pouvaient le paraître puisqu’elles s’attachaient à des gens simples, son engagement véhiculait des réflexions percutantes sur la société qui l’entourait. Son style éloquent — les descriptions de Ouida sont des évocations lyriques et colorées qui rendent compte de son émerveillement permanent devant les beautés du monde et de la nature, à l’égal de peintures expressionnistes, il me semble —, parfois excessif dans l’émotion, traduisait une profonde sincérité et une motivation sans faille pour se faire l’avocate des causes qu’elle défendait. Elle investissait sa raison et sa sensibilité jusqu’à l’empathie pour animer ses personnages, qu’ils soient les héros ou les contradicteurs de son récit, et cette capacité lui permit de garder le meilleur du romantisme en évitant le plus souvent les pièges du sentimentalisme.
Le succès qu’elle rencontra ne suffit pas à lui assurer la postérité, comme c’est souvent le cas pour ces écrivains populaires, dotés d’un talent indéniable, mais à la personnalité gênante de par leurs convictions, Ouida fut vite oubliée après sa mort. C’est de nos jours que le monde littéraire anglo-saxon redécouvre l’importance de son œuvre dans l’histoire de la littérature populaire et l’influence qu’elle a pu exercer à une époque charnière sur de nombreux auteurs. Jack London soutient par exemple que c’est à la lecture de Signa, l’un des romans de Ouida, qu’il doit sa vocation d’écrivain. En France, après avoir été largement traduite jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’œuvre de Ouida a complètement sombré dans l’oubli et ses livres sont aujourd’hui à peu près introuvables. En retraduisant récemment Un chien des Flandres (A dog of Flanders), l’une des nouvelles les plus célèbres de la dame, pour son label de microédition artisanale OL’CHAP, Leo Dhayer a voulu donner un coup de projecteur sur cette prose étonnante et d’une qualité littéraire remarquable. Ce n’est qu’un début puisque d’autres textes devraient, dans un avenir assez proche, être remis à la disposition du public dans le circuit éditorial traditionnel.

Ouida, caricature Punch par Edward Linley Sambourne.

En attendant ces futures publications, j’ai accepté avec grand plaisir de présenter ici Ouida grâce à une nouvelle, une fable animalière en fait, qui met en scène un dindon très fier de sa jolie voix face à un cochon peu mélodieux, mais philosophe. Leur rencontre dans la cour de la ferme ne présage aucune amitié entre eux et pourtant, ce que font les hommes quand ils les vendent au marché les réunira pour leur échapper. « Meleagris Gallopavo » est extrait de l’unique recueil écrit expressément par Ouida pour les enfants, Bimbi : stories for children, paru en 1882. La volonté de la conteuse de faire appel à l’intelligence de ses lecteurs demeure ferme dans ce récit pour la jeunesse, ses protagonistes ont les caractéristiques de leurs modèles dans la nature, son imagination s’établit sur la réalité et n’utilise nulle mièvrerie dans sa position morale pour la défense de la cause animale, en faveur de laquelle elle milita toute sa vie. Sans plus vous dévoiler cette fable à l’ironie parfois mordante et même un brin cruelle, je vous invite à la lire, en français et illustrée.

Note : Le texte anglais et les illustrations sont dans le domaine public, la traduction française demeure par contre sous licence Creative Commons, (CC BY-NC-ND 3.0 FR), ne l’oubliez pas et contactez l’éditeur et traducteur avant toute utilisation. Merci.

 

« C’est écrit en toutes lettres dans tous les manuels s (s’ouvre dans une nouvelle fenêtre)colaires : “L’animal le plus utile de toute la Création, c’est la vache.” Voilà ce qu’ils pensent de moi. Quant à ce que je pense d’eux… pouah ! »

 

Meleagris Gallopavo

Ouida

 

Un dindon, juché en haut d’un muret, observait un groupe de cochons noirs et roses sur la route qui passait en contrebas. Le volatile – un bel animal – avait un plumage du gris et du blanc les plus brillants et ses caroncules étaient d’un rouge semblable à la carnation d’une rose. Très fier de lui, il regardait les porcs de haut et faisait la roue à la manière d’un paon, battant l’air de sa queue.
« Pauvres bestioles crasseuses et malmenées… songeait-il en se pavanant de long en large sur son perchoir. Pas une plume pour les parer ! Rien pour couvrir leur corps, si ce n’est quelques poils clairsemés… Et ce bruit affreux qu’ils doivent produire au lieu de glouglouter – peut-on concevoir plus atroce et méprisable grognement ? Quant à leur queue… un bout de corde leur serait plus seyant. »
Et pour bien montrer aux porcs ce qu’un appendice caudal doit être, il déployait le sien toujours plus haut, toujours plus largement, sans cesser de glousser pour qu’ils sachent également à quoi doit ressembler un discours intelligible et mélodieux.
Ces malheureuses bêtes, traînaillant et soufflant dans la boue truffée de pierres du chemin, se laissèrent mener jusqu’à un enclos de la ferme à laquelle appartenait le dindon. Le lendemain matin, celui-ci fut placé dans une cage et emmené au marché en compagnie de quelques canards, d’un certain nombre d’oies et de poulettes caquetantes. Et qui se trouvait avec eux dans la charrette, couché sur le flanc, les pattes entravées pour l’empêcher de faire du raffut ? L’un de ces pauvres cochons grisâtres qu’il avait observés la veille.
« Quelle pitoyable créature ! dit le dindon plein d’orgueil, car la captivité n’avait en rien diminué sa vanité. Et cette queue tirebouchonnée… Naturellement, ils vont lui trancher la gorge. En ce qui me concerne, la gloire m’attend : sans doute suis-je en route pour le palais ; peut-être la reine n’a-t-elle jamais vu mon semblable… »
Il recommença de plus belle à faire le beau, secouant son jabot rougeâtre, sans cesser de glouglouter, encore et encore et encore, autant qu’il le pouvait. Mais la voiture fit une embardée et la cage versa sur un côté, mettant le vain volatile en fâcheuse posture.
« Pauvre de moi ! gémit-il, s’agrippant aux barreaux d’osier pour tenter de préserver sa dignité. Ce qu’il faut endurer quand on est de noble lignage en ce bas monde… »
La volaille – de même que les oies et les canards – patientait dans des paniers plats et n’avait quant à elle point bougé.

« Il pourra passer à la casserole dans trois mois, m’dame ! »
Le fermier, qui venait de faire halte, élevait dans les airs la cage où était enfermé notre gentleman afin de l’exhiber aux yeux d’une femme debout sur le pavé.
« À la casserole ! » s’étrangla le dindon en écho. Il tomba en pâmoison, boule de plumes ébouriffées au fond de sa prison d’osier, car la mort ne lui était jamais apparue comme un sort qui l’attendait, bien qu’il ait eu quotidiennement l’occasion de voir nombre d’animaux marcher au martyre.
« Vous serez tôt ou tard sacrifié tout comme moi, dit le porc dans un grognement quand le dindon revint à lui. Pour quelle raison pensez-vous qu’ils vous engraissent ? Parce qu’ils vous aiment ? Bah ! Pauvre vieux beau crédule…
— Je pensais que c’était parce que… parce que… parce que je suis un dindon ! répondit le prisonnier dans un soupir.
— Parce que vous êtes un dindon ! s’exclama le cochon en écho. Comme s’il n’y avait pas déjà des centaines de milliers de vos congénères dans le monde… Avant Noël, vous finirez tout comme moi : un couteau vous tranchera la gorge, et puis voilà. »
Le pauvre volatile s’évanouit de nouveau en entendant cela et ne put cette fois récupérer aussi vite que précédemment. Pendant ce temps, la charrette s’était remise en route et avait rejoint la place du marché. Les chevaux avaient été dételés quand il revint à lui. Le fermier s’était absenté pour s’occuper d’eux, après avoir déchargé sa marchandise. Seuls le cochon et le dindon restaient encore dans le véhicule. Soudain, le premier des deux poussa un grognement qui fit sursauter le second, tant il avait les nerfs à fleur de peau et s’effrayait de la moindre broutille.
« Quelle voix hideuse vous avez, lui reprocha-t-il d’un ton maussade. Tandis que moi… »
Il se remit à glouglouter tant et plus.
« Je ne vois pas en quoi le bruit que vous produisez est plus agréable à entendre que le mien, protesta son compagnon. En tout cas, c’est vraiment bête de perdre votre temps à me chercher querelle pour une histoire de voix. Nous pourrions nous enfuir, si vous vouliez bien m’aider un peu. »
Le dindon garda le silence.
Certes, la perspective de se tirer d’affaire n’était pas pour lui déplaire, mais s’associer pour ce faire à un animal aussi commun heurtait tellement sa fierté qu’il préféra ne pas lui demander comment il comptait s’y prendre. Le cochon, quant à lui, était trop pressé et trop décidé pour s’attarder sur l’éti­quette.
« Je peux amener mon groin au niveau de votre cage, expliqua-t-il vivement. Et d’un coup de dents je pourrai l’ouvrir – ce n’est que de l’osier –, si vous me promettez de becqueter mes liens quand vous serez libre. Qu’en dites-vous, à présent ? »
Le dindon fut tellement enchanté d’entendre cela que son orgueil s’effrita telle une coquille d’œuf écrasée et qu’il battit furieusement des ailes.
« Hâtez-vous ! Hâtez-vous ! s’écria-t-il en gloussant jusqu’à ce que sa face devienne écarlate.
— Ne faites pas tant de bruit, vous allez nous faire repérer ! protesta le cochon avant d’attaquer l’osier de ses dents. Vous et moi nous n’aurions plus alors qu’à paraître tel un alderman enchaîné sur la table d’un de ces horribles humains.
— Un alderman ? s’étonna le volatile.
— C’est comme cela qu’ils appellent un dindon rôti paré de saucisses, expliqua son compagnon d’infortune. »
Le dindon songea que si c’était une plaisanterie, elle était du plus mauvais goût.
Le porc, pendant ce temps, s’appliquait à travailler avec ardeur. En quelques instants, il eut si bien rongé, mordu et tordu les barreaux que le prisonnier put passer la tête dans l’ouverture pratiquée, puis le cou, puis le reste de son corps. Enfin libre, un « glouglou » de victoire et de joie lui échappa.
« N’oubliez pas de me libérer ! » s’étrangla le cochon.
Dans sa grande frayeur, le dindon ne pensait plus à présent qu’à s’enfuir. Ses ailes et son cœur battaient si fort qu’il faillit être pris de convulsions, mais il avait le sens de l’honneur et ce n’était pas en vain qu’il donnait sa parole. Il se pencha et se mit à becqueter avec ardeur les nœuds qui entravaient les membres de son compagnon d’infortune. Bientôt, les éclats de corde volèrent en tous sens. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le porc déboula de la charrette et tomba sans grâce – mais libre – sur le pavement de la place du marché.
« Maintenant… fuyons ! » s’écria-t-il.

Ouida, Meleagris Gallopavo, illustré par Maria L. Kirk.

Nul ne sait à quelle vitesse peut courir un cochon s’il n’en a jamais vu un y mettre tout son cœur. Le dindon ne pouvait s’envoler – le fermier y avait veillé en l’estropiant, sans compter qu’un volatile domestiqué ignore tout du vol des oiseaux –, mais dans une galopade éperdue mêlée de battements d’ailes, il réussit à se maintenir au niveau de son complice d’évasion. Celui-ci, connaissant le pays, s’engagea sur une route heureusement pour eux peu fréquentée conduisant droit à un bois qu’on apercevait à quelque distance. Comme il se trouvait à plus d’un mile et demi, ce fut dans un état d’essoufflement et d’agitation extrêmes qu’ils y parvinrent et qu’ils s’affalèrent, avec un soupir de soulagement, sur une étendue d’herbe à l’ombre de quelques mélèzes.
« Quel arbre inutile que celui-là ! grogna le cochon. Jamais un gland pour tomber de ses branches… »
Car naturellement, l’animal ne concevait l’intérêt d’un arbre qu’en fonction de son utilité alimentaire.
« Moi, je ne peux pas manger de glands… se lamenta le dindon aussitôt qu’il eut repris son souffle.
— Ingrate créature ! répliqua le porc. Réjouissez-vous déjà d’avoir la vie sauve.
— En êtes-vous vraiment sûr ?
— Pour le moment en tout cas, répondit-il. Et ce bois est un paradis sur terre. Il doit bien s’y trouver quelques graines ou des baies que vous pourriez avaler, si seulement vous vouliez vous en donner la peine. »
Il est vrai qu’il était facile pour lui de se montrer philosophe. Non loin de là, il avait déjà senti sous la mousse un coin de terre d’où s’élevait la promesse d’un savoureux festin de truffes.
« Jamais je n’aurais imaginé devoir un jour mendier ma pitance, lâcha le dindon dans un soupir.
— À votre avis, qui se donnerait la peine de vous nourrir si ce n’était pour vous tuer ? grogna son comparse, la bouche déjà pleine. Vous n’avez pas besoin de mendier votre nourriture, comme vous le dites. Faites comme moi et contentez-vous de la trouver. »
Affamé qu’il était, le dindon s’y résigna. Mais que peut bien savoir une volaille domestique, à qui l’on jette son grain chaque jour, et qui finit par y voir une manne de la Providence elle-même, des nécessités de l’existence ? Petit à petit, pourtant, en regardant le porc se régaler de ses truffes, il sentit se réveiller ses appétits et instincts naturels. Nul doute qu’il comptait parmi ses lointains aïeux quelque dinde sauvage des bords du Missouri ou des forêts de l’Arkansas, dont les habitudes alimentaires refirent surface en lui sous l’aiguillon impérieux de la faim. En commençant à chercher de-ci de-là, il découvrit une fraise des bois ou deux, qu’il avala, puis un roncier dont il picora les baies, et finalement, ayant croisé la route d’une sauterelle et d’une petite grenouille, il les mit également à son menu.
« J’étais loin de me douter qu’il existe autant d’aliments naturels autour de nous… fit-il remarquer à son compagnon, qui répliqua en grognant :
— Il y en a bien assez pour chacun. Seulement, les hommes accaparent tout. Vos congénères occupent tout le continent américain, d’après ce que je me suis laissé dire, mais même ici a fallu qu’ils vous asservissent. Oh, voici venir une belle faisane ! Bien le bonjour, madame Phasiani.
— C’est son nom ? s’étonna le dindon.
— Son nom de famille. Et le vôtre, c’est Meleagris Gallopavo – je suppose que vous l’ignoriez… » hasarda le cochon d’un ton cassant.
Le dindon en resta muet de saisissement. Meleagris Gallopavo ? Ce patronyme était réellement ravissant !
« Vit-on bien, dans ces bois, madame Phasiani ? » s’enquit le porc.
La faisane soupira et répondit que l’endroit était agréable, qu’on y jetait du maïs deux fois par jour, mais que l’ombre du rabatteur y planait en permanence, et dans ces conditions, qui aurait pu être heureux ?
« Sur moi, c’est l’ombre du boucher qui plane, répondit le cochon. Mais cela ne m’empêche pas de m’amuser autant que possible. Vous parliez de maïs, madame ? Dois-je en conclure que le logis du garde est malencontreusement dans les environs ? »
Elle expliqua qu’il ne se trouvait qu’à un demi-mile, peut-être moins.
« C’est donc une chasse gardée, n’est-ce pas ? » conclut-il.
Elle soupira de plus belle et répondit par l’affirmative, en s’éloignant d’un air pensif, la tête penchée sur le côté, à la manière de tous les faisans.
« Et moi qui avais espéré fuir en territoire sauvage, gémit le porc. Ah ! Voici un martin-pêcheur. Comment allez-vous, M. Alced ? »
Mais l’intéressé – l’une des plus timides créatures sur terre – préféra s’éclipser en l’ignorant.
« Pourquoi leur donner tous ces jolis noms ? s’étonna le dindon.
— Ce genre de gaminerie typiquement humaine ne coûte rien, et cela leur fait plaisir », répliqua sèchement le cochon.
Puis, voyant s’approcher une tourterelle, il s’adressa à elle du ton le plus aimable qu’il put trouver.
« Dame Turtur Auritus, bien le bonjour… Nous faisons halte dans votre bois un instant. L’endroit est très vert, très frais, et très plaisant. Puis-je vous demander s’il est également sûr ?
— Sûr ? répéta-t-elle en se posant sur une branche de canneberge. Il n’y a ici que fusils, fusils, fusils, du matin jusqu’au soir.
— Quand même pas en cette période de l’année… si ?
— Pour nous, peu importe la période, répondit l’oiseau d’un air triste. Et quand ce ne sont pas les fusils, ce sont les pièges. Ils n’ont aucune pitié à notre égard. Nous ne mangeons que des pignes, de l’euphorbe des bois, du grain, de petits escargots… En somme, nous ne faisons de mal à personne. Pourtant, ils nous traquent, répandent du colza empoisonné pour nous piéger, nous tuent par milliers. J’ai aussi entendu dire – mais cela semble trop horrible pour être vrai – qu’il leur arrive de nous entasser vivantes dans des cages d’osier où ils nous laissent durant des jours, qu’ils nous arrachent ensuite les plumes de nos queues avant de nous fourrer dans une autre boîte, et lorsque celle-ci s’ouvre et que nous nous envolons… ils nous tirent dessus ! C’est du moins ce que l’on prétend.
— C’est un fait, approuva le cochon, d’un ton de sympathie attristée. Ces gentlemen croient ainsi abattre des « poules » et attribuent des prix aux plus habiles d’entre eux. Et dire qu’ils trouvaient vulgaires les garnements qui nous graissaient la queue pour nous donner la chasse dans les foires de village…* Dites-moi, dame Turtur Auritus, y a-t-il au monde plus grand imposteur, plus insupportable bête malfaisante que l’Homme ?
— J’ai tendance à penser qu’il n’y en a pas, répondit la tourterelle. En ce qui me concerne, je vis retirée au sommet de ce tilleul que vous voyez là ; et si je peux m’en échapper deux fois par jour pour m’abreuver et me nourrir en toute sécurité, je m’estime heureuse. »
Une jolie perdrix vint alors à passer, ses fils et filles bellement élevés marchant en file derrière elle. L’attitude de cette ravissante créature trahissait une certaine nervosité qui faisait peine à voir. Au porc qui l’avait saluée d’un respectueux “Lady Starnacineria”, elle expliqua d’un air contrit :
« À l’approche du 1er septembre, au moindre bruit, au plus léger frémissement, j’ai le cœur au bord des lèvres. Chaque pierre devient à mes yeux un chien. À quoi bon la joie que l’on éprouve à mettre au monde ces chers enfants si c’est pour les placer à la merci d’un tir ? Leur destin les condamne à être entassés à moitié morts dans une gibecière, les pattes brisées, le corps déchiqueté ; et le seigneur de ces bois se prendra pour un saint s’il partage son butin avec la cuisine d’un hôpital…
— Il n’y a pire hypocrite que l’homme, madame, approuva le cochon. Je préfère le franc et brutal coup de gueule du renard, qui n’a que faire de charité chrétienne et ne désire que son dîner.
— S’il n’y avait que le renard, ce serait certes un moindre mal… dit la perdrix dans un soupir. D’autant qu’à choisir, il nous préférera une poule commune et bien dodue. »
En soupirant de plus belle, elle s’appliqua à éventrer une fourmilière avant d’appeler ses jeunes afin qu’ils en dévorent les œufs.
« C’est pourtant un bel endroit pour y vivre », estima le porc pour entretenir la conversation.
« Il est très agréable de loger parmi tous ces navets, admit la perdrix. Et l’on trouve en quantité de l’excellente nourriture aux alentours. Mais – hélas ! – à quoi bon vivre et se donner la peine de faire éclore ses œufs ? Le chien, le fusil, la gibecière – voilà ce qui nous attend ! Ah, cher monsieur… là où est l’homme, l’existence d’une perdrix ne peut ressembler qu’à une vallée de larmes, même si elle se déroule dans le plus opulent des champs de blé. »
Sur ce, elle poussa un petit cri – « chip ! chip ! » –, frémit en ébouriffant toutes ses plumes et disparut sous la clôture pour regagner son champ de navets.

*Le ball-trap (tir au pigeon) trouve son origine en Angleterre où il se pratiquait d’abord sur des oiseaux vivants enfermés sous un haut-de-forme relié à une ficelle. Le tireur criait « pull ! » pour que l’on tire celle-ci afin de libérer la cible mouvante (d’où la confusion, en français, avec le mot « poule », qui perdure aujourd’hui). Quand le haut-de-forme a été remplacé par des cages, le terme est resté. Et à la fin du xixe siècle, lorsque la société a fini par trouver « unethical » de telles pratiques – l’action militante d’activistes de la cause animale telle que Ouida n’y étant pas pour rien –, les pigeons vivants ont été remplacés par des cibles d’argile projetées en l’air. Les porcs ont eu moins de chance, puisqu’il arrive de nos jours que des groupes de défense des animaux dénoncent la pratique du « pig wrestling », ou « greased pig », encore en usage et très populaire dans certaines foires de campagne. (N.d.T.)

À cet instant parut un lapin noir dont la queue formait un toupet blanc. Il détala si promptement que le cochon n’eut pas le temps de l’apostropher.
« Ah ! Que sa vie est triste, gémit la tourterelle. Presque autant que la mienne. Il a beau vivre sous terre de la plus humble des manières, jamais les hommes ne le laissent en paix. Quand ils n’ont rien d’autre à canarder, c’est toujours vers lui qu’ils se tournent – si encore ils ne s’avisent pas d’introduire un furet dans son terrier sans même s’annoncer… Avez-vous déjà vu spectacle plus adorable qu’une nichée de lapereaux, sur le seuil de leur garenne, en train de se frotter le museau comme de jeunes chats dans la fraîcheur du petit matin ? Mais rien ne saurait attendrir le cœur des hommes. Ils ne veulent d’eux que pour leur peau, ou pour les transformer en civet ! »
À une vache rousse et blanche qui passait curieusement la tête par-dessus la clôture, le cochon demanda :
« Et vous, chère dame, quelle opinion avez-vous du genre humain que vous connaissez si bien ?
— Oh ! Ne me parlez pas de l’homme ! s’exclama l’intéressée avec une horreur qui n’était pas feinte. Ne massacrent-ils pas mes chers enfants ? Ne me conduisent-ils pas au marché pour me vendre, mes mamelles gonflées ballottant à chaque pas entre mes pattes ? Ne me brisent-ils pas le cœur et ne me marquent-ils pas la peau au fer rouge ? Et lorsque je suis vieille, ils m’achèvent d’un coup de masse sur le front, ou en plongeant un couteau dans mon épine dorsale, et ils transforment chaque partie de mon corps – y compris les sabots et la queue ! – en mille choses indispensables pour eux. C’est écrit en toutes lettres dans tous les manuels scolaires : “L’animal le plus utile de toute la Création, c’est la vache.” Voilà ce qu’ils pensent de moi. Quant à ce que je pense d’eux… pouah ! »
S’adressant à son complice d’évasion, le cochon lui dit :
« Comme vous pouvez le constater, cher ami, chaque créature vivante est dévorée par l’homme. Qu’est-ce qui peut bien vous faire croire que vous faites exception ?
— Nul n’a de queue pareille à la mienne ! » répondit le dindon.
Revenu de sa frayeur, il était arrivé à la conclusion qu’il serait impossible à qui que ce soit de faire autre chose qu’adorer un être doté de semblable merveille.
« Mais qu’est votre queue à côté de celle du paon ? demanda le porc avec dédain. Vous n’êtes si vaniteux que parce que vous êtes ignorant.
— Est-ce qu’ils tuent aussi les paons ? s’enquit le dindon.
— Non, je ne pense pas qu’ils le font. »
Même si cela devait mettre à mal sa théorie, il ne pouvait que s’en tenir à la vérité – ce qui est loin d’être le cas des philosophes humains.
« Dans ce cas, pourquoi les élèvent-ils ? insista le dindon.
— Pour leur queue, qui est si extraordinaire, répondit spontanément le cochon.
— Ah, vous voyez bien ! »
Gonflé d’orgueil et tout à son triomphe, l’animal déploya l’objet de sa fierté aussi largement qu’il le put, en une impressionnante roue digne d’un paon.
« Meleagris Gallopavo, tel est mon nom ! criait-il, de cette voix inimitable que la nature a donnée à tous les dindons. Meleagris Gallopavo ! »
Il l’ignorait encore un quart d’heure plus tôt, mais cela ne faisait pour lui aucune différence. Il en était aussi fier que s’il l’avait su depuis toujours. Demandez au Herald’s College* : cela n’a rien d’inhabituel.
Le poitrail gonflé, les caroncules d’un rouge géranium, la queue impeccablement dressée derrière lui, aussi rigide que si elle eût été en carton, il tournait lentement sur lui-même afin que tous puissent l’admirer.
« Je suis Meleagris Gallopavo ! » lançait-il en un cri strident, tout en faisant jaillir sous ses griffes la terre sableuse du sous-bois.
Crac !
Un gourdin, en l’assommant, l’avait réduit à une boule de plumes ébouriffées sur le sol. Un chien nerveux déboula et le cueillit sans douceur entre ses mâchoires.
« C’est notre jour de chance, vieux ! s’exclama un gredin au teint maladif en se faufilant le long du champ, accompagné d’un de ses semblables. Ni vu ni connu, il nous fera dans la marmite l’usage d’une vingtaine de lapins ! T’aurais imaginé trouver un foutu dindon en vadrouille, toi ? »
Sans attendre, cet homme cruel fourra le pauvre Meleagris Gallopavo dans un sac qu’il transportait avec lui. C’était un vaurien du village voisin, venu voir s’il pourrait braconner un lapin ou deux en l’absence des propriétaires des lieux occupés ailleurs. Le cochon, lui, s’était tapi dans la mousse, parmi les euphorbes. Sa parfaite immobilité lui donnait à ce point l’aspect d’un tronc gris-brun abandonné que les voyous passèrent à côté de lui sans le remarquer.
« Je savais que sa queue serait sa perte ! » songea-t-il, attristé, tandis que son pauvre ami mort était emporté par les braconniers.
Lui-même n’avait jamais autant apprécié qu’à cet instant la peau grisâtre au poil clairsemé que la nature lui avait offerte. Comme il était commode de se confondre tel un végétal dans le paysage quand le danger menaçait !

* Institué en 1483 par Richard III d’Angleterre, le Herald’s College a pour fonction d’assigner les nouvelles armoiries et de retracer les lignages, afin de déterminer les droits héraldiques et privilèges afférents. (N.d.T.)

Me croira-t-on si je raconte que la maîtresse des lieux vint en promenade dans le bois le lendemain, et que le cochon la suivit jusque chez elle ? Il mangea si adroitement la pomme qu’elle lui offrit qu’elle se prit d’affection pour lui et le garda dans sa cour où il vit depuis en prince de tous les porcs. Il ne s’est pourtant pas consolé du triste sort réservé à son pauvre ami, et plus jamais il ne s’est risqué à révéler à un dindon son véritable patronyme : Meleagris Gallopavo.

Traduit par : Leo Dhayer [avril 2016] Blog : À l’enseigne de l’Ours danseur.
Première traduction française
Titre original : « Meleagris Gallopavo »
Publication originale : Bimbi, Stories for Children, Ouida, Chatto & Windus, London, 1882

« Meleagris Gallopavo » et sa préface ont été publiées par Bibliogs en 2016 dans la collection Synergie (volume épuisé).

Partage possible sous licence Creative Commons : Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 France (CC BY-NC-ND 3.0 FR)

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