« La Bibliophilie », de Ménippe, est paru dans La Vie parisienne du 19 mai 1928.
Les Sept plaies de l’après-guerre
I. — LA BIBLIOPHILIE
D. — Qu’est-ce que la bibliophilie ?
R. — La bibliophilie est la maladie du siècle. En 1830 on avait les vers de Lamartine ; avant la guerre c’était le tango ; maintenant on collectionne les livres : Vous voyez que ça ne va pas mieux !
D. — Quel genre de livres collectionne-t-on ?
R. — On collectionne beaucoup les livres illustrés : à cause des images ; et particulièrement les exemplaires numérotés : à cause du numéro.
D. — Quelle sorte de gens font collection de livres ?
R. — Mon Dieu, un peu tout le monde actuellement !… Les médecins beaucoup, surtout les chirurgiens… Vous comprenez, ces hommes, ils n’ont pas beaucoup de distractions : En ouvrant un ventre, en coupant une jambe, ils pensent : Avec cet argent-là, je vais me payer un beau Paul Valéry grand papier… Ça leur occupe l’esprit dans leur besogne ingrate ; ça verse un rayon d’idéal sur la triste réalité.
D. — Pouvez-vous me citer les noms des principaux artistes goûtés des bibliophiles ?
R. — Hélas ! leurs noms ne me reviennent pas : Ce sont généralement d’illustres illustrateurs inconnus.
D. — Vous rappelez-vous au moins les titres de quelques éditions rares ?
R. — Non plus… Les éditions rares n’existent d’ailleurs pas à proprement parler : tous les bibliophiles les ont.
D. — Les bibliophiles veulent-ils donc posséder toutes les éditions qui paraissent ?
R. — Toutes sans exception ! Vous savez ce que c’est qu’un collectionneur… Ils feraient une maladie s’ils manquaient d’une seule… Aussi est-ce, entre eux et les éditeurs, une véritable course à la souscription. Les marchands de papier et de caractères n’y perdent d’ailleurs rien : Comme quoi un malheur est toujours bon à quelque chose.
D. — Vous avez parlé de souscription : Qu’entendez-vous par ce mot ?
R. — Oh ! une petite opération à laquelle les bibliophiles se livrent — comme pour les élections — au moyen d’un bulletin. Cela explique peut-être pourquoi les beaux ouvrages sont aussi rares que les bons députés.
D. — Vous ne paraissez guère aimer les livres de luxe ?
R. — C’est peut-être parce que j’aime les livres tout court… Et cela, c’est sans doute le véritable luxe : celui que tout le monde ne peut pas se payer.