Le Club… Celui des cinq, que tout lecteur qui l’a connu gamin appelait le cluubeuh en choisissant l’un des titres dans la collection de la Bibliothèque Rose. Les aventures d’un chien, Dagobert, et de quatre enfants, les deux garçons, François et Mick, les deux filles… ou plutôt, la petite fille modèle, Annie, et le garçon manqué, Claude, celle qui méprisait les filles et s’exaspérait devant les garçons, mais les imitait bêtement — à mon avis de jeune lectrice, ce qui me la rendit antipathique. Après m’être passionnée pour leurs aventures et les avoir dévorées, leur chute de mon panthéon fut plus cruelle, impossible de m’identifier à aucun de ces personnages. J’avais découvert les enfants de Bonzon, Chaulet, puis Alice, devenue Nancy Drew depuis, plus indépendante, et très vite ensuite, j’ai abandonné les rivages strictement juvéniles pour Agatha Christie qui me régalait de ses énigmes autrement plus consistantes, et pour tout ce que la littérature pouvait offrir sans distinction sinon celle de l’avoir à portée de main, il faut l’avouer.
Mais, Le Club, les cinq… la série demeure mon premier émoi excité par l’aventure, difficile de le nier. Il me semble que j’espérais le moment réjouissant où, enfin, ils partaient seuls passer la nuit à un endroit mystérieux, un château, une île, toujours pourvus de paniers à goûter et de glaces, souvent occupés à compter leur argent de poche et son emploi. Le Club des cinq comblait alors mon désir d’indépendance, très réduit, de petite fille : manger des sandwiches et des gâteaux en buvant de la limonade, et avoir des sous, sans surveillance : cela paraissait le début du paradis.
Et aujourd’hui, Le Club, un demi-siècle plus tard. Et ce ne sont plus des enfants, prétend Michel Pagel.
En ouvrant Le Club, une histoire de ces enfants vieillissants, des quinquagénaires forgés par un ancien lecteur, je n’ignorais pas qu’ils seraient forcément issus du souvenir fantasmé de Michel Pagel. Je m’attendais donc à ce qu’il ne soit pas tout à fait le mien, chaque expérience littéraire partagée a le fond commun et les divergences, je dirais normales, d’interprétation. Pourtant, le premier personnage, dans le train vers Kernach, le chef à vrai dire, François, le garçon et l’aîné, je l’ai reconnu comme je l’avais vu enfant, à travers les altérations que lui fait subir l’auteur. Raide, sentencieux et parfois effrayant de rigueur dans l’application des règles, trop juste parmi les justes. Son nouveau rôle de policier amer, après une carrière qui lui pèse plus qu’elle ne lui a apporté de satisfaction, lui convient, me convient. Ensuite, ma foi, le reste de la bande et ses collatéraux se sont vite dissociés des profils que j’ai gardés en mémoire, les silhouettes sont familières comme celles de cousins éloignés peuvent se ressembler vaguement entre eux. Ce qui en fin de compte n’est pas très important, mais parfois un peu troublant, quand le manichéisme des personnages devient trop caricatural à mon goût. Ou disparaît opportunément, comme Mick, pâle copie de son frère, moins rigide, mais aussi plus effacé dans la série d’Enid Blyton, qui demeure dans ce roman inconsistant alors qu’il est à présent l’antithèse de son aîné, soigneusement écarté du récit pour s’être trouvé une autre vie, agréable. Il reste Annie qui atteint les sommets du mal de vivre conformiste ; la malheureuse aura pleuré toute sa vie, toujours une oie, mais plus très blanche. Soit. Et Claude… Qu’elle récupère les aspects les plus positifs d’une maturité instable, mais raisonnée, maîtrisant une sexualité compliquée, j’ai un peu tiqué, son statut de dominante dominée ne m’a jamais plu.
La perplexité n’a cependant pas duré, le temps de repousser l’argument qui présentait le récit comme une fable sur l’enfance et le trauma de sa fin, car Le Club est surtout un roman policier. Mâtiné de fantastique, ou d’hallucinations d’ordre psychiatrique — lisez-le pour le savoir ! —, c’est un roman glauque qui joue avec les codes de l’angoisse. En s’emparant habilement de personnages fictifs de l’enfance, des traductions en plus, Michel Pagel les confronte à des séquences de frustration, des fragmentations de leurs esprits, des pertes de conscience de la réalité, celle des adultes qu’ils sont devenus et qui les laissent insatisfaits. Peu à peu, car ils veulent par-dessus tout retrouver la virginité de leurs désirs et ce sentiment perdu d’avoir la vie devant soi, les personnages rejettent leur maturité insupportable pour reprendre les droits qu’ils estiment inaliénables, et dont ils se persuadent qu’on leur a volés en leur infligeant l’adolescence pour mieux transgresser la morale. S’il s’agit d’une fable, elle est plutôt celle du déni de l’âge, Le Club ne supporte pas de vieillir.
Au cours du quasi-huis clos, deux jours autour de Noël, dans une Bretagne enneigée plus que d’ordinaire, les morts se succèdent sous la plume nerveuse et maîtrisée de Michel Pagel. Tout l’arsenal d’Enid Blyton lui est bon pour troubler l’univers enfantin et lui donner l’aspect délabré, aussi moribond que l’est la tante Cécile, incontinente et sénile. Dagobert, le chien, est une tombe dans le jardin, la ferme d’à côté n’est plus habitée que par les rats et les souris. Ce qui débutait comme une réunion de famille, difficile mais sous le signe des gâteaux faits maison, se liquéfie peu à peu au fil des introspections, des dialogues entre les anciens membres ou avec leurs lecteurs, et puis il y a les autres, les originaux. Eux n’ont pas vieilli.
Le Club est un roman habile pour semer les miroirs du passé, les faux-semblants. Michel Pagel s’amuse, avec quelque humour noir, à basculer les points de vue sur plusieurs plans, double à chaque fois : les personnages originaux et leurs traductions, mais aussi les lecteurs dans le livre et ceux qui le lisent, les paradis perdus et les détails sordides de la réalité – ceux-là peut-être empreints d’une couche cumulée si odieuse qu’ils ruinent une bonne partie de réalisme. Et comme tout récit de suspense bien ficelé, le lecteur aura bien du mal à délaisser Le Club avant d’avoir eu le mot de la fin, à la dernière page, mieux vaut prévoir le temps nécessaire pour le terminer.
À noter, dans un ordre pratique et esthétique non dénué d’intérêt pour les amateurs de papier imprimé, le volume est agréable, parfait pour lire écroulé dans un fauteuil ou sous la couette. Léger car il n’est pas très long, la jolie couverture de Melchior Ascaride nous gratifie d’un petit trompe-l’œil, en plus d’une image symbolique des dualités du roman et de ses origines dans notre littérature de l’enfance. Elle est doublée d’une illustration intérieure réussie, qui renouvelle sans la modifier l’aspect du Club des cinq d’Enid Blyton.