Surréaliste orthodoxe et sociologue de la technocratie, juive et catholique dans sa jeunesse puis à la fin de sa vie, femme discrète mais exposée dans des photographies obscènes, femme de lettres qui n’a jamais publié de livre de son vivant : le portrait que donne Stéphanie Caron de Nora Mitrani dans un article très complet montre combien elle se plaisait dans le paradoxe.
Morte à 39 ans en mars 1961, Nora Mitrani aura eu une vie brève mais riche, de grandes amours et des amitiés précieuses, des lectures enflammées et des écrits tout aussi passionnés. La majorité de ses textes, principalement des articles parus dans des revues surréalistes, ont été rassemblés en 1988 par Dominique Rabourdin, dans un volume de 150 pages préfacé par Julien Gracq qui fut son dernier compagnon, et publié par l’éditeur ami des Surréalistes, Éric Losfeld.
Nora Mitrani, de famille juive bulgare, a dû prendre un faux nom sous l’Occupation pour ne pas être déportée à Auschwitz comme sa mère et une partie de ses proches. Elle y fait discrètement allusion dans son texte « La flamme et son ombre » : « Mais assez longtemps, la nuit ne fut pour moi qu’une nuit allemande sans soleil secret, la longue nuit confusionnelle qu’habitent les monstres ». Son frère, Michel Mitrani, a d’ailleurs réalisé Les Guichets du Louvre, un très beau film dans lequel un jeune homme tente de prévenir les Juifs de Paris de la rafle du Vél-d’Hiv, afin qu’ils se cachent. Entre panique et résignation, les personnages du roman de Roger Boussinot, adapté par le scénario d’Albert Cossery, sont autant de portraits bouleversants, rehaussés par la toujours émouvante Christine Pascal en jeune fille dont s’amourache le héros, et qu’il voudrait sauver à tout prix. Que Nora Mitrani ait choisi comme sujet de recherches sociologiques la technocratie et la bureaucratie prend également une autre résonance à la découverte des recherches d’historiens sur la bureaucratie nazie, comme Modernité et Holocauste (1989) de Zygmunt Bauman.
Le premier texte, celui qui donne son nom au recueil, est une étude de l’art de Hans Bellmer, qui fut son compagnon à la fin des années 1940. Cette étude se double d’une réflexion sur l’érotisme, et comporte à chaque page un des anagrammes de « Rose au cœur violet » trouvés par Mitrani et Bellmer, ainsi que ceux que leur ami Joë Bousquet avait concoctés de son côté : « Couvre-toi, la rue ose », « Ô l’oiseau crève-tour ! », « Sœur à voile courte », « Ô rire sous le couteau ». Les trois compères en avaient tiré un poème qui s’ouvre sur le vers « Se vouer à toi ô cruel ». Hans Bellmer avait en plus composé des anagrammes en allemand à partir de « Rosen mit violettem Herz », et avait inclus l’ensemble dans son opuscule de 1957, Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’anatomie de l’image.
Nora Mitrani donne à l’art de Hans Bellmer une visée surréaliste de résolution du hiatus entre le monde mental subjectif et le monde extérieur.
« De par sa passion de glace, brûlante, fanatique, Bellmer nous dévoile certaines solutions instinctives au conflit interminable qui toujours aura opposé l’homme à l’objet extérieur. […] Grâce à quelques-uns de ses gestes, inexplicables par la raison, surgit la complicité entre l’individu et tout ce qu’il n’est pas. »
Des autres textes du recueil, plusieurs se concentrent sur l’œuvre d’écrivains comme le marquis de Sade (« Scandale au si secret visage », « Du nouveau sur Mme de Montreuil »), Alfred Jarry (« Au centre du cyclone », « Diptyque de l’amour et du sang froid »), Katherine Mansfield (« Comme l’amandier brûlé par le gel »), Sören Kierkegaard (« La Beauté du diable », sur le Journal d’un séducteur), Fernando Pessoa (« Poésie, liberté d’être… »).
« Scandale au si secret visage » revient sur sa théorie de la poésie comme science des rapports, fondée sur l’analogie et non si l’identité. Il faut rappeler que Nora Mitrani avait fait des études de philosophie et passé une thèse sur Maine de Biran et Malebranche. C’est la vision du droit de Saint-Just qu’elle tente de cerner dans « De l’objectivité des lois », à la manière surréaliste, c’est-à-dire en privilégiant la passion sur le bien public.
Dans sa critique de Roberte ce soir de Klossowski, « Diptyque de l’amour et du sang froid », elle cite « quelques lignes de science-fiction » consacrées à une machine à inspirer l’amour. Il s’agit d’un extrait du Surmâle d’Alfred Jarry. On note qu’elle a aussi écrit un article intitulé « Villes idéales et science-fiction » (Journal de la société des auteurs, 1954), malheureusement non repris ici et introuvable. Cet intérêt pour le genre est assez rare chez les Surréalistes pour mériter d’être souligné, et ne fait que la rendre plus intéressante.
Deux textes révèlent sa conception du féminisme. À l’ocassion d’un défilé de Christian Dior, elle fustige dans « Des chats et des magnolias » l’image « érotique-fondante » exigée des femmes.
« Le fauve étincelant aux ongles de sucre candi possède une âme : cela se respire, tel le parfum blotti au creux tiède du corsage. »
À l’esthétique à la Marilyn Monroe, elle oppose les figures altières du Moyen-Âge ou de la Renaissance. « Des esclaves, des suffragettes, du fouet » proteste à la fois contre l’exigence de beauté physique imposée aux femmes, et contre le manque d’ambition de celles qui réussissent. « Elles se bornent à adopter la logique des hommes, leur œuvres et leurs tourments, et ne paraissent contentes que si leurs écrits ont fait oublier leur sexe. » En définitive, elle donne comme modèle l’héroïne d’Histoire d’O, au corps contraint mais à l’esprit libre.
Elle revient sur l’érotisme dans « Une solitude enchantée », sur la masturbation :
« je caresse un corps enchanté par le désir de l’autre, qui n’est plus le mien et qui n’est pas tout à fait le sien, mais où je découvre l’ossature de ses hanches étroites, jusqu’à son odeur, et ce sexe qui me pousse entre les jambes… »
L’intérêt pour l’érotisme, le recours à l’œuvre de Sade, un féminisme constructionniste et pro-sexe : on retrouve tout cela chez une autre surréaliste orthodoxe, Annie Le Brun, qui a pu élaborer une véritable œuvre critique à travers plusieurs livres. (Soudain un bloc d’abîme, Sade, À distance, Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, De l’éperdu…)
Le recueil se termine sur un texte autobiographique, « Chronique d’un échouage », récit de voyage sur le Rhône avec des amis. On y retrouve sa prose cristalline, son intérêt pour les superstitions et la bizarrerie en général, son regard aigu et objectif. « Toute ma vie j’ai cru aux signes. » Rencontres déterminantes, lectures décisives, goût des anagrammes et de l’érotisme – qui sont l’un comme les autres recomposition d’un corps unique mais morcelé –, toutes ces facettes irremplaçables sont condensées dans cet unique recueil, ce seul livre d’une personnalité disparue trop tôt, emportée par le cancer.