Pétain et l’Agenda de la France Nouvelle : un homme de 1914, un imprimé de 1941, des impressions du 3e millénaire

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Affiche de propagande pétainiste, par Ph. H. Noyer, 1940.

Prolégomènes à la manière des prosateurs indignés des temps anciens

Je ne sais ce que ressentent les autres bibliographes, amateurs ou professionnels, mais la recherche et l’écriture d’articles retentit pour moi de résonances intimes qui m’empêchent de disserter froidement à propos d’un objet imprimé, car il résulte d’une collaboration d’humains à commencer par l’auteur puis par tous ceux qui l’ont élaboré. Je ne nie pas ma subjectivité, au contraire, je l’affirme, parce que telles sont bien ma pensée, mes déductions, mes hypothèses, c’est ainsi clairement mon analyse et non La vérité ; j’essaye de l’approcher avec mes moyens pour la proposer à autrui qui en tirera ce qu’il voudra, ou rien. Je souhaite cependant que la rigueur des informations que je transmets n’en souffre pas — bien sûr, je peux me tromper, je ne suis pas infaillible malgré mes vérifications. J’aimerais aussi être lue pour ce que j’écris, non pour une interprétation rapide, parce que je m’évertue à choisir précisément mes mots pour être comprise comme je l’entends, j’attends le même effort du lecteur qui déciderait de me répondre.
La plupart du temps, les protagonistes responsables de l’objet imprimé que j’accapare sont morts — on pourrait s’interroger sur la manie nécrophage qu’ont les lecteurs à poursuivre de leur assiduité passionnée les disparus plutôt que les vivants, disons que c’est un sujet intéressant que je ne développerai pas ici. Pour ma part, dans la danse des séductions, je n’ai encore cultivé aucune affection monogame et je camoufle mes attirances brèves, mais sincères, sous l’étiquette de l’éclectique dispersée, je la trouve plus satisfaisante pour mon amour-propre que celle, moins honorable, de dilettante.
Au quotidien comme en théorie, j’éprouve le plus grand respect pour la vie bien qu’elle se comporte souvent injustement pour la majorité des naissants, je ne ressens pas moins de respect pour la mort qui clôt sans barguigner chaque vie avec équité : personne n’en réchappe… Et quel rapport avec l’étude dite littéraire (plus ou moins, en toute véritable humilité) ? Eh bien, lorsque je me plonge dans l’un des imprimés qui me fascinent tant, je tiens en main une espèce de survivance de tous ces gens qui l’ont façonné, un témoignage éternel, ou tout au moins leur fragment d’éternité qui me paraît déjà assez long par rapport à la durée de ma propre vie. Avec eux, comme une étrangère en visite au cœur d’un territoire voisin, j’entreprends ce qui se rapproche le plus d’un voyage temporel, au cours duquel je m’efforce de connaître les habitants, motivée par le désir de les aider à survivre encore et de découvrir une continuité de pensées et de sentiments, quels que soient les âges qui nous séparent.
En somme, le romantisme me guide avec l’espoir secret qu’à chaque génération, chaque siècle, dans chaque société, je trouverai des personnalités du domaine artistique qui, à tâtons, cheminent à mes côtés vers le même objectif : l’amélioration de notre condition à tous comme je l’envisage ; à tous : l’humanité, rien de moins. L’idéalisme n’est pas vain. À chaque époque, partout, des gens de l’espèce utopiste ont existé, se sont émus du bien-être de leurs voisins, des animaux, de la nature, de l’intégrité morale pour sauvegarder la douceur de vivre, quelques-uns accédèrent à la célébrité, d’autres, non, plus discrets ou oubliés. Et ils ont écrit, ou se sont exprimé grâce à l’art, musique, peinture, architecture, littérature…

Un pacifiste inébranlable, Frans Masereel en 1945 : « Le bilan des cinq dernières années est catastrophique : leur deuxième demeure à Equihen est rasée, plus d’appartement à Paris, plus d’atelier, la galerie Pierre Vorms pillée, meubles, livres, peintures et archives partis à la brocante ou sur le marché noir, des dizaines d’amis disparus pour toujours. »

Frans Masereel, notice biographique

Pendant mes incursions, je me garde du jugement sec, et je ne jauge pas à l’aune de mon présent les actions du passé ; dans la mesure de mes connaissances et en toute honnêteté, je tente d’éviter les préjugés, consciente cependant d’être aveuglée par certains d’entre eux qui m’ont forgée comme des acquis inexpugnables. C’est alors que ma façon d’aborder l’imprimé m’embarque parfois, et même souvent, dans de maudits voyages auxquels je ne suis jamais préparée malgré l’expérience, quand je découvre des faits déplaisants, voilés avec soin, qui mettent à mal un profil connu, que personne ou presque ne tire de sous le lit. Je pourrais me défiler et oublier ce que j’ai vu, ou traiter le sujet « scientifiquement » sans état d’âme ; un détail pénible gêne ma fuite : ma conscience ne cessera de me tourmenter.
C’est désespérant de combattre sa conscience, elle vous met le respect de la vie et de la mort dans le nez, puis le souci de la vérité, elle parle de justice et de témoignage, elle rappelle que la connaissance est cruelle, mais nécessaire pour ne pas commettre les mêmes erreurs, elle chuchote que le passé est enterré, que peut-être la vérité blessera le présent, que l’information tient de l’anecdote, etc. Et tentatrice, elle susurre aussi qu’il serait bien plus facile de s’extasier avec tous les admirateurs de ce livre, de cet auteur, de cette édition, de cette revue, plutôt que d’en dire « du mal » et en plus de l’écrire avec… fougue ? Oui, mais est-ce un défaut ? À quelle toise puis-je juger que je m’emporte ou que j’exprime raisonnablement une indignation légitime ?
Ne possédant pas de mesure adéquate, j’ai opté pour la légitimité de mes indignations. Personne ne me reprocherait mes enthousiasmes consensuels, alors en quoi mes courroux à rebours de l’opinion souffriraient d’une moindre pertinence ?
Pour qu’un être humain m’irrite plus qu’il ne le devrait, il ne lui suffit pas de s’être montré désagréable, ou médiocre dans sa vie domestique ; dommage pour l’entourage contemporain du pénible personnage, toutefois, l’attitude se cantonne à l’intimité si elle désole encore. La volonté de nuire, la compromission lucide pour gagner de l’argent confortablement, puis quand le vent tourne, effacer les traces de la conduite indigne pour conserver ce confort et jouir du succès en se fardant d’une réputation maquillée : voilà ce que je n’endure pas, même après le trépas de ceux qui en ont profité. Pendant qu’ils vivaient joyeusement, d’autres avaient pâti, d’autres étaient morts prématurément. Pendant que fortunés, ils pouvaient se construire une nouvelle vie, ceux qu’ils avaient contribué à ruiner ne s’en relevaient pas. C’était inique et le demeure.

Souvent, ces derniers [collaborationnistes] sentant le vent tourner accomplirent quelques actions « résistantes » et à la Libération, s’en trouvèrent fort aisément graciés, et même réintégrés pour leur compétences diverses dans la reconstruction, avec l’aide de « gens très bien [qui] se sont portés garants de [leurs] sentiments »
in Le silence de la mer, Vercors.

 

 Alors que fait un dessinateur célèbre du Canard Enchaîné chez Gründ dans une collection enfantine en 1941 ? L’époque, tout simplement, le journal satirique a cessé de paraître depuis 1940. Maurice Maréchal, son directeur de publication, craignant pour sa sauvegarde, a rejoint la France Libre avec sa famille.
in Henri Monier

Je ne prétends pas défaire les célébrités, ou mettre à bas les statues de génies, et ne m’effleure aucune intention de les reléguer dans un enfer, à l’instar des bibliothèques religieuses. Je n’imagine pas non plus offrir des révélations sensationnelles, seulement assembler des morceaux de vérité, dispersés pour la perdre. Ce que je veux, et que j’exigerais si j’en avais le pouvoir, c’est la vérité telle qu’elle est pour chaque étoile des arts que l’on encense ; tant pis si elle ternit l’aura que leurs admirateurs aimeraient voir luire pour des raisons que je comprends, mais que je ne peux justifier. Et peut-être, j’aspire à une certaine justice qui permettrait de sortir de l’oubli les gens talentueux, ceux qui préférèrent mal vivre et se perdre dans l’anonymat plutôt que d’imiter les prédateurs, comme Céline ; des zélotes confits en dévotion se montrent encore capables aujourd’hui de le victimiser en dépit de tous les témoignages, y compris de sa propre main. Il me semble que ces prêtres des cultes artistiques démontrent par leur aveuglement une autre forme de distorsion de la vérité, laquelle influence le présent et le futur en altérant le passé. Je ne peux la laisser perdurer, malgré le sentiment de faiblesse que j’éprouve et la probable inanité de l’exercice qui me décourage, sans m’élever contre leurs interprétations.

II [Céline] dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs – il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. « Si les Bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j’ai à faire ».
Céline, un complice des criminels nazis ?

Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) à Meudon en 1960.
Dernière photographie connue de Robert Desnos (1900-1945) au camp de Terezin, 1945.

Le 20 janvier 1940, Desnos écrit à Youki : « J’ai décidé de retirer de la guerre tout le bonheur qu’elle peut me donner : la preuve de la santé, de la jeunesse et l’inestimable satisfaction d’emmerder Hitler. »

Sol de Compiègne (extrait), écrit entre l’arrivée de Desnos à Compiègne le 20 mars 1944 et son départ pour Flöha, le 27 avril. Publié le 1er décembre 1944 dans L’Éternelle Revue sous le pseudonyme de Valentin Guillois.

Un jour nous secouerons notre poussière
Sur ta poussière
Et nous partirons en chantant.

UNE VOIX
Nous partirons en chantant
En chantant vers nos amours
La vie est brève et bref le temps.

AUTRE VOIX
Rien n’est plus beau que nos amours

AUTRE VOIX
Nous laisserons notre poussière
Dans la poussière de Compiègne
(scandé)
Et nous emporterons nos amours
Nos amours qu’il nous en souvienne

CHŒUR
Qu’il nous en souvienne.

Sol de Compiègne

Que le lecteur toujours fidèle à la fin du très-long préambule soit remercié, s’il y en reste plusieurs, je suis abasourdie ! Je dois avouer que ce monologue m’est surtout destiné, considéré comme le marqueur de ma démarche. Un agenda l’a provoqué, un almanach de 1941 qu’un citoyen a acheté il y a soixante-quinze ans. Je ne l’ai pas monnayé, il est arrivé sur mon bureau presque par hasard, déposé par une main amie au courant de mes activités bibliographes. Avant de l’ouvrir, je savais qu’il m’attristerait et me révolterait. Je l’ai repoussé ailleurs, au hasard, pour lire un autre livre plus engageant. Il a réapparu le mois suivant, je l’ai feuilleté, pour le placer sous une pile à l’écart de ma vue. À la faveur d’un rangement, le voilà hier soir. Je répugne à m’en débarrasser avant d’en avoir parlé. Personne n’en saurait rien, sinon moi… mais bien que ce soit ridicule, j’aurais mauvaise conscience, un sentiment de lâcheté parfaitement irrationnel ; encore que s’il déraisonne, il me lancine d’une façon très réaliste.

En bref (sic), je tâcherai de l’exposer avec l’indignation contenue puisque vous savez désormais combien elle bouillonne derrière les faits. Ne me prétendant pas historienne ou spécialiste de quoi que ce soit, mon approche de cet agenda se limitera à dévoiler les destins de ceux qui l’ont réalisé et, en contrepoint, les souvenirs de certains de leurs contemporains, comme des témoignages que j’aurais recueillis pendant une affaire criminelle. J’espère que leur signification humaine ne laissera personne indifférent.

Un agenda, une couverture : le miroir aux alouettes

L’Agenda de la France Nouvelle est conçu comme le plus traditionnel et populaire almanach, adroitement dépouillé de certaines rubriques habituelles pour les remplacer par de la propagande. Pour rappel, les almanachs rythmaient l’année en saisons, les semainiers ponctués de conseils pratiques pour la vie quotidienne s’agrémentaient de contes moraux et de savoirs locaux ou plus généraux sur la marche du monde. Diffusées depuis la vulgarisation de l’imprimerie, ces publications jouissaient de la faveur des foyers dont elles étaient souvent l’unique livre de chevet, hors textes religieux.
L’Agenda de la France Nouvelle est renommé avec non moins d’astuce : « Agenda » du latin agenda, gérondif du verbe agere (faire, agir), littéralement agenda signifie « les choses à faire », « ce qui doit être fait ». En conservant l’aspect rassurant de l’almanach et à sa fonction de guide, de conseiller auquel on peut confier son quotidien, il engage à l’action et au devoir pour la « France Nouvelle », celle de la « Révolution » du Maréchal Pétain. Sous ces mots, la propagande politique expose un programme qui ne doit pourtant rien à l’héritage des révolutions françaises de 1789 à la Commune, mais bel et bien aux mouvances monarchistes et nationalistes d’extrême-droite, dont les militants, peu nombreux finalement, accèdent au pouvoir grâce à la défaite.
Organisé autour du culte du chef d’État autoproclamé, ses portraits et ses réflexions, les articles vont constituer la nouvelle bible de la pensée gouvernementale, et celle-ci collabore immédiatement quoiqu’elle s’en défende. L’accent se place vertueusement sur la terre qui nourrit, la famille qui prospère, la santé à améliorer, et l’esprit que l’on se doit de conserver intact de l’intrusion des germes étrangers. Le récit de la défaite se transforme en leçon de l’Histoire, cruelle et juste d’après les rédacteurs, car elle rappelle l’Anglais, l’ennemi héréditaire depuis Jeanne d’Arc (!), la pureté menacée par tous les métèques, les juifs principalement, et des principes oubliés, comme la place de la femme au foyer, reproductrice française d’origine contrôlée, saine comme une vache laitière à l’étable.

Ph. H. Noyer – Atelier Alain-Fournier, affiche de propagande pétainiste

 

« Travail — Famille — Patrie » …, ah oui, Maréchal, nous y voilà  dans votre révolution ! et son agenda commence par…

La couverture

Agenda de la France Nouvelle, 1941 – Éditions des services d’information

La couverture est de Ph. H. Noyer (1917-1985). Il illustre l’agenda aux couleurs de la France pétainiste. Il est affichiste dans l’entreprise fondée en 1940, l’Atelier Alain-Fournier, à Lyon par Jean Demachy et Géraud de la Garde de Saignes. (À noter, Lyon était le premier choix pour l’installation du gouvernement de Pétain, l’établissement à Vichy, proche des fiefs de Pierre Laval, une décision moins anecdotique.)
L’Atelier Alain-Fournier emploie plusieurs graphistes démobilisés et s’affaire rapidement : dès 1940, ils proposent un contrat au service de l’information, c’est-à-dire à la propagande pour la dictature instaurée par Pétain — il s’est octroyé le titre de Chef de l’État français, avec le soutien d’Hitler, et le conservera quatre ans. Contrairement aux autres artistes embauchés pour des commandes directes du service de l’information, ceux de l’entreprise travailleront sur contrat avec lui de 1940 à 1944. Le commerce est le commerce, dira-t-on. Ils évitent prudemment les affiches par trop violentes, à moins qu’on ne les leur confie pas, par méfiance pour leur engagement tarifé, les responsables de la propagande ou les Allemands auront préféré privilégier les employés sous leur contrôle direct.
Après avoir reçu leur salaire durant ces quatre années, ni les patrons ni les graphistes de l’entreprise ne furent inquiétés à la Libération. En 1946, Géraud de la Garde de Saignes occupe toujours son poste, après sa « démobilisation ». Ph. H. Noyer continue sa carrière. La mention de l’Atelier Alain-Fournier disparaît de sous sa signature, qui d’ailleurs se transforme en Philippe Noyer. Il obtient du succès et ses toiles se vendent aujourd’hui encore un bon prix, trente ans après sa mort en 1985.

À la fin du mois de septembre 1943, Charlotte Salomon et son compagnon Alexander Nagler sont arrêtés dans une villa de Villefranche-sur-Mer, après une dénonciation. Ils sont déportés à Auschwitz le 7 octobre. Charlotte Salomon – alors enceinte de cinq mois – y est assassinée dès son arrivée, le 10 octobre. Mais les gouaches et les calques de *Vie ? ou Théâtre ?* sont miraculeusement sauvegardés…
Vie ? ou Théâtre ? une opérette

Kristallnacht (La Nuit de Cristal) – Charlotte Salomon (1917-1943) Souvenir du pogrom contre les Juifs du Troisième Reich qui se déroula dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938.

Philippe Noyer, né en 1917, n’était pas un enfant en 1940, il s’engagea dans l’affiche de propagande à l’âge où l’on vote (et où l’on est condamné à la prison, où l’on est déporté, ou fusillé). Il était jeune, excuseront les tendres… et cependant, bien assez mûr pour taire ses occupations durant la guerre quand elle s’acheva. Dévoué à la ligne travail, famille, patrie, il collabora à la diffusion de la propagande sous la tutelle de Pierre Laval, Paul Marion, René Bonnefoy et Paul-Louis Creyssel, puis Philippe Henriot. Aujourd’hui, le peintre est présenté par les galeries d’art comme ayant commencé sa carrière en 1943, venu juvénilement de l’École des Beaux-Arts de Lyon à Paris pour connaître la renommée. Il aurait été un étudiant heureux pour débuter malgré la guerre. Passé le conflit, il devint un artiste admiré puis un vieillard comblé : Jean-François Bory lui consacre un livre (Ides et Calendes) en 1983.
Pourtant, en 1940, il dessinait l’affiche Un seul chef : « Pétain – Un seul devoir : Obéir — Une seule devise : Servir. »

Affiche de propagande pétainiste, par Ph. H. Noyer, 1940.

(à suivre…)
(si j’ai le courage de replonger dans cet imprimé répugnant)

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