Pierre Christin : Le Futur est en marche arrière, Encre 1979

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Contre-plongée au point mort dans les précipices du temps.

 

Le Futur est en marche arrière est un recueil de nouvelles que je qualifierai (avec affection) de conception typique des années 1970, une édition enthousiaste pour des idées noires dans une collection qui apostrophe l’utopie, mais prospecte les catastrophes.
Pierre Christin a la quarantaine, sa carrière a suivi la vague foisonnante des sixties, entre influence nord-américaine d’après-guerre et contestation soixante-huitarde. Il fait ses débuts avec Mézières, un ami de jeunesse, pour lequel il scénarise les aventures utopistes de Valérian et Laureline, qu’ils publient avec succès dans Pilote, la revue pour la jeunesse turbulente. Pierre Christin collaborera ensuite avec d’autres dessinateurs de la mouvance, Enki Bilal, Patrick Lesueur, Annie Goetzinger, etc. Une démarche plus personnelle l’amène à écrire des nouvelles, engagées, pour les revues, Galaxie et surtout pour Fiction où l’on ne mâche pas son opinion en commentaire feutré. Après un passage réussi au roman chez Laffont, en Ailleurs & Demain, on le retrouve d’ailleurs aux éditions Kesselring qui annoncent clairement leur couleur politique.

En écrivant des choses relevant de ce qu’on appelle science-fiction, j’ai sans doute essayé de rendre compte tant bien que mal d’une époque où les visions prospectives s’emballent jusqu’à verser dans des abîmes qu’on voudrait croire improbables tant ils sont parfois prévisibles…
En devenant scénariste de bande dessinée, j’ai probablement tenté d’utiliser un langage dont la nouveauté pleine de richesses multiformes permet de traduire concrètement les éclatements d’une période où, comme on dit, on en prend plein les yeux, pourvu qu’on accepte de regarder bien sûr…

En janvier 1979, c’est une maison d’édition plus confidentielle encore que Kesselring qui publiera ce recueil : Encre existera deux ans, trois collections, deux hors collection, sept volumes et un directeur de collection commun aux deux éditions, Bernard Blanc.
Né d’une filiation politisée, d’une fidélité à une ligne de pensée, le recueil est aussi un prétexte pour rassembler autour de l’auteur des dessinateurs, amis et partenaires tous issus de cette même courbe culturelle et talentueuse, pour illustrer chaque nouvelle, et c’est tant mieux pour nous trente ans plus tard.
Ces nouvelles, publiées dans les revues les années précédentes sauf une inédite, développent en commun une vision sardonique et cruelle d’un futur rétrograde, au sens propre. Que les extraterrestres aient été découverts, que les hommes aient colonisé l’espace ou qu’ils se soient éliminés consciencieusement d’une manière désagréable et lente ou brutale, l’humanité a pris les chemins à rebours, toujours occupée à reproduire et entretenir les comportements les plus idiots. C’est un festival de mauvaises vibrations, de cauchemars insidieux et de fatalité poisseuse, l’espoir faiblement maintenu est étouffé avant d’avoir enflammé l’imagination. La seule histoire qui ne l’éteint pas irrémédiablement lui préserve si peu de latitude qu’on a presque l’impression que Pierre Christin l’a laissé brûler à contrecœur.

Les textes réunis ici témoignent de ce voyage à rebours au sein d’un futur qui semble porter en lui-même, dans sa formidable progression, tant de possibles facteurs de régression. Ou encore, plus modestement, ils révèlent peut-être seulement que, parti de nulle part, je ne suis pas arrivé à grand chose.

Les récits ne suivent pas l’ordre chronologique de leur parution, mais celui d’un rebours également dans le temps fictif, depuis l’avenir vers l’époque contemporaine. Étonnamment, c’est dans la première nouvelle, située si loin dans le futur que les hommes sont une espèce féroce et rare — réduite à un rôle pédagogique et spectaculaire pour les aliens en voyage touristique —, qu’apparaît l’unique et fugitif tribut à une bonne nature humaine. Les suivantes pourront révéler des traits généreux chez certains, mais c’est seulement dans le zoo que ceux-ci prennent l’attribut d’une résurgence intrinsèque à l’espèce.
Chacune des histoires enfoncera le clou sur notre croix : l’humanité est irrémédiablement inapte à la vie, mais douée de talents destructeurs. L’ambassadeur mandaté par un gouvernement qu’il honnit et seconde servilement oublie son impuissance dans les délires sexuels pendant qu’un conflit interstellaire, que ses maîtres ont provoqué, ravage l’empire humain. La vérité n’est jamais bonne à dire d’après tous les conquérants, et lorsqu’un journaliste sur le retour, dans une station émettrice ringarde, met la main sur des enregistrements originaux venus à la vitesse de la lumière, c’est l’Armageddon dans les bureaux de la station. Une terrible et glauque descente aux enfers pour la Terre et son principal actionnaire, l’héritier idiot d’un monopole commercial qui ne cessera d’épuiser les ressources que lorsqu’il ne restera plus de consommateurs. Inédit, l’avant-dernier récit préfigure nos reality-shows en donnant un frisson dans le dos : la déglingue a fait son œuvre, dans le monde dévasté, le peuple prend sa revanche en grâce au programme à la télévision qui met en scène la vie ignominieuse des nantis, pimentée de quelques ressorts dramatiques imaginés par les concepteurs de l’émission. Enfin, demain, et pour nous un présent à deux pas, armes biologiques et épuisement du sous-sol ont eu raison de la civilisation routière, une compétition brutale et truquée par l’État permet à quelques obsédés de participer au rallye automobile depuis la capitale vers le sud de la France.

L’opéra de l’espace est pour moi toujours vivant comme aire d’envol privilégiée de l’imaginaire du XXe siècle : ample ou effrayante musique céleste qui nous a fait sortir de force en quelque sorte d’un psycholo­gisme littéraire rabougri. Mais le fait divers quotidien est là aussi, qui grignote nos petites vies terrestres : sournoise ou terrifiante mocheté des puissances qui prétendent gérer nos existences et dont l’écriture doit également rendre compte.

L’épouvantable démonstration de Pierre Christin suit non seulement une chronologie, mais un plan spatial et même sociologique, oserai-je dire, inversé. La Terre est d’abord une poussière anecdotique dans l’univers, puis le berceau de l’humanité impérialiste dans un space opera, la planète mère de l’expansion colonisatrice, une fédération commerciale sans identité culturelle, avant de focaliser puis d’accentuer la netteté des deux derniers instantanés sur le territoire hexagonal. De l’espace infini à la vision vernaculaire, une seule constante perdure, le tempérament autodestructeur. Et pour narguer son lecteur, et ne pas le lasser à la répétition du leitmotiv démoralisant, l’auteur varie ses approches. Narration classique, discours nerveux, découpages serrés sur le mode télévisé des scripts, ou points de vue sous l’angle cinématographique… Le style varie, le ton reste : personnel et acide, gommant le mélodrame qui aurait pu surgir à la faveur d’une péripétie plus poignante. Pierre Christin fait peu de concessions aux sentiments dits de cœur. Son « Voici l’homme » est dur et intransigeant.

Les textes réunis ici témoignent de ce voyage à rebours au sein d’un futur qui semble porter en lui-même, dans sa formidable progression, tant de possibles facteurs de régression. Ou encore, plus modestement, ils révèlent peut-être seulement que, parti de nulle part, je ne suis pas arrivé à grand chose.

Les illustrations qui accompagnent chaque récit, d’un dessinateur différent, n’apaisent aucune des nouvelles. Toutes sont intéressantes dans leur interprétation par des artistes au faîte de leur talent à l’époque et c’est un plaisir ajouté de pouvoir les admirer en pleine page. Narquoises, angoissantes, glauques, ou glaciales, il n’y a guère que la couverture, la seule image en couleurs, qui appelle à une pensée charitable pour la solitude de l’être humain dans un monde démesuré pour lui.

Mais cette errance dans le temps et l’espace m’aura quand même écarquillé les yeux. Car je n’ai pas accompli tout seul la plupart de mes périples. Au fil d’autres histoires inventées ailleurs en commun, ce sont mes amis dessinateurs qui m’ont appris à regarder pour de bon ce qui existe, ou pourrait exister. C’est à eux, visionnaires du réel et du possible, qui ont bien voulu illustrer ce livre, que celui-ci est dédié.
Dans l’ordre : Jacques Tardi, Enki Bilal, Jean-Claude Mézières, Jean Vem, Annie Goetzinger, Patrick Lesueur.

Avec ses trente-cinq ans d’âge, le recueil demeure résolument inventif et conserve une maîtrise impressionnante de l’art du récit nauséeux, destiné à frapper fort aux endroits déjà douloureux, des alarmes provocantes que l’auteur n’avait pas tort de tirer si l’on se réfère au présent. Un constat très sombre à lire de préférence en forme.

Le Futur est en marche arrière, Pierre Christin – Éditions Encre, collection L’Utopie tout de suite — H.C. n° 1, 1er trimestre 1979 — Couverture illustrée par Jean-Claude Mézières.
Sommaire :
Préliminaire de Pierre Christin
« Visite au jardin de réacclimatation », illustré par Jacques Tardi.
« La Négociation », illustré par Enki Bilal.
« Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », illustré par Jean-Claude Mézières.
« Le Sourire de l’accumulateur insensé aux archéologues à venir », illustré par Jean Vern.
« Les 200 familles (feuilleton vespéral, fragment sabbatique) », illustré par Annie Goetzinger.
« Parmi les pièges suaves des chemins du néant… », illustré par Patrick Lesueur.

Notes :
Les titres des nouvelles ont presque tous cette musique longue qui m’a toujours plu. Ce bavardage dès le titre n’est pas pratique pour les éditeurs ni la mémoire des lecteurs, mais un réel plaisir verbal à déguster avant la lecture.
Tous les extraits sont issus du préliminaire de Pierre Christin pour son recueil.Et note finale importante, toutes les références bibliographiques du recueil, des éditions citées, du détail des publications sont disponibles sur le site de Noosfère à partir du titre de ce volume. Et vous ne pourrez y manquer la critique d’un prédécesseur renommé, Pierre Pelot, dont j’ai le bonheur de partager l’enthousiasme… un peu plus tardivement.

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