Pierre Mille – La vérité sur la découverte de l’Amérique (1923)

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« La vérité sur la découverte de l’Amérique » par Pierre Mille, est paru dans Lectures pour Tous d’octobre 1923. Le texte est illustré par Édouard Zier.

À coté de l’histoire officielle, il en est une autre qui semble ne relever que de la fantaisie. Mais qui enferme pourtant une grande part de vérité. C’est un chapitre de cette « histoire à coté » que nous donne M. Pierre Mille, dans ce piquant article d’humour dont le sous-titre pourrait être : « à quoi tient la découverte d’un monde ».

La vérité sur la découverte de l’Amérique

La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb a donné lieu à tant de récits erronés, qu’il nous paraît nécessaire de rétablir ici les faits dans leur exactitude, obscurcie depuis cinq siècles par tant de mensonges devenus des légendes contre lesquelles doivent enfin s’élever tous les esprits empreints de quelque probité.

C’est ainsi qu’il est faux que Christophe Colomb, dont les caravelles avaient alors dépassé la mer des Sargasses, aurait été obligé de demander à ses matelots révoltés un répit de trois jours pour leur donner un monde. Ce n’est là qu’une misérable invention d’Oviédo, ce piètre historien, animé d’ailleurs des plus mauvais sentiments à l’égard du grand navigateur. Nulle mention n’est faite de cet incident si dramatique, mais entièrement controuvé, ni dans le Journal de Colomb, ni dans les livres de bord de la Santa-Maria, de la Pinta et de la Nina, les trois caravelles qui, le 3 août 1492, jour à jamais célèbre, quittèrent le petit port de Palos.

Nous osons affirmer qu’il n’y a rien non plus de véritable, selon toute apparence, dans les Souvenirs de Jim O’Murphy, matelot irlandais qui fit partie des équipages de Colomb. D’après ce marin, la flottille du Génois se serait, laissée dériver grandement au nord, malgré l’emploi de la boussole et de l’astrolabe, dont l’usage commençait à peine, et dont on ne savait pas encore bien se servir.

Les trois caravelles arrivèrent de la sorte à la hauteur d’une grande île, dont l’aspect séduisit d’abord l’équipage.

Elle paraissait confortable et relativement civilisée ; on distinguait sur ses rivages des traces de culture, des animaux domestiques, des villes, et jusqu’à des demeures d’où sortaient des indigènes qui s’essuyaient la bouche, comme s’ils venaient de boire, en payant. Sur quoi Colomb, pensait que ce fût là l’Empire de la Chine, ou à tout le moins la grande île de Cipango, qui étaient le but de son expédition, aurait demandé, prenant son porte-voix : « Comment s’appelle ce pays ? » Et on lui aurait répondu, à grande et intelligible voix : « L’Angleterre ! » Alors l’illustre amiral aurait viré de bord, dégoûté. Nous pensons sincèrement qu’il n’y a là qu’une détestable imagination de cet Irlandais, injurieuse à la fois pour la Grande-Bretagne et pour les connaissances nautiques de Christophe Colomb.

On ne saurait, à mon avis, ajouter plus de foi au reste des allégations singulières de Jim O’Murphy, dont le style grossier prouve d’ailleurs une éducation fort incomplète. Après avoir fait de la seconde partie du voyage un rapport qui, on le doit reconnaître, concorde assez bien avec le journal de Colomb en ce qui concerne la plupart des événements qui frappèrent les navigateurs dans leur traversée de l’Atlantique : le mystère de cette prairie verte qui couvrait les flots, alors que nulle sonde ne trouvait le fond, les oiseaux qui venaient en grand nombre se poser sur les cordages, depuis des pélicans jusqu’à des moineaux, annonçant la proximité de la terre ferme, enfin la découverte d’une pièce de bois sculptée, qui voguait sur la mer, faisant prévoir que cette terre était habitée par des hommes, après avoir répété toutes ces choses, qui sont connues, ce membre de l’équipage de la Santa-Maria, à bord de laquelle se trouvait l’amiral, poursuit en ces termes : « Le 12 octobre 1492, nos trois navires s’approchèrent, à portée d’un trait d’arbalète, de l’île que le matelot Rodrigo de Triana avait aperçue le premier la veille, ce qui lui aurait valu la récompense de trente couronnes d’or et d’un habit de velours incarnadin, si l’amiral, par avarice (on surprend ici, sans voiles, les mauvais sentiments dont le mémorialiste est animé à l’égard de son glorieux chef) n’avait fait croire qu’avant lui il avait distingué, et annoncé, une lumière sur la rive. Cette île était basse, entièrement plantée de beaux arbres avec des palmes, d’où s’envolaient un grand nombre de perroquets verts et rouges. Sur la plage accoururent une foule d’hommes et de femmes. Ils avaient le visage cuivré, le corps complètement nu, et semblaient commandés par un cacique — ainsi qu’on sut plus tard qu’on le nommait — qui avait des plumes sur la tête, et cria à ses sujets :

« Mes amis, tout est perdu ! Voilà Christophe Colomb : nous sommes découverts ! »

Est-il besoin d’accuser les invraisemblances d’une telle version, si ridicule ! Ainsi que l’a fait prudemment remarquer l’honorable Harry John Keenstone, de l’Université de New Alexandria (Kentucky), dans sa critique raisonnée des Souvenirs de Jim O’Murphy, elle ne peut être que matériellement inexacte, puisque personne, sur les trois navires de Colomb, pas plus que Colomb lui-même, ne pouvait entendre un seul mot du langage des Caraïbes, et que ces Caraïbes ne se sont certainement pas exprimés en espagnol, ni même dans le dialecte des Japonais, dont un évêque missionnaire a signalé, il y a une cinquantaine d’années, la curieuse ressemblance avec la langue basque.

La vérité, sur la découverte de l’Amérique, est restée inconnue jusqu’à ce jour. Elle était demeurée cachée dans un manuscrit tout confidentiel dû à Christophe Colomb lui-même, et confié par ses soins, avec mission de le tenir secret, aux moines du couvent de Rabida, à quelques lieues de Palos de Moguer, avec lesquels il se trouvait, comme on ne l’ignore pas, en relations de confiance et d’amitié, et qui avaient été les premiers à croire en lui. J’ai eu le bonheur, au cours d’un récent voyage en Espagne, d’obtenir communication de ces précieux feuillets, et c’est aujourd’hui mon privilège d’en pouvoir offrir au public, avant la traduction littérale que je prépare, un résumé succinct.

Colomb était arrivé devant l’une des cinq ou six cents îles, îlots ou bancs de sable, qui constituent l’archipel des Bahama et qui forment comme une barrière devant l’île de Cuba. Derrière Cuba encore il y avait le golfe du Mexique et la péninsule du Yucatan, mais Colomb n’en savait rien. Il se croyait en Chine, ou bien près d’y arriver : sans doute dans ces îles opulentes dont Marco-Polo avait parlé, qui se lèvent dans la mer, au soleil levant, après la Chine, et qui sont le Japon.

Ce qui le confirma fort, dans cette opinion, c’est que ayant débarqué en grand appareil, revêtu de son plus bel habit pour faire honneur au roi son maître et à sa qualité d’amiral, possesseur, sous la suzeraineté de Ferdinand et d’Isabelle, de toutes les terres qu’il découvrirait, il s’adressa en espagnol, tout naturellement, à celui des sauvages qui lui paraissait le chef des autres : un homme tout nu, mais qui portait un diadème d’or, rehaussé de plumes de perroquet, lui disant : « Comment s’appelle ce pays? »

Ce cacique répondit tout aussi naturellement : « Ka-taï », ce qui voulait dire : « Je ne comprends pas ! » N’importe qui en aurait fait autant à sa place.

Mais là-dessus Colomb, tout pénétré d’émotion et d’enthousiasme, et s’admirant lui-même, malgré sa modestie, d’avoir si bien prévu où son aventureuse entreprise le devait conduire, tomba pieusement à genoux, bénissant le Seigneur, la Vierge et tous les saints, car il avait compris : « Ka-thaï », qui est le nom que donne Marco-Polo à l’immense pays que gouvernait l’empereur de la Chine. Ce qui ne l’empêcha point, sans que son esprit y aperçût aucune contradiction ni inconvénient, par un bel écrit rédigé en latin, et qui fut posé sur un cocotier, de prendre possession de cette île au nom du roi de Castille, bien que, selon sa croyance, elle eût déjà un maître : car ce maître, n’étant point chrétien, selon lui, ne comptait pas.

Un peu plus tard, ayant fait lever l’ancre, l’amiral arriva devant une île beaucoup plus grande, qui était Cuba. A ce moment, ses équipages étaient parvenus à entendre quelques mots du langage des indigènes. Ce fut donc cette fois dans le dialecte caraïbe que Colomb put poser sa question : « Comment s’appelle ce pays? » Et quel ne fut pas son émerveillement lorsqu’il s’entendit répliquer : « Coubanakan ». Cette réponse était correcte, et signifiait : « la terre de Cuba ». Mais l’amiral, qui toutes les nuits relisait Marco-Polo, ne put manquer de noter la ressemblance de ce vocable avec le nom de Koublaï-Khan, le grand empereur mongol. Cela fit qu’il prit possession de Cuba comme il avait fait de San-Salvador, avec un redoublement d’espérances. Bientôt celles-ci s’accrurent encore. Il découvrit Haïti. A cette époque, les indigènes l’appelaient Cibao. Cibao lui apparut comme une contraction locale pour Cipango, et c’est ainsi que son précieux et décevant Marco-Polo appelait le Japon. On lui parla aussi d’une ville dénommée Quiscaya. Ce fut pour lui Quisay, « la Cité céleste », qui devait se rencontrer quelque part en Chine. Et chaque soir, après avoir écouté à genoux, au milieu du cercle que formaient ses équipages, la prière récitée par le bon chapelain Alonzo Garribay, il se retirait dans sa cabine amirale, pour y écrire, avec les événements du jour, de magnifiques rêveries. Il fit vœu, dès cet instant, de doubler la rente de mille ducats d’or qu’Isabelle envoyait chaque année aux moines gardiens du Saint-Sépulcre, en attendant l’heure que, muni des immenses richesses que lui réservait l’Asie, il pût chasser de Palestine les musulmans infidèles.

Quelques semaines se passèrent ainsi, dans la fierté, dans l’ivresse d’une joie glorieuse qui ne s’affaiblissait pas. Mais un jour le doute entra dans son âme.

Cela vint, d’une façon bien inattendue, de ce qu’il trouva un matin, dans sa cabine, le matelot Cornero, employé à son service particulier, penché sur la table et contemplant la carte de l’Asie telle que l’avait tracée, quelques années avant pour le prince Henri de Portugal, le savant Jacques de Mallorca, homme versé dans toutes les choses de la navigation, habile à graver sur des planches la figure de la terre telle qu’on la connaissait alors, et à fabriquer des instruments. On avait représenté sur cette carte, suivant l’usage de l’époque, en même temps que l’aspect des continents, la forme des animaux qui s’y trouvent, et même des monstres habitant les océans qui les entourent. Cornero, un tout jeune homme, presque un enfant, dit avec ingénuité :

« Nous ne voyons point ces animaux ici, seigneur amiral ! Il n’y a point d’éléphants, point de tigres, nul dragon ; et jusqu’aux poissons qui ne sont pas les mêmes !

— Enfant, lui répondit Colomb très doucement, malgré l’inquiétude qui lui serra le cœur, tu ne sais pas ce que tu dis ! Ne parle de cela à personne…. »

Longtemps, quand il fut seul, il relut Marco-Polo, comparant ses peintures à ce qu’il avait sous les yeux. Il frémit alors d’avoir pu s’aveugler à tel point sur la réalité. Les îles où il avait abordé étaient bien belles. La tiédeur perpétuelle de l’air s’y pénétrait d’un parfum de baume et d’épices. Cela pouvait faire songer aux Indes, où les Portugais avaient des établissements. Mais, en effet, comme l’avait naïvement fait observer Cornero, on n’y voyait ni tigres, ni éléphants, ni animaux domestiques, ni cités dignes de ce nom, ni palais. Rien que de pauvres huttes de paille, et des hommes primitifs qui ne connaissaient pas même l’usage du fer ou du cuivre. Non, non ! Ce n’était pas l’Asie, il fallait bien le reconnaître, ce n’était pas l’Empire du Grand Khan, ni même la fabuleuse et riche. Cipango.

Une longue semaine il médita encore là-dessus, dans l’angoisse et le désarroi de son âme. Enfin, sur sa caravelle, il réunit le conseil de l’expédition. Il y avait là Vincent Pinzon, qui commandait la Pinta, homme cupide et ambitieux, mais bon marin, d’esprit avisé ; Esteban de Deza, parent éloigné de celui qui fut plus tard évêque de Séville ; le chapelain Garribay et plusieurs autres officiers.

Tous furent étonnés de la mine sombre de l’amiral, qui avait si bien su imposer le calme aux traits de son visage, aux instants les plus critiques de la traversée, alors qu’on se trouvait entre le ciel et l’eau sans savoir où l’on allait, si en vérité on arriverait jamais quelque part, et si même les vivres ne manqueraient point pour revenir en Espagne. Colomb, avec la franchise d’un homme de cœur, ne les fit pas attendre.

« Seigneurs, dit-il, je vous ai dit que nous allions, par cette longue route que nous avons faite, à la recherche de l’Inde et de la Chine. Quand nous avons découvert ces îles, je vous ai dit que nous y touchions…. Seigneurs, je me suis trompé. J’ai cru la terre plus petite qu’elle ne l’est. Elle est immense, et ces terres où nous sommes ne sont ni la Chine ni même Cipango. Elles sont inconnues. Personne jamais n’en avait parlé. Nous avons fait huit cent lieues marines par des chemins nouveaux ; à cette heure, nous ne savons pas où nous sommes. Telle est la vérité.

— Je ne vois pas, seigneur amiral, interrompit un peu vivement Vincent Pinzon, où vous en voulez venir. Si elles ne sont pas la Chine ou le Japon, ces îles sont autre chose. Il y en a de grandes et de petites, et d’autres encore sans doute : car nous n’avons pas fini d’explorer ces parages. On y trouve bons havres, bonnes aiguades, du bois pour gréer les navires, des vivres pour les approvisionner, sans compter diverses marchandises qui peuvent être de valeur, encore que les sauvages qui les peuplent vivent bien médiocrement : mais on en fait tout ce qu’on veut. On vit ici assez agréablement. Je voudrais bien connaître quelle importance peut avoir qu’on ait commis quelque erreur sur leur nom et leur place ! »

Ayant achevé ce discours, il se rassit, et le bon chapelain dom Alonzo Garribay prit la parole à son tour :

« D’après ce que vient de dire le seigneur amiral, de quoi le seigneur Pinzon prétend n’avoir cure, ces îles seraient inconnues….

— Elles le sont ! confirma Colomb tristement.

— Cela, poursuivit le chapelain, ne saurait être. Car toute la science du monde est dans les livres, qu’ils soient sacrés, et ce sont ceux de notre sainte religion, ou bien profanes, rédigés par les maîtres anciens. Ces livres ont tout dit, une fois pour toutes. J’en conclus que les îles découvertes par le génie de notre amiral font partie de la Chine ou du Japon, dont les livres parlent nommément, ou bien qu’elles ne sont pas : nous serions alors victimes d’une illusion de nos sens, ce qui me paraît difficile à croire.

— Nous ne sommes point, répondit Colomb, le jouet de nos sens. Comme vous, mon père, j’en suis persuadé. Ces terres existent véritablement : et cependant elles ne devraient pas exister !

— Je ne conçois point pourquoi, fit Esteban de Deza, capitaine de la Nina, personnage assez obtus, quoique grave et de bonnes mœurs.

— C’est, dit Colomb, pour la raison que vient d’en donner le père Garribay. Il n’est pas fait mention de ces terres dans les ouvrages que nous tenons de nos ancêtres, et qui font autorité. Cela est de nature à pousser certaines gens à douter du reste de ce qu’ils contiennent, ou à dire qu’il y a encore bien d’autres choses. Il en pourrait résulter des bouleversements détestables. En somme, nous avons découvert ce que nous ne devions pas découvrir ; cela n’est rien moins qu’un péché, ou en est bien proche.

— Il est vrai, confirma pensivement dom Garribay, il est vrai….

— Mais enfin, qu’en concluez-vous ? interrogea Vincent Pinzon avec quelque vivacité.

— Qu’il vaudrait mieux renoncer à notre gloire ; tenir secrètes nos découvertes ; faire en sorte que personne, en Europe, jamais n’en sache rien. Telle est ma conviction. Vous concevez quelle est ma douleur en vous en faisant part. Mais si moi, votre chef, et sans qui vous ne seriez pas où nous sommes, je suis parvenu à m’y résigner, ce qui est perdre l’honneur incomparable, immortel qui m’était dû, n’ai-je pas le droit de vous demander d’en faire autant ? »

Vincent Pinzon éclata de rire :

« Quand nous serions assez fous pour vous le promettre, dit-il, obtiendrez-vous la même discrétion de vos deux cents matelots ? Pensez-vous qu’ils reviendront en Espagne, disant : « Nous n’avons rien vu ? » et sans apporter avec eux, qui un perroquet, qui une Indienne ? Le mal est fait, si mal il y a. »

Le père Garribay leva la main.

« Parlez, mon père ! dit Colomb.

— J’admets, dit-il, qu’il est déplorable qu’il ne soit pas question de ces îles dans les traditions de l’antiquité profane ou sacrée, et que cela peut avoir de dangereuses conséquences. Mais les peut-on maintenant abandonner en se taisant éternellement sur le fait irrécusable qu’elles existent ? Cela constitue un grave problème de conscience, et, pour ma part, je n’y saurais consentir. Les devoirs de mon ministère me l’interdisent : il est ici des hommes, qu’on ne saurait laisser dans l’ignorance de la vraie foi, sans baptême, et condamnés au feu de l’enfer. Nous serions alors damnés nous-mêmes. D’ailleurs n’en avons-nous pas prêté serment dans la propre formule par laquelle nous prîmes possession de ces îles : Domine Deus, æterne et omnipotens… laudatur tua majestas quœ dignata est per humilem servum tuum efficere ut tuum sacrum nomen agnoscatur et prœdicetur in hac altera mundi parte.

— Ce qui veut dire ? interrogea Esteban de Deza, qui ne savait pas le latin.

— Cela veut dire, expliqua le père Garribay, que nous avons juré de faire connaître et de répandre notre sainte religion dans cette nouvelle partie du monde comme dans l’autre…. D’ailleurs, le seigneur Pinzon a raison : si nous revenons en Europe, il est impossible de tenir cette découverte secrète. Nous n’y parviendrons pas.

— J’y ai songé, déclara Colomb. Aussi vais-je vous dire la décision qui me paraît s’imposer : c’est de ne jamais revenir. »

Ils crurent avoir mal entendu.

« … De ne jamais revenir ! insista Colomb. On croira, en Espagne, que nous dormons au fond des océans ; nul ne s’en étonnera : l’entreprise était plus périlleuse qu’aucune qui fut jamais tentée ; son échec et sa funeste fin furent prédits. Nos noms — mon nom ! — tomberont dans l’oubli. Et nous, nous resterons ici. Nous y mourrons. Un peu de sang européen se mêlera, pour s’y confondre, avec celui des indigènes ; mais le père Garribay aura eu le temps de les convertir et de les baptiser. Certes, j’y aurai perdu la gloire que j’attendais. Mais Dieu aura la sienne. Que son saint nom soit béni ! »

Le père Garribay trembla un peu. Il eût souhaité revoir l’Espagne et reposer dans le cimetière de son couvent. Pourtant, il dit doucement :

« Je suis prêt !

— Et moi, cria rudement Vincent Pinzon, je ne le suis pas ! Je veux retourner à Palos de Moguer ! Nous avons trouvé quelque chose, je veux faire ma fortune avec ce que nous avons trouvé ! Il y a ici du coton et du poivre : je veux vendre ce coton et ce poivre. Il y a ici des hommes : je veux revenir avec un grand vaisseau, embarquer ces hommes et les vendre en Espagne ! Car les hommes, aussi, sont une marchandise ! Nul ne m’empêchera de partir. Je chargerai la Pinta, et je partirai. »

Colomb, d’une voix paisible, fit observer qu’en effet, de toutes les caravelles, la Pinta était la plus rapide, mais qu’elle était à l’ancre, sous le feu de son propre navire amiral, et qu’il n’hésiterait pas à l’envoyer par le fond au moindre signe de désobéissance à ses ordres. Le Conseil, là-dessus, se divisa. D’un côté, il n’y avait guère que Colomb et le père Garribay ; de l’autre, la plupart des officiers, avec Pinzon. Esteban restait indécis. Il semblait qu’on fût bien près de la première de ces luttes au cours desquelles, plus tard, les Espagnols se déchirèrent entre eux.

… A ce moment, le novice Cornero demanda la permission d’entrer. Il annonçait qu’un officier, que Colomb avait envoyé dans les montagnes de Cuba avec une escorte de matelots, revenait avec des nouvelles importantes. Cet officier fut admis. Il vida sur la table du conseil un sac rempli de cailloux jaunâtres, de forme irrégulière. Deux ou trois d’entre eux avaient la grosseur d’un œuf de pigeon. Les autres étaient plus petits, mais nombreux. Et tous reconnurent de l’or !

— Où l’avez-vous trouvé ? demanda Colomb.

— Sur la rive affouillée d’un ruisseau, au centre des montagnes de Cibao.

— Il y en a beaucoup ?

— Beaucoup.

— Une mine ?

— Un très gros placer. »

Esteban de Deza prit alors la parole, avec beaucoup plus de fermeté qu’auparavant :

« S’il en est ainsi, fit-il, je crois que nous pouvons rentrer, et dire ce que nous avons vu, en montrant cela. Personne au monde ne nous demandera plus si ces îles sont la Chine ou autre chose ! »

Colomb lui-même ne fit plus d’objection. Cependant, il soupirait. Il ne se doutait pas encore des malheurs que la présence de cet or dans leurs montagnes allait précipiter sur les malheureux Indiens, et que tous en mourraient. Il était heureux de recevoir, en Europe, les honneurs que méritaient sa persévérance et son génie. Mais il souffrait, dans sa fierté d’homme qui avait si longtemps médité sur la forme et les dimensions de la terre, d’avoir cru celle-ci moins grande qu’elle n’était. Il était bien savant, et son âme était belle. Mais il n’était pas philosophe et ne savait point qu’à l’origine des plus grandes découvertes il y a presque toujours une erreur salutaire.

Ainsi fut découverte l’Amérique. On voit qu’il a tenu à fort peu de choses qu’on n’en sût rien.

En complément de lecture, lire « Méditations sur l’anéantissement des arts précolombiens » (1928), de J.-H. Rosny aîné, qui commence ainsi :

« Quand les petites caravelles de la Découverte sillaient à travers l’Atlantique, qui donc se doutait que c’était le point de départ de la plus grande conquête qu’aient faite les peuples ?… Ce qu’on allait saisir, c’était un continent quatre fois grand comme l’Europe, ce qu’on allait détruire, c’était une humanité complète — un ensemble de civilisés, de barbares et de sauvages répandus sur un monde. Jamais rien de tel ne s’était vu… »

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