Pierre Mille, Le Théâtre du Grand Guignol et Comment la baleine perdit ses pieds

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Comment la baleine perdit ses pieds, Pierre Mille. Illustré par Angelina Beloff, Crès 1928.

Pierre Mille (1864, Choisy-le-Roi – 1941, Paris), un conteur qu’on oublie

 

Pierre Mille, 1899.

Journaliste pour Le Temps, essayiste et romancier, Pierre Mille est agent gouvernemental quelques années à Madagascar, il arpente ensuite l’Asie et l’Afrique et écrit de nombreux essais avant de débuter une carrière plus littéraire. Il se montre un colonialiste peu enthousiaste, persifleur même des méthodes, sans réellement s’opposer à leur application. Il défend ardemment les auteurs de l’outremer d’origine européenne, mais néglige les autochtones qui ne lui sauront pas gré de ses évaluations paternalistes. Il n’hésite cependant pas à combattre les idées reçues en maniant un humour caustique.
Sa verve l’encouragera à commettre une pièce en collaboration avec Ceylia de Vylars pour le Théâtre du Grand Guignol, L’angoisse, publiée dans Comoedia n° 146 du 20 février 1908, et au moins un roman d’une veine identique, L’ange du bizarre chez Ferenczi en 1921. Les romans, souvent légers, se succèdent, en alternance aux articles de critique publiés dans les revues. Pierre Mille écrit ses meilleurs textes pour la jeunesse et pour les amateurs de contes exotiques. De sa carrière journalistique et de sa grande popularité au début du XXe siècle, il demeure peu de traces aujourd’hui. Il fut pourtant juré du premier Prix Albert Londres en 1933, et on décerna le Prix Pierre Mille aux reportages émérites, réalisés dans les (anciennes) colonies, depuis sa mort jusqu’à la fin du second millénaire (il est possible qu’il soit encore attribué, sans certitude).

Yvonne Serruys.

Pierre Mille tient probablement son intérêt pour les arts de son épouse depuis 1909, le peintre puis sculpteur belge Yvonne Serruys (1873, Menin – 1953, Paris). Le couple fréquente Camille Claudel, voisine de leur appartement rue Saint-Louis-en-l’Île, quai de Bourbon, où il reçoit des personnalités artistiques ou politiques tous les samedis jusqu’en 1940. Yvonne est une artiste connue, issue des XX belges puis attachée à la Libre Esthétique. À noter, la fille de Pierre Mille, Clara Candiani (1902 – 1996) journaliste à l’O.R.T.F. lui est née d’un mariage précédent inconnu. Par ses fréquentes relations avec les arts, Pierre Mille a certainement eu le désir de créer de beaux livres, sa popularité lui en donnait la possibilité. Quelques volumes sortiront sous des formats luxueux ou de livres d’art plus modestes. L’entrée en guerre lui est funeste, Pierre Mille, fatigué, meurt d’une pneumonie en 1941. Son œuvre foisonnante et variée n’a pas connu de rééditions significatives, deux romans coloniaux chez L’Harmattan, tout le monde semble avoir oublié ses contes, en particulier le recueil dont il sera question plus loin. Un conte de Pierre Mille est disponible sur le blog, mis en ligne par Fabrice Mundzik : La Vérité sur la découverte de l’Amérique illustre de façon exemplaire l’humour un peu pince-sans-rire de l’écrivain.

Références :
Petit Paul, par Evenor Mamet, chez R. De Spéville, Port-Louis Île Maurice, 1914, préface de Léovillle L’Homme.
Voyage imaginaire à travers les mots du siècle par Didier Motchane
Dictionnaire des femmes belges : XIXe et XXe siècles Lannoo Uitgeverij
La Revue politique et littéraire 1901, page 757

Quelques éditions…
Barnavaux, portrait de l’auteur par Yvonne Serruys gravé sur bois par Georges Aubert, dessin de Bernard Naudin, Les Maîtres du Livre, Crès 1921
Mémoires Dada d’un besogneux de L’armistice à 1925, Crès 1921
Line en Nouvelle-Calédonie, illustré par E. Legrand, Calmann-Levy 1934
L’illustre Partonneau, L’Harmattan, présentation de Roger Little, 2013

 

 

Une édition somptueuse parut en 1931 : Douze histoires de bêtes : Éditeur Kieffer, reliure signée Kieffer, 1931, 125 pages, 500 exemplaires dont un tirage de tête de 12 exemplaires avec un dessin original et quatorze aquarelles pleine page d’Alfred Le Petit.

Des échantillons du talent d’Alfred Le Petit sont présentés sur le blog J.-H. Rosny.
Ambor le loup (Stock – 1931) [service de presse]
Ambor le loup (Stock – 1931) [édition bleue]
Ambor le loup (Stock – 1931) [édition verte]

 

Affiches pour les adaptations filmiques : Frenzy est un autre titre de Latin Quarter.

Petite digression sur le passage de Pierre Mille au Théâtre du Grand Guignol, un détour qui fut lui-même anecdotique dans la carrière de l’auteur. L’angoisse a été rédigé en collaboration avec Célia de Vylars, auteur inconnue ; le nom ne doit rien avoir d’officiel. Cette dame écrivit pour le Grand Guignol à plusieurs reprises. On lui compte en 1908 trois pièces jouées dont L’angoisse, les deux suivantes, toujours en collaboration, sont Le vampire, avec Pierre Souvestre (jouée le premier août), et Yvanowska, écrite avec Andrusq et Bosq (jouée le 2 septembre).
L’Angoisse, jouée le 20 février 1908 et publiée dans la revue Comoedia n° 146 à la même date, fut reprise à Londres, et donc traduite, dès 1908, puis montée en 1912, 1918 et 1932. Une belle longévité pour un exercice passager de Pierre Mille, qui aurait pu même demeurer fortuite si je n’avais découvert que cette pièce avait encore vécu une destinée durable au cinéma. La pièce connut pas moins de trois adaptations, peut-être une quatrième, mais le titre semble incongru, toutes sous la direction d’un seul homme, Vernon Sewell. Les écrivains crédités sont bien entendu Célia de Vylars et curieusement, un certain Pierre Mills, une transformation bien anglo-saxonne de son nom d’origine. Les trois métrages furent diffusés sous les titres de The Medium (1934), Latin Quarter (1945) et House of Mystery (1961), Ghost Ship pouvant être une quatrième adaptation, filmée au début des années 1950. Les scénarios diffèrent peu, chacun reprenant un meurtre, une intervention surnaturelle et le personnage sculpteur, et démontrent le bel engouement du réalisateur, que l’on soupçonnera être tombé sous le charme de l’histoire lors des représentations théâtrales londoniennes.
Référence : Almanach des spectacles, Flammarion 1909

 

En 1928, paraît sous la houlette de Georges-Célestin Crès, un joli album illustré par une artiste russe de talent. Un livre de prestige comme les aime cet éditeur désireux d’une ligne esthétique et soignée, mais encore raisonnable pour le lecteur peu argenté. Illustré d’une bonne cinquantaine d’illustrations d’Angelina Beloff, il est publié dans la collection des Arts et Le Livre, La Joie de Nos Enfants, en 1928, 149 pages, cartonné et dos toilé. Le titre n’est pas banal bien qu’il retentisse comme l’écho d’une œuvre déjà célèbre :

Comment la baleine perdit ses pieds

Au sommaire de ce recueil :
Comment la baleine perdit ses pieds
Le singe et la dame négresse
Le crocodile et les flamants
Le coq, les poules, la lune et le soleil
Le peintre et le cochon
Il n’y a pas si mauvais vent…
La jument et son poulain
La maman boa et son petit
La souricière
Le biberon du vendredi
L’épouvantail
Le renard et le hérisson
Initiation
Bobie et les oiseaux
Chez les sauvages
L’antique alliance
Stecky
Le cachalot sauveur
Fascination
L’ange et le loup
Les pommes

Pour les bibliographes :
Achevé d’imprimer le 25 janvier 1928 par les soins de M. Frédéric de Paemelaere directeur de la collection La Joie de Nos Enfants,  et de Georges Célestin Crès, directeur de la firme Les Arts et le Livre, sur les presses de l’imprimerie F. Paillart d’Abbeville.
Il existe a priori une version « Livre de Prix » édité par Paul Duval, je ne sais pas s’il s’agit d’un sommaire identique ou non. La date présumée est 1928, il s’agit probablement d’un rebroché et dans ce cas, il serait postérieur : rééd. Paul Duval, Les Bons Auteurs (Livre de Prix)
Les éditions Les Arts et Le Livre ont également rebroché plusieurs de leurs romans sous reliure, intitulée Romans pour la jeunesse, je possède deux exemplaires de ces rebrochés d’invendus avec d’autres titres en 1929-1930. À voir si une autre reliure ne contient pas le recueil de Pierre Mille.

L’allusion à Kipling et à ses Histoires comme ça (qui débutent par Comment la Baleine acquit son gosier) est évidente, nul plagiat mais bien un hommage à la française. Comment la baleine perdit ses pieds est publié en 1928 dans une collection ambitieuse destinée aux enfants, La Joie de Nos Enfants, par les éditions Les Arts et Le Livre, dernière maison fondée par Georges-Célestin Crès, après sa démission des éditions Crès dont il ne partageait plus la ligne éditoriale.
Comment la baleine perdit ses pieds, au même titre que le recueil de Kipling, présente des nouvelles de fantasy (à l’anglaise), principalement de contes étiologiques, des histoires qui narrent les origines d’une manière totalement imaginaire. Pierre Mille, s’il salue son prédécesseur, ne le copie pas. Ce sont des récits burlesques, sans façon, à la mode du Titi parisien, qui mettent en scène un oncle ratiocineur et son neveu, Boulot, irrévérencieux jeune garçon à qui il ne faut pas en conter de trop sèvères ! Un recueil curieusement rare, peut-être à cause de la liberté insolente du ton.

Portrait d’Angelina Beloff par Diego Rivera.

 

 

Ce recueil est abondamment illustré par des bois gravés de l’illustratrice Angelina Beloff, Ангелина Петровна Белова (23/06/1879, Saint-Pétersbourg – 30/12/1969, Mexico), une artiste russe qui vécut cependant essentiellement au Mexique après son mariage orageux avec le célèbre peintre Diego Rivera rencontré en France.

 

 

 

Bois peint par Angelina Beloff.

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