Pierre Pelot réinvente L’île au trésor après la montée des eaux, l’ère des pirates mercenaires

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"One more step, Mr. Hands," said I, "and I'll blow your brains out!" N.C. Wyeth , 1911 - Robert Louis Stevenson : Treasure Island.

L’Île au trésor par Pierre Pelot – Collection Hélios n° 19, Les Moutons électriques, 2015

 

Écrire de nouvelles histoires à propos des mythes est un exercice difficile que beaucoup d’auteurs pratiquent pourtant comme s’il s’agissait de copie facile, à peine déguisée d’un vague vernis de décor actualisé. Leurs récits ne sont pas désagréables, ils sont appliqués. Bien peu réussissent à métamorphoser, à l’instar des légendes elles-mêmes au cours des siècles, les héros et les monstres en personnages porteurs d’archétypes pour nous, lecteurs du XXIe siècle. Au regard des premiers textes de l’Histoire, s’approprier un mythe littéraire récent — comme L’île au trésor de Robert Louis Stevenson —, afin d’en réécrire le scénario dans un futur proche, est plus encore un défi lorsque la majorité des lecteurs connaît l’original, ou au moins ses adaptations romanesques, en images, en films… Comble de l’arrogance, s’emparer du récit et lui conserver le titre original, il fallait l’oser, Pierre Pelot n’a pas hésité.
Pierre Pelot s’accorde donc le luxe de rêver l’Île au trésor de Stevenson au futur, l’aventure initiatique dont le héros, Jim Hawkins, un gamin de douze ans, fut durant des générations l’une des figures archétypales du difficile passage de l’enfance à l’adolescence, confronté aux secrets des adultes, à leurs appétits, à leur violence. Sans hésitation, car l’auteur a dû lire le roman à maintes reprises, les caractères, les états d’esprit, les charnières qui articulent le déroulement sont remis en scène dans un avenir proche, très proche et aussi peu reluisant. Allons donc, une copie rénovée et colorisée, pensez-vous méfiant. Eh bien pas du tout, Pierre Pelot ne transmute pas seulement la carte sur parchemin en image numérisée sur téléphone portable, il réincarne l’action dans le nouveau contexte d’une société bouleversée par la « Grande Surprise ». C’est le nom familier qu’ont donné ceux qui l’ont vécue, et qui ont survécu, à la montée soudaine des eaux après un paroxysme du dérèglement climatique, imprévu, mais beaucoup semblent en douter.
Jim vit sur une île singulièrement réduite par l’invasion liquide, et tout comme son ancêtre littéraire, loge avec sa tante et son « presque oncle » dans une auberge, plus exactement un hôtel pour vacanciers, le Barraco. Dix ans environ se sont écoulés depuis le désastre, le tourisme renaît, devenu la seule activité de la terre encore émergée dans les Nouvelles Caraïbes… L’action démarre où elle avait atteint l’apogée avec Robert Stevenson, premier démarquage exploité comme une filiation fidèle. D’ailleurs, un cyclone approche lorsque Jim entreprend de raconter son histoire, ses occupations de racoleur de touristes tournent court, il faut comme tous les ans bricoler des résistances supplémentaires contre l’ouragan. Les indigènes ne sont pas très inquiets, les tornades s’abattent fréquemment depuis la Grande Surprise, tout est question d’habitude finalement. C’est cependant au cœur de la tempête, quand les quelques estivants plus braves ou désireux d’en avoir pour leur argent demandent une attention accrue, qu’un vieil homme débarque. Un naufragé bien qu’il arrive en taxi, qui l’éjecte dans le torrent de boue dévalant la route devant le Barraco, le lecteur le devine à la description :

Seigneur ! Sur le coup, ça ne ressemblait pas à grand-chose. Une espèce de grand oiseau noir déplumé tout en os et en maigreur, un de ces morts-vivants comme on en voit émerger de la boue noire et visqueuse des marées de pétrole. Un grand oiseau de cet acabit, un machin de ce style…

Tout est dit dans ce court extrait : le ton, les images, les rémanences de notre société, Jim est un de nos enfants, de nos frères pour les plus jeunes. Intelligent et débrouillard, il se heurte aux écueils de tous les êtres humains en phase d’adolescence annoncée. Les adultes qui l’entourent sont parfois incompréhensibles, parfois simples à déjouer lorsqu’ils tentent d’éluder les questions embarrassantes, et certains sont de sales types. Jim connaît ces derniers et les évite, mais difficile d’esquiver les gamins déjà teigneux, élevés dans le contexte cruel d’un après cataclysme. Avec l’arrivée de Billy Bones, le passé mystérieux de ses parents disparus va resurgir, et les destins crapuleux des nouveaux pirates croiser le chemin de Jim et sa famille adoptive. De véritables flibustiers, que ces hommes sans foi ni loi, qui ont profité de la Grande Surprise pour rançonner les dirigeants du monde entier, leur garantissant la sauvegarde de leur pactole contre un pourcentage conséquent. Ils ne l’ont pas fait seulement à bord de navires, mais avec tous les moyens technologiques disponibles, d’armement, de transport ou de communication. Et bien entendu, il y eut des rivalités, des règlements de compte, des traîtrises. Aujourd’hui comme il y a deux siècles, Jim est la clef qui déverrouillera l’accès au magot, le trésor…

Tepui Roraima.

C’est la grande aventure, celle qui accumule les péripéties, les dangers et les sensations fortes. C’est aussi le talent de Pierre Pelot investi dans son scénario comme un démiurge un peu fou, créant un environnement altéré, d’îles pépiantes à la touffeur menaçante de la jungle, dressant des portraits vigoureux de multiples personnages sans jamais verser dans la caricature, concoctant des affrontements violents et des moments de tendresse éperdue. L’île au trésor de Pierre Pelot, toujours à l’image de son modèle, est un roman dur, sans concession à des mièvreries qui l’affadirait, mais il ne manque ni d’humour, ni de sentiments, ni même de bonnes volontés quoiqu’elles n’apparaissent pas très morales. Le jeune narrateur pose les bornes des actions et des dialogues, directs, familiers et pourtant riches, renouvelant encore une fois l’écriture de Stevenson, qui permettent à tout bon lecteur épris d’aventures d’aborder sans limites d’âge cette île de demain.

— Les jacarés, dit-il. Ne te fie jamais à un caïman, petit, même s’il te semble mort. Surtout s’il te semble mort. Ces sales bêtes ne le sont jamais tout à fait. Même écorchées, la tête et la queue coupées…
Des images fantasmagoriques de gueules de caïmans vivantes, de queues tranchées fouettant un univers de vase me traversèrent la tête. J’avalai ma salive.

S’il faut en appeler à la critique plus sévère, la touffeur de la végétation du roman a envahi parfois de manière incontrôlable le texte qui s’étale en phrases interminables. Pierre Pelot a cédé à la fascination de sa propre imagination pour sa nouvelle Amazonie. J’avoue que le défaut rencontre ma plus grande indulgence, je suis de ceux qui les yeux grand ouverts d’étonnement s’émerveillent devant les paysages extraordinaires. Ceux-là sont époustouflants de couleurs et de bruits, d’odeurs et de mouvements. À se taper l’épaule pour chasser les moustiques ou s’essuyer le front dégouttant sous la moiteur tropicale.

[…] cette géante, molle, épaisse, gluante et sombre brousse dans toutes les gammes et nuances de verts, de bruns, d’ocres et de noirceurs, n’était pas seulement le refuge des moustiques, mais aussi de centaines, milliers, d’un nombre incalculable d’autres bêtes ô combien plus dangereuses, bêtes rampantes, volantes, bondissantes et sauteuses, jaillissantes, des bêtes et bestioles pleines de pattes, des sournoises et des bruyantes, avec des crocs et avec des dards, des monstres, un enfer.

Et puis l’emploi de mots hispanisants, les anecdotes truculentes des pirates, les réflexions futées du jeune garçon, et tant d’autres choses, le prénom de la tante, tiens : Sally-Sea, éliminent aisément ce soi-disant défaut. Et encore, plus sombre, une des plus belles descriptions que j’aie lue, naïve, cruelle et empreinte d’un réalisme digne, d’une agonie, je garde la scène en mémoire. Bref, comme dit Jim, c’est vous qui voyez.

Tepui Roraima.

Ma découverte de l’original, le roman de Stevenson, remonte à plusieurs lustres pour ne me vieillir que discrètement, l’histoire réinventée de Pierre Pelot a réussi non seulement à passionner mon imagination d’aujourd’hui, mais à raviver la mémoire de mon enfance. Comme ces cartes de pirates incomplètes que je fabriquais en double sur des feuilles de calque, lorsque mes meubles renversés devenaient un radeau hybride pour embarquer les poupées destinées aux requins et aux crocodiles, lire le récit d’hier et celui de ce futur prospectif surimpose les deux plans pour tracer la piste de croix qui mène au trésor.
Je n’avais pas lu d’aventures de pirates depuis un long moment, genre un peu délaissé depuis Stevenson ou Pierre Mac Orlan, le redécouvrir plein de bruits et de fureur en compagnie des Pilleurs d’âmes de Laurent Whale (chroniqué ici) et maintenant, grâce à Pierre Pelot et son interprétation virtuose d’un classique du XIXe siècle, m’a rendu le goût des récits maritimes. Ces deux rééditions en poche sont proposées par la jolie collection Hélios dont on ne peut que féliciter l’initiative d’avoir publié les deux romans, sous des couvertures illustrées par Howard Pyle  et ici par son élève Newell Convers Wyeth, pour ne rien gâcher.


L’Île au trésor par Pierre Pelot – Collection Hélios n° 19, Les moutons électriques, janvier 2015

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