Pierre Sales – Les Microbes pacificateurs (1887)

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« Les Microbes pacificateurs », de Pierre Sales, est paru dans Le Petit journal. Supplément du dimanche du 3 avril 1887.

Les Microbes pacificateurs

Depuis longtemps, les lauriers des duellistes célèbres empêchaient de dormir Jean Vidalou, que sa famille avait envoyé à Paris, pour y étudier la médecine.

Ce n’était pas que Jean Vidalou eût un naturel sanguinaire ; mais la lecture quotidienne des procès-verbaux de duels, qui s’étalaient dans son journal, avait fini par lui brouiller un peu la cervelle, et il lui arrivait de chercher, machinalement, au-dessous de ces procès-verbaux, son nom, et, à droite ou à gauche, à l’endroit où l’on inscrit les témoins, les noms de ses amis.

Au café des Écoles, où il se rendait régulièrement tous les soirs, pour prendre sa demi-tasse et faire une interminable partie de manille, il lisait ces procès-verbaux à ses amis, avec une voix terrible, qui donnait une fière idée de son courage. Aussi avait-on pour lui un respect spécial ; et ses camarades s’étaient dit souvent :

— Si j’ai jamais une affaire d’honneur, je demanderai à Vidalou de me servir de témoin.

Auprès de la table qu’il occupait avec ses amis, — une bande de Toulousains, — se trouvait une table, occupée, avec non moins de régularité, par des étudiants marseillais, dont le plus animé était Victorin Ramodans, futur avocat.

Les deux, bandes ne s’étaient pas liées ; elles se contentaient de se traiter avec cette courtoisie un peu solennelle qu’affectent les hommes à leur entrée dans la vie. On croyait même, parmi les habitués du café, qu’il y avait une certaine rivalité entre ces messieurs, mais on n’en connaissait pas la cause ; peut-être n’y en avait-il aucune, ou bien était-ce simplement la rivalité qui sépare le Midi de droite du Midi de gauche.

Seulement, on avait remarqué que Victorin Ramodans lisait bravement, à ses amis les Marseillais, les procès-verbaux que Jean Vidalou lisait terriblement à ses amis les Toulousains.

Et c’était tout.

Mais les gens sages assuraient que cela ne durerait pas toujours ainsi et, qu’au moment où on ne s’y attendrait pas, on verrait des choses extraordinaires.

Ce moment arriva, en effet.

Un soir, un soir d’examen, c’est-à-dire un soir où il avait bien dîné, Jean Vidalou entra au café des Écoles, le chapeau planté en arrière, la démarche crâne, suivi de ses amis, qui lui faisaient un magnifique cortège. Et ils s’arrêtèrent, saisis de stupeur, en voyant la table où ils s’asseyaient tous les soirs occupée par Ramodans et ses amis.

Ramodans avait passé, ce jour-là, son troisième examen de droit, et c’était peut-être pour cela que lui et ses amis s’étaient trompés de table. De là naquit la querelle.

Jean Vidalou s’avança ; et, dominant encore la colère qui bouillonnait en lui, il dit :

— Messieurs, c’est par erreur que vous occupez, notre place…

Victorin Ramodans répondit d’un ton ferme :

— Vous vous trompez, messieurs. Votre table est là, à gauche.

Et, d’un geste digne, il montrait une table vide, celle où lui Ramodans et ses amis prenaient place tous les soirs.

— Monsieur, répliqua Vidalou, sans se départir de la plus exquise politesse, je me permettrai de vous faire observer que, généralement, c’est vous qui êtes à gauche et nous à droite.

— Non, monsieur ! cria Ramodans en frappant sur la table un grand coup de poing qui fit tressaillir tous les verres.

— Mais c’est un démenti ! hurla Jean Vidalou.

— C’est ce que vous voudrez, monsieur !…

Il y eut alors un silence terrible. Tous les habitués s’étaient levés et montaient sur les banquettes pour ne rien perdre de cet émouvant spectacle. Même les joueurs de billard descendaient du premier et se groupaient sur le petit escalier en colimaçon. Le patron du café était venu rôder auprès des deux groupes pour les empêcher de s’égorger et pour surveiller sa vaisselle.

Jean Vidalou fut très digne. Comme si la chose était préparée depuis longtemps, il fit un signe à deux de ses amis, puis il s’assit en demandant sans un seul tremblement dans la voix :

— Garçon, ma demi-tasse !

En même temps, deux amis de Victorin Ramodans se levaient, saluaient majestueusement les deux amis de Jean Vidalou, et tous les quatre se dirigeaient vers le fond du café qui est plus tranquille. Le garçon les suivit, pour savoir ce que voulaient ces messieurs, et un d’eux dit très haut :

— Tout ce qu’il faut pour écrire !

Victorin Ramodans, ayant terminé sa demi-tasse, commanda, pour ne rien changer à ses habitudes :

— Garçon, un verre de fine !

Puis on lui porta les journaux illustrés, tandis que Vidalou fumait des cigarettes.

Dans tout le café, on ne parlait plus qu’à voix basse ; on essayait d’entendre quelques bribes de la conversation des quatre témoins ; on entendait les mots : offensé… choix des armes… épée… pistolet… quinze pas… terrain… Il était certain que les témoins de Ramodans tenaient au pistolet et ceux de Vidalou à l’épée. Ils finirent par décider qu’on emporterait des épées et des pistolets, et qu’on tirerait au sort sur le terrain.

Puis les témoins vinrent reprendre les deux adversaires et les emmenèrent.

Une grande émotion régna dans le café ; et les deux tables restèrent vides toute la soirée.

Le lendemain, deux landaus amenaient les adversaires et leurs témoins sur le plateau de Vaucresson, à une petite distance de la maison du garde. On était certain que personne ne pourrait interrompre le combat, car on avait rencontré le garde qui partait pour sa tournée quotidienne vers Louveciennes et la Celle-Saint-Cloud.

On avait trouvé une charmante clairière, bordée de jeunes arbres dans lesquels pénétrait le soleil, une clairière où les gens heureux viennent le dimanche pour dîner sur une herbe ferme et touffue. Déjà le sort avait décide que Ramodans et Vidalou se battraient à l’épée. Pendant qu’ils enlevaient leurs vêtements, on défaisait le long fourreau des épées, et cela n’en finissait pas, tellement les épées étaient longues.

Enfin, les épées nues furent données aux deux adversaires, et on les plaça en face l’un de l’autre.

C’est ici que les microbes intervinrent.

Le public, instruit par M. Pasteur, sait que la nature est pleine de microbes, qui portent en eux le germe d’une foule de maladies ; mais, ce que le public ignore, c’est que la nature renferme aussi des microbes qui agissent sur notre esprit, et qu’on peut diviser en deux grandes catégories : les microbes malfaisants et les microbes bienfaisants. Les malfaisants sont cause de tous les maux ; ce sont eux qui nous poussent aux querelles, à la guerre, aux duels : bien certainement, une horde de microbes malfaisants avait du envahir la veille, le café des Écoles, tandis que, dans cette douce et gracieuse foret de Vaucresson, au milieu de cette campagne pure, égayée par d’innombrables oiseaux, toute fleurie pondant huit mois de l’année, il n’y a que des microbes bienfaisants, des microbes de la paix. Et leur quartier général était justement la clairière adorable où deux hommes allaient s’égorger.

Il se passa alors un phénomène inouï. Un vieux microbe entra dans la tête de Jean Vidalou, en passant par le nez, et lui tint le langage suivant :

— Que vas-tu faire, Vidalou ?…, Y songes-tu !… Tuer un homme ! Tuer ce Victorin Ramodans qui est l’espoir du barreau de Marseille ? Est-ce donc pour cela que Dieu t’a mis sur la terre ?… Puis, souviens-toi : ce Ramodans n’est pas ton ami ; mais tu as pris ton café assez longtemps auprès de lui pour connaître un peu son histoire : ne sais-tu pas qu’il est fils unique, tout l’espoir de deux vieux parents ?… Vidalou empoisonneras-tu leur vieillesse ?

Pendant ce temps, un autre microbe, un patriarche, se glissait, par les yeux, dans le cerveau de Ramodans, et lui parlait avec sagesse :

— Ramodans, arrête-toi ! Tu n’as pas le droit de tuer ton semblable !… Et quel semblable ! Jean Vidalou dont tu as entendu faire assez souvent l’éloge par ses amis ; tu sais que Jean Vidalou n’a plus de père, qu’il est impatiemment attendu par uns vieille mère et une vieille tante, qui ont passé leur vie à le gâter, et qui attendent impatiemment la fin de ses études pour la gâter encore ; vas-tu le leur enlever ?… Vas-tu l’enlever aussi à ses futurs malades, à tout un quartier qui a l’espoir de se faire soigner par lui ?… Victorin Ramodans, tu ne feras pas cela !

À l’instant précis où les deux microbes terminaient leur harangue, un témoin féroce prononça le sacramentel :

— Allez !

Vidalou et Ramodans comprirent :

— Allez-vous-en !

Et, parlant en sens inverse, ils laissèrent leurs témoins sur le terrain.

Les témoins essayèrent de s’indigner, mais vainement. Les microbes pacificateurs avaient commencé par les adversaires parce que c’était plus pressé ; maintenant ils agissaient sur les témoins. Un d’eux dit :

— Il faut absolument arranger cette affaire, que diable !

On courut après Vidalou et Ramodans ; on trouva Vidalou qui cueillait des herbes médicales et Ramodans qui écoutait un rossignol ; on les ramena sur le terrain, et ils se regardèrent sans haine.

On préparait déjà un procès-verbal, où chacun retirait ce qu’il avait dit de blessant, quand un témoin proposa autre chose.

— Il faut, assura-t-il, que le duel ait eu lieu, à cause du café des Écoles.

— C’est vrai ! s’écrièrent-ils, unanimement. Mais comment ?

— C’est bien simple !

Ce témoin ingénieux ramassa la redingote de Vidalou, et, prenant un pistolet, il tira et fit un trou à la manche. Le second pistolet fut déchargé dans le chapeau de Ramodans.

À l’idée du danger que chacun d’eux aurait pu faire courir à l’autre, les deux adversaires eurent un tressaillement nerveux.

Le procès-verbal fut rédigé séance tenante et relata les moindres phases du combat.

Puis ils regagnèrent gravement leurs landaus et rentrèrent à Paris.

Ils ne reparurent que le soir, au café des Écoles, où on les félicita chaleureusement. Ramodans jugea alors qu’il serait beau de se réconcilier. Il tendit spontanément la main à Vidalou, qui la serra avec effusion. Ils s’assirent à la même table, et on les vit trinquer ensemble. Ils trinquèrent même un nombre infini de fois, parce que tous leurs amis voulurent offrir une « tournée ». Vers minait, rien ne séparait plus le Midi de droite du Midi de gauche.

— Et dire, s’écria, avec feu, le témoin si ingénieux, que… quelques lignes de plus… et ils restaient tous les deux sur le terrain !

(Photographie : duel de J. Joseph-Renaud et Campolonghi en 1911.)

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