Pierre Véron – L’Académie de l’avenir (1861)

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« L’Académie de l’avenir », par Pierre Véron, est paru dans L’Année comique, revue de 1861, E. Dentu, 1862 ; ainsi que dans Le Figaro, supplément littéraire du dimanche, du 11 janvier 1880.

L’Académie de l’avenir

— La seconde séance à laquelle vous allez assister, poursuivit l’Année Comique, est consacrée à l’examen des ouvrages proposés pour les prix de l’année 2061 (1). C’est le successeur de M. de Falloux qui est à la tribune et lit le rapport.

— Très bien, je redouble d’attention.

Le Rapporteur. — Telle est, messieurs, notre opinion sur les Toquades sublimes, recueil de poésies qui, sans nul doute, révèle un talent…

Le successeur de M. Guizot. — Je l’ai lu et je trouve pour ma part que les vers ont beaucoup de torse.

Le Rapporteur. — Si l’honorable préopinant ne m’avait pas esbrouffé par son interruption, il aurait vu que je ne cane point devant la vérité, et que je reconnais les mérites de son protégé.

Le successeur de M. Guizot. — L’auteur n’est nullement mon protégé ; seulement je manifeste une opinion sincère en disant que c’est un fameux lapin.

Le Rapporteur. — J’écarte les pompes inutiles d’une phraséologie dont je reconnais l’élégance et je pique droit au fait. Votre commission, messieurs, a pensé que l’auteur des Toquades sublimes, tout en se recommandant par une recherche exquise de style, n’a pas des qualités assez empoignantes pour mériter vos suffrages ; qu’en un mot, il manque de chien.

(Très bien ! très bien !)

Le Rapporteur. — Par contre, messieurs et chers collègues, l’Académie a cru devoir écarter un volume dont le titre lui avait cependant donné dans l’œil. L’auteur des Rigolades est sans contredit inspiré.

Le successeur de M. Dupanloup. — Je demande à placer une observation. Le mot rigolades ne me paraît pas d’un français très correct.

(Violentes rumeurs ; diverses apostrophes sont adressées à l’interrupteur).

Le successeur de M. Augier. — Nos meilleurs classiques l’ont employé en maints endroits.

Le successeur de M. Laprade. — Si vous lisiez les maîtres, vous sauriez que Ponson du Terrail s’en est servi.

Le successeur de M. Ponsard. — Champfleury lui-même lui a, — il y a deux, siècles, — donné le droit de cité, et je ne suppose pas que personne ici s’avise de contester la langue de ce modèle de correction.

Le successeur de M. Dupanloup. — Je demande pardon à mes confrères, et je retire mon observation.

Le successeur de M. Villemain. — Attrape ! Il est roulé !

Le Rapporteur. — Je reprends mon rapport dare-dare, car l’heure avance. Je vous disais, messieurs, que l’auteur des Rigolades était vraiment inspiré. Malheureusement, à côté de pièces d’une élévation qui vous épaterait tous, il se laisse aller à des écarts d’imagination auxquels il est facile de reconnaître que cette grande intelligence a une araignée dans le plafond.

(Approbation chaleureuse).

Le successeur de M. Villemain. — Qu’on le mette au clou, alors.

Le Rapporteur. — La spirituelle cascade de notre collègue ne saurait détruire la force de mon argumentation. Je conclus.

Une voix. — Bravo !

Le Rapporteur. — L’Académie, placée entre ces deux alternatives, a accordé le prix à un troisième concurrent.

Le successeur de M. Guizot. — Elle est bleue, celle-là !

Le Rapporteur. — On pourrait reprocher à l’auteur du volume d’élégies intitulé A celle qui me gobe, un trop grand abus du maniéré et des mièvreries, notamment dans la pièce numéro 6 qui a pour titre : Adieu à ma toquante ; mais le mérite d’un style sobre, quoique fleuri, a enlevé les suffrages de la commission chargée de vous représenter.

Le successeur de M. Guizot. — Voudriez-vous m’abouler le rapport ?

Le Rapporteur. — Impossible ; l’imprimeur nous a fait poser, et nous n’aurons le document imprimé que demain.

Plusieurs voix. — A demain ! à demain!

Le successeur de M. Viennet. — Pardon, messieurs, je désirais demander…

Le successeur de M. Augier. — Messieurs, je veux auparavant protester contre le rapport en ce qui concerne les Rigolades. Ce volume est digne du prix, et on prétend l’envoyer à Chaillot, tout cela par esprit de routine et pour couronner une balançoire dont le titre seul : A celle qui me gobe, indique les tendances classiques et réactionnaires ; mais nous connaissons le truc familier à nos Commissions, et je vote pour un examen supplémentaire.

Le successeur de M. Thiers. — Il y aurait un moyen de sortir d’embarras : ce serait d’adjuger le prix à un membre de l’Académie elle-même. Cette mesure n’est pas sans précédents. Il y a deux cents ans, l’honorable membre dont j’occupe le fauteuil fut ainsi choisi ; et, dans le cas où cela botterait l’Académie, j’accepterais…

Une voix. — On la connaît, papa !

Le Rapporteur. — Je suis prêt à parler de nouveau pour le maintien de mes conclusions. Grâce au ciel, j’ai une platine qui défie les contradicteurs.

Le Président. — Il me semblait qu’on avait renvoyé à demain.

Le successeur de M. Viennet. — Pardon, messieurs ; je désirais vous demander la permission de vous lire une petite fable…

Le successeur de M. Villemain, à son voisin. — Il va encore nous bassiner !

Le successeur de M. Viennet. — Une petite fable intitulée : Le Charançon et le Navet.

Avec le Charançon le Navet Jaspinait…

Une voix. — Très chocnosof ce début !

Le successeur de M. Viennet. —

Cruel !… lui disait-il.

Plusieurs académiciens. — Monsieur le président, il nous la fait toujours celle-là ; levez la séance !

Le successeur de M. Viennet. —

Cruel !… lui disait-il.

Le Président, se couvrant. — Messieurs, je vous engage à jouer la fille de l’air.

Les Académiciens, à ces mots, se précipitent vers la porte, et le successeur de M. Viennet reste seul… avec son manuscrit.

(1) La première séance se déroulait dans « L’Académie du présent ».

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