[Propos recueillis par] André Parinaud – J’ai mangé mon meilleur ami (1945)

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« J’ai mangé mon meilleur ami », propos recueillis par André Parinaud, est paru dans Regards du 1er mai 1945.

J’ai mangé mon meilleur ami

Gaston Riccordel est un homme de haute taille, a visage strié de rides, à l’aspect rude. Mais s’il vous arrive de le croiser dans la rue, je doute fort que vous deviniez, derrière sa calme apparence, qu’il fut, en particulier, le héros d’une extraordinaire aventure.

C’était un peu après l’autre guerre. Notre explorateur parcourait les Nouvelles-Hébrides en qualité de géologue. Il avait déjà visité la presque totalité de l’archipel lorsque divers renseignements l’engagèrent à entreprendre la prospection d’une petite île nommée dans le langage imagé des indigènes « le Pays de la pluie » et qui avait la triste réputation d’être peuplée d’anthropophages. Mais laissons plutôt parler notre héros.

Je recherchais à cette époque, nous dit-il, des mines de graphite et l’on m’avait signalé que l’île, possédait des gisements importants.

Un mois auparavant, un de mes amis était parti pour examiner les terrains. Mais le temps passait et comme je n’avais aucune nouvelle, je décidai à mon tour de partir en expédition.

Je débarquai sans encombre avec un petit groupe de cinq hommes, par un jour de pluie, comme il fallait s’y attendre. Je me dirigeai vers le village le plus important de l’île, celui des Carérès, situé à flanc de montagne, à quelque 1.200 mètres d’altitude. J’espérais y avoir des nouvelles de mon ami et obtenir quelques utiles indications sur les gisements.

Après un pénible parcours à travers la forêt vierge la plus dense qui soit, je parvins finalement à la bourgade. Le chef carérès était absent. J’appris qu’il se trouvait à l’enterrement d’une de ses femmes. Le village, à part quelques vieillards, était pratiquement vide.

J’entrepris, en attendant son retour, de visiter les lieux. Comme je parvenais sur l’espace central, je découvris un monument dont j’avais entendu parler depuis longtemps. Il s’agissait d’une sorte de table de sacrifice, constituée par une grande table de pierre au milieu de laquelle était fichée une lame d’acier. L’ensemble était recouvert d’une couche de sang caillé.

En interrogeant habilement les vieillards, qui se trouvaient dans le village, j’appris que dernièrement le chef avait surpris une de ses femmes en état d’adultère et qu’il l’avait proprement empalée en grande cérémonie, pour la punir de son crime. La malheureuse était enterrée aujourd’hui même…

Soudain, le chef fit irruption dans le village, suivi de ses guerriers et de ses notables. Je fus rapidement entouré et mes bagages furent mis à mal avant que je puisse esquisser la moindre protestation. Je m’attendais d’ailleurs à cet incident et je m’étais muni de peu de chose.

Les Carérès s’emparèrent d’une caisse de tabac, d’une cinquantaine de bottes de confitures qu’ils se mirent à défoncer à coups de cailloux pour les manger ensuite à pleines mains. Je donnai au chef 3.000 francs en pièces de cinq francs, une douzaine de fourchettes, une casserole et un parapluie. Il se déclara satisfait et m’invita à pénétrer dans sa case.

Je posai tout d’abord diverses questions afin de savoir ce qu’était devenu le camarade qui m’avait précédé dans cette île. Tous déclarèrent ne l’avoir pas vu. Mais je compris, aux regards qu’ils se lançaient et à leur attitude, qu’ils me cachaient quelque chose. Cependant, je n’insistai pas pour ne plus éveiller leur méfiance.

Je fis bientôt deux découvertes qui me bouleversèrent à des titres divers : la première était que les indigènes s’enduisaient le visage d’une poudre qui n’était autre que du graphite. En les interrogeant, ils me conduisirent au lieu même du gisement. C’était une veine très riche ; je ne doutais pas du succès de mon entreprise.

Mais je m’aperçus bientôt qu’il fallait déchanter quant à envisager l’exploitation de la mine. Celle-ci se trouvait être un lieu tabou, c’est-à-dire sacré, et on ne risquait rien moins que d’amener un soulèvement des indigènes de l’île en tentant le moindre forage. Les Canaques étaient d’autant plus dangereux qu’ils étaient anthropophages. J’en eus différentes preuves.

Ils m’avouèrent, en me montrant des têtes momifiées d’ennemis, qu’ils en avaient dévoré les corps. Divers ossements humains traînaient, çà et là, à travers les ruelles de la bourgade. Mais il devait m’advenir une aventure qui mit en évidence les dangers de ce cannibalisme.

Après avoir relevé les plans du gisement, je me disposai à reprendre le chemin de la côte, afin de retrouver l’embarcation en un lieu convenu, quelques jours plus tard. Je fis donc connaître, un beau soir, ma décision au chef carérès. Mais celui-ci ne l’entendit pas ainsi et s’opposa à mes projets. Plus même, afin d’annihiler toute tentative d’évasion, il résolut de me faire coucher dans sa case et de me faire surveiller nuit et jour par deux guerriers armés.

Je pouvais tout craindre d’une telle attitude et je demandai ce que signifiaient ces mesures à mon égard. Je n’étais d’ailleurs pas maltraité. Les Carérès me nourrissaient abondamment, mais je mangeais peu, car leur nourriture était infecte : elle se compose de viande avariée, de fruits verts et d’une mixture infâme qui leur sert de boisson. Je maigrissais donc à vue d’œil.

Le plus terrible, cependant, c’était la nuit. Figurez-vous que les huttes de ces sauvages grouillent de scolopendres et d’une sorte de scorpion. D’autre part, pour éviter que les vampires ne viennent les saigner, les Carérès allument des feux de branchages verts qui enfument l’habitation. Il m’était impossible de fermer l’œil. Je redoutais, enfin, qu’un ivrogne ne vînt, à n’importe quel moment de la nuit, me transpercer de sa sagaie, et mon revolver ne quittait pas ma main.

Quatre mois se passèrent ainsi !

Un beau matin, le tam-tam résonna. Je n’y prêtai d’abord pas d’attention, puis le chef me fit appeler et m’annonça qu’une tribu voisine m’avait invité à une de ses fêtes traditionnelles. Ils s’engageaient à me rendre à ma tribu adoptive le lendemain. Je ne pouvais refuser. L’affront m’aurait valu la mort.

Plein d’appréhension, je me rendis dans le village voisin qui, comble de malchance, était habité par des ennemis héréditaires de ma tribu.

Je fus reçu en grande pompe et conduit sur la place du village où un grand repas était préparé.

La cérémonie se dérouta avec un rituel vraiment religieux. Je m’assis. Derrière moi, une douzaine de Canaques étaient en position, leur sagaie à la main.

Les notables prirent place à leur tour autour d’un plat dans lequel bouillait une viande qui dégageait une odeur affreuse. Un grand silence régnait sur la multitude. On me présenta le plat. J’hésitai à me servir. Les Canaques se firent menaçants ; je reçus une bourrade. N’hésitant plus, je plongeai ma main dans le plat et en retirai un morceau de chair que je me mis à sucer. Tout le monde me regardait.

Lorsque les sauvages furent certains que j’en avais avalé une partie, ils se jetèrent avec de grands cris sur le plat et empoignèrent, à pleines mains, la viande qui s’y trouvait. J’avais cru tout d’abord être empoisonné et mon appréhension était grande. Mais ce qui m’advint était encore plus terrible.

Je vis tout à coup sortir de la calebasse qui contenait le repas une main, puis une oreille et diverses parties du corps que j’identifiai comme appartenant sans nul doute à un être humain. Mon horreur fut à son comble. Cependant, maintenant, les sauvages avaient entrepris une sorte de danse extatique et tourbillonnaient en tous sens en poussant des hurlements de damnés.

De temps à autre, ils s’arrêtaient pour boire et je fus ainsi entraîné à absorber une grande quantité d’alcool. Cependant je conservais toute ma lucidité. J’interrogeai le chef sur l’origine des aliments que nous venions de manger. Il me révéla qu’il s’agissait d’un blanc qui était mort de fièvre quelques jours auparavant dans le village et me montra divers objets lui appartenant. Nul doute : c’était mon ami. Mais pour, quelles raisons m’avaient-ils poussé à cette scène d’anthropophagie ? Je ne devais jamais le savoir.

Une tempête se déchaîna cette nuit-là et, profitant de l’abrutissement de mes gardiens, dont la plupart étaient ivres, je réussis à m’enfuir. J’errai une longue journée dans la forêt vierge. J’eus la bonne fortune de rencontrer d’expédition de Mme Osa Johnsonne, l’exploratrice bien connue (1), qui était partie justement à ma recherche. Je suis ainsi revenu à la vie civilisée.

Mon premier soin fut de déposer un rapport sur les gisements de graphite de l’île au siège de la société qui m’employait. J’ai demandé, d’autre part, qu’une enquête soit effectuée sur la mort de mon camarade.

J’ai obtenu ma mutation pour un autre poste et j’ai connu, depuis, bien d’autres aventures.

Mais, quelquefois, dit M. Riccordel, tout en déballant les sagaies qu’il a rapportées de son voyage, je songe à ce terrible épisode de ma vie et mon cœur se serre de honte et de rage.

(1) Il s’agit de l’aventurière américaine Osa Johnson (1894-1953).

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