Quel est le lien entre Gaston de Pawlowski, le film Paris brûle-t-il ? et Jean de la Fontaine ?

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Quel peut bien être le rapport entre Gaston de Pawlowski, le film Paris brûle-t-il ? et Jean de la Fontaine ?

Réponse : un âne !

Pas n’importe quel âne, d’ailleurs, puisqu’il s’agit de Joachim-Raphaël Boronali, le célèbre peintre de « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ».

L’histoire de ce canular est connue, du moins dans ses grandes lignes.

En effet, dès que l’on souhaite approfondir et connaître des détails plus précis, une chape de plomb (ou de poussière) semble s’abattre d’un coup sur les souvenirs des différents intervenants…

Selon les uns, ce canular fut monté par « Roland Dorgelès et deux complices » ; pour d’autres, par Roland Dorgelès, André Warnod et Pierre Girieud ou Dorgelès, Warnod et Jules Depaquit. Parfois, la liste s’allonge d’un ou deux noms.

Il semble bien difficile, de nos jours, d’obtenir la liste complète des protagonistes de l’« affaire J.-R. Boronali », de ceux « qui savaient » ! Laissons donc la parole aux documents d’époque…

Dans Les Humoristes : bulletin trimestriel de la Société des dessinateurs humoristes de mars 1924, André Warnod raconte ses souvenirs, sous le titre « Boronali-Aliboron » :

Le Salon des Indépendants n’a pas de jury ; pour y exposer, il suffit de faire partie de la société et, pour cela, d’envoyer son adhésion quelques mois avant l’exposition. C’est ainsi que fut inscrit le peintre Boronali (anagramme de Aliboron).

Lolo, l’âne du Lapin agile, exécuta le tableau avec un pinceau attaché au bout de la queue. L’opération eut lieu devant un huissier, qui croyait tout d’abord qu’on était venu le chercher pour faire un constat d’adultère, et n’y comprenait plus rien. Il rédigea cependant la procès verbal suivant :

« L’an mil neuf cent dix, le dix-huit mars, en mon étude et par devant moi, Paul-Henri Briomme, huissier près le tribunal civil de la Seine, séant à Paris, y demeurant, 33, rue du Faubourg-Montmartre, a comparu M…, du journal Fantasio, demeurant à Paris, 14, boulevard Poissonnière, lequel m’a exposé :

« Que, chaque année, il existe un Salon d’exposition d’œuvres diverses, dessins, peintures et sculptures, qui porte le titre d’Exposition des artistes Indépendants.

« Que cette exposition est ouverte à tous artistes et qu’il est regrettable qu’à côté d’œuvres de haute valeur, figurent des œuvres ridicules et n’ayant, de l’avis de tous et des artistes Indépendants eux-mêmes, aucun caractère artistique.

« Que dans le but de démontrer jusqu’à quel point toute œuvre est admise à cette exposition, causant ainsi un préjudice réel aux œuvres voisines, il se propose d’envoyer au dit Salon, de la part du journal Fantasio, une toile dont un âne sera le principal auteur. Que cette toile sera inscrite au catalogue sous le titre : Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique… et portera la signature de J.-R. Boronali, anagramme d’Alinoron.

« Qu’il me requiert en conséquence, afin d’établir la véracité des faits ci-dessus, d’assister à la confection de cette toile et d’en dresser procès-verbal.

« Et il a signé sa réquisition.

« Déférant à cette réquisition et assisté de M…, rédacteur à Fantasio, nous nous sommes transportés au cabaret du Lapin agile, sis à Paris, rue des Saules, où étant devant cet établissement M… et M… ont disposé sur une chaise faisant office de chevalet une toile à peindre à l’état neuf. En ma présence, les peintures de couleur bleue, verte, jaune et rouge ont été délayées et un pinceau fut attaché à l’extrémité caudale d’un âne appartenant au propriétaire du cabaret du Lapin agile, et prêté pour la circonstance par ce dernier.

« L’âne fut ensuite amené et tourné devant la toile et M…, maintenant le pinceau et la queue de l’animal, le laissa par ses mouvements barbouiller la toile en tous sens, prenant seulement le soin de changer la couleur du pinceau et de le consolider.

« J’ai constaté que cette toile présentait alors des tons divers passant du bleu au vert et du jaune au rouge, sans avoir aucun ensemble et ne ressemblant à rien.

« Après ce travail terminé, des photographies furent prises, en ma présence, de la toile et de son auteur.

« En conséquence et de tout ce que, j’ai dressé le présent procès-verbal pour servir et valoir ce que de droit. — Coût : dix-huit francs vingt centimes. »

L’opération réussit parfaitement. Les assistants, pour qu’on ne pût les reconnaître sur les photographies, avaient des loups de velours noir sur la figure. Le tableau fut exposé et peu de temps après Fantasio raconta toute l’histoire. Avant le vernissage les journaux avaient reçu un manifeste signé Boronali, chef de l’école excessiviste, et presque tous l’avaient reproduit avec des commentaires. Voilà ce que disait ce manifeste :

Holà ! grands peintres excessifs mes frères, holà ! pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. Vivent l’écarlate, la pourpre, les gemmes coruscantes, tous ces tons qui tourbillonnent et se superposent, reflet véritable du sublime prisme solaire. Vive l’Excès ! Laissons couler tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras brûlants.

Cette farce eut un immense retentissement. Dans toute la France, dans toute l’Europe on en parla. Le tableau, exposé aux Indépendants, fut acheté 500 francs par un Autrichien…

C’était une bonne farce ; mais elle avait le tort de ne pas prouver grand’chose. Les Indépendants, par le règlement de leur exposition, étaient obligés d’accrocher cette toile. Il était cependant amusant de constater que le public ne se montrait pas trop surpris en la voyant. En fait, seuls les journaux qui gravement avaient commenté le premier manifeste furent pris au piège. Il aurait d’ailleurs été profondément regrettable qu’une plaisanterie de cette sorte pût jeter le moindre discrédit dans un Salon aussi intéressant que celui des Indépendants.

Sur la photographie qui fut prise en présence de l’huissier, un masque fut mis sur le visage des organisateurs de cette mystification. Nous croyons pouvoir faire tomber ces masques qui dissimulaient les traits de Roland Dorgelès, de Jean Aubry et de nous même…

André Warnod confirme donc sa participation, ainsi que celles de Roland Dorgelès, Jean Aubry et  Paul-Henri Briomme (huissier), le père Frédé et son âne Lolo. Aucune information complémentaire.

Le catalogue de l’exposition Roland Dorgelès : de Montmartre à l’Académie Goncourt (1978) présente un document bien connu :

La légende est la suivante : « L’équipe de « Boronali ». Au premier plan, l’âne Lolo et son maître Frédé. Au second plan, Coccinelle (future Mme Raoul Nordling), Roland Dorgelès et Girieud, dont le chapeau melon est posé sur la table. Photographie, 11 mars 1910. »

A la liste d’André Warnod s’ajoutent deux noms, dont un pseudonyme. Petit souci : qui était donc cette « Coccinelle » ?

Le Moniteur de la papeterie française et de l’industrie du papier du 1er octobre 1927 indique :

« Mariage. Nous avons appris le récent mariage de M. Raoul Nordling, Conseil général de Suède à Paris, officier de la Légion d’honneur avec Mlle Suzanne Roche. »

Coccinelle serait donc Suzanne Roche.

Et bien, non ! Coccinelle se nommait, en réalité, Suzanne Turtach, comme le précise l’ouvrage Montmartre à la campagne: l’Auberge de l’œuf dur et de l’amour à Saint-Cyr-sur-Morin, publié par les éditions Terroirs en 2012 (il ne faut jamais « croiser les effluves », mais toujours croiser les sources d’informations.) :

« De son vrai nom Suzanne Turtach, Coccinelle est […] décédée en 1965. […] Ses amis peintres l’appellent Coccinelle parce qu’elle chante souvent avec un joli brin de voix une chanson qui parle de ce petit coléoptère rouge et noir. Quand Raoul Nordling, vice-consul de Suède, rencontre Suzanne, il tombe sous son charme et l’épouse le 22 juillet 1927. »

Marguerite Suzanne Antoinette Turtach a donc épousé Raoul Nordling, dont le rôle est joué par Orson Welles dans le film Paris brûle-t-il ? (puis par André Dussolier, dans le film Diplomatie) : « Raoul Nordling, le Consul Suédois qui négocia avec le gouverneur militaire allemand de Paris, le général Von Choltitz, pour tenter de le convaincre de ne pas détruire la capitale, selon les ordres express d’Hitler. »

Un nouveau nom s’ajoute ainsi à notre liste.

Dans « Histoire d’un âne : la vie et la mort de “Boronali” artiste désabusé… », paru dans L’Intransigeant du 14 juin 1932, R. Thoumazeau retranscrit une discussion avec Roland Dorgelès :

— Et Boronali, ? dis-je soudain à mon interlocuteur, qu’est devenu Boronali ?

On n’a pas oublié qu’en 1911 Roland Dorgelès avait imaginé de peindre un tableau avec la queue de l’âne du père Frédé, le vieux burgrave du Lapin agile.

L’œuvre, vraiment curieuse, avait été exposée aux Indépendants et fort remarquée sans que personne s’avisât que la signature de l’artiste jusqu’ici inconnu, un certain Boronali, était l’anagramme d’Aliboron.

— Je revois encore la scène, me dit Roland Dorgelès, il y avait : à tout seigneur tout honneur, le noble animal, Charlot dit familièrement « Lolo », le peintre Girieud, le dessinateur Genty, André Warnod et un huissier qui établit, avec un sérieux imperturbable, un constat de l’affaire. Quelques passages de ce document historique chantent encore à ma mémoire : « Ayant fixé un pinceau à l’extrémité caudale dudit animal et ayant approché de son arrière-train une toile vierge de toute souillure… » Pauvre Boronali, si distingué de caractère, c’était un collaborateur si docile, une bête si accommodante ; nourrie le plus souvent de caporal doux ! Comme peintre, Boronali a connu les honneurs de la dernière heure, mais c’est en poète qu’il est mort. Pendant la guerre, Frédé, estimant que la Butte, sous les gothas, perdait chaque jour de son charme champêtre et bocager, avait émigré à Saint-Cyr-sur-Morin. Il emmena Lolo dans sa retraite. Mais le cher ami ne tarda pas à dépérir. On le voyait bâiller sa vie, non pas la braire ; sous un essaim de mouches tsé-tsé, il passait, lamentable, gravé, l’oreille basse et la queue morne par les champs dont il négligeait la succulente verdure. Le mal du siècle le minait : avec Montmartre il avait perdu le goût de la vie. Si bien qu’un soir sans lune, le sentimental Boronali se précipita dans le Grand-Morin qui garda longtemps le cadavre et le secret de cette belle âme.

Frédé, qui survenait avec une bouteille de vin corse, avait entendu la fin de l’entretien.

— Moi, dit-il, en remplissant les verres, je connais l’histoire autrement…

Dorgelès nous donne le véritable nom de l’âne : Charlot, dit « Lolo » et ajoute un nom : le dessinateur Genty.

La liste s’allonge !

Il est temps de revoir la célèbre photographie, sans les masques cette fois et de nous replonger dans Montmartre à la campagne: l’Auberge de l’œuf dur et de l’amour à Saint-Cyr-sur-Morin, déjà cité :

Selon cet ouvrage (décidément bien utile !), les personnes présentes sont :

1e rang, de gauche à droite : Georges Auric, Pierre Girieud, Coccinelle, Roland Dorgelès, André Warnod et le père Frédé.

2e rang, de gauche à droite : Charles Genty, Jean Aubry.

Nouveau nom : Georges Auric, « musicien en graine », était présent.

Le nombre de personnes qui étaient dans la confidence de cette mystification ne cesse de s’allonger.

Nous avons donc évoqué La Fontaine, au travers de l’âne Aliboron/Boronali ; le film Paris brûle-t-il ?, par le biais de Raoul Nordling, mari de Suzanne « Coccinelle » Turtach ; reste donc Gaston de Pawlowski…

Le 9 novembre 1924, à l’occasion d’une « Conversation avec Cyrano » publiée dans la revue Cyrano sous le titre « Tableaux et marchands de tableaux », Gaston de Pawlowski écrit :

« Au temps où je dirigeais le journal Comœdia, nous nous étions efforcés […] André Warnod, quelques amis et moi, de satisfaire plus exactement aux exigences d’un jury moderne. En présence d’un huissier, dûment assermenté et convoqué dans un coin discret de Montmartre, nous avions fait peindre une œuvre impressionniste par un âne authentique qui s’était borné à fustiger gaiement la toile au moyen de sa queue préalablement trempée dans de la peinture. Aucune main humaine n’avait touché à ce chef-d’œuvre ; le procès-verbal de l’huissier en faisait foi. C’est assez vous dire qu’il fut reçu avec enthousiasme par le jury d’un Salon Indépendant. Comme on ne pouvait décemment demander à Maître Aliboron de signer, on s’était borné à retourner son nom et à inscrire sa demande d’admission sous celui de Boronali. La sonorité italienne du mot avait plu et le chef-d’œuvre de Boronali fut goûté comme il convenait par tous les amateurs d’art nouveau qui visitèrent le Salon. »

Gaston de Pawlowski était, lui aussi, dans le secret.

Ce n’est pas une surprise : Pawlowski était un critique d’Art reconnu et respecté, mais il était aussi réputé pour son humour débridé.

A cette époque, il était rédacteur en chef de Comœdia (auquel collaborait André Warnod) et publiait dans Le Rire (auquel collaborait Jules Depaquit), ainsi que dans Fantasio (dont le directeur était Jean Aubry). N’oublions pas que Roland Dorgelès a reconnu avoir monté cette supercherie pour le compte de Fantasio ! Le monde est petit, très petit…

Voici la liste la plus complète, à ce jour, des personnes qui ont monté cette supercherie ou qui étaient dans la confidence :

  1. Roland Dorgelès (pour le compte de Fantasio)
  2. André Warnod (collaborateur de Comœdia)
  3. Jean Aubry (directeur de Fantasio, magazine publié par le journal Le Rire)
  4. Pierre Girieud (peintre)
  5. Charles Genty (illustrateur)
  6. Coccinelle, alias Suzanne Turtach (future épouse de  Raoul Nordling)
  7. Jules Depaquit (illustrateur, collaborateur de Le Rire)
  8. Georges Auric
  9. Frédéric Gérard, dit le père Frédé (pour en savoir plus sur « le père Frédé » et Le Lapin agile)
  10. Charlot, dit Lolo, alias Joachim-Raphaël Boronali (âne)
  11. Paul-Henri Briomme (huissier)
  12. Gaston de Pawlowski (rédacteur en chef de Comœdia, collaborateur de Le Rire et Fantasio)

Dans Les Potins de l’histoire (2011), Antoine Da Sylva ajoute : « Christian Gentil et la muse de Montmartre », sans apporter aucune preuve, ni information complémentaire. (Information non vérifiée)

Terminons en évoquant le devenir du tableau « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ».

Il est conservé dans l’Espace culturel Paul Bédu, à Milly-la-Forêt, suite à une donation en 1990 :

« Grand amateur d’art issu d’une famille de Milly-la-Forêt, un administrateur d’immeubles nommé Paul Bédu acquiert l’œuvre en 1953. Près d’un demi-siècle plus tard, la collection de ce passionné est léguée à la ville de Milly qui ouvre dans la foulée un centre culturel pour mettre en valeur ce don incroyable composé de quelque 170 pièces. »

Complément de lecture : « L’âne qui peint avec sa queue [Boronali au Salon des Indépendants, 1910] » (1991), de Daniel Grojnowski.

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