Raphaël Lightone – Le Talisman (1904)

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« Le Talisman », de Raphaël Lightone, est paru dans Mon Journal n° 45 du 6 août 1904. Les illustrations sont de Georges Conrad.

Le Talisman

Un matin, les crieurs du palais annoncèrent par la ville la mort du roi Kandar, et ils enjoignirent au peuple de prendre le deuil et de ne point sortir, durant deux jours, des maisons dont on devait tenir les portes closes.

Le puissant monarque, cependant, ne laissait point de regrets parmi les millions de sujets qui, toujours, avaient en tremblant prononcé son nom, tant était grande la frayeur qu’il inspirait. C’est que le roi Kandar, d’humeur batailleuse, avait entraîné son peuple dans les pires catastrophes, par l’unique désir, toujours insatiable, d’agrandir ses États.

Kandar, qui avait toujours été vainqueur, mourait du chagrin de ne plus pouvoir l’être. Il avait perdu le talisman qui lui avait assuré toutes ses victoires : ce talisman était un étendard magique qu’il tenait de ses aïeux, et qui avait toujours rendu victorieux ceux qui l’avaient possédé.

Or, depuis peu, le frère cadet de Kandar, Myrlane, roi d’un État voisin, s’était emparé par ruse du talisman.

A l’issue des funérailles, le testament du défunt fut lu au peuple du haut du balcon d’honneur du palais.

« L’étendard qui fit notre nation toujours victorieuse, avait écrit Kandar, nous a été ravi par notre frère ennemi Myrlane, le roi félon. Mes deux fils Zila et Zilès sont jumeaux et ont des droits égaux à la couronne ; notre volonté est qu’elle appartienne à celui des deux princes qui rendra à notre patrie son précieux talisman. »

Il y eut à cette lecture un murmure attristé dans le peuple, qui se demandait anxieusement qui régnerait de Zila ou de Zilès ?

Le sort de la nation paraissait devoir être bien différent selon que l’un ou l’autre serait roi.

Zilès avait, de son père, le caractère dur et impitoyable, l’humeur batailleuse, l’esprit aventureux, et une grande ambition. Zila, au contraire, avait grandi dans la tendresse de sa mère dont il avait la douceur et la bonté. Dans les jours qui suivirent, le conseil de régence décréta qu’une formidable armée serait levée pour être donnée au prince Zilès, qui venait d’envoyer sa déclaration de guerre au roi Myrlane.

Et quand Zila, à son tour, exposa ses projets, on le crut fou.

« Un bon cheval et mon luth me suffiront pour me rendre à la cour de mon oncle Myrlane et tromper en route l’ennui, dit-il.

— Tu ne veux donc pas être roi, Zila ? lui demandait la reine, sa mère, lorsque le lendemain il lui fit ses adieux.

— Mère, dit-il, si le roi doit forcément faire la guerre, fermer les oreilles aux plaintes de son peuple, fermer ses yeux pour ne point voir ses misères et ne point souffrir de ses souffrances, et s’il doit murer son cœur pour ne point l’aimer, je ne saurais être roi, en effet. Mais j’obéirai à la dernière volonté du roi mon père, j’irai à la cour de Myrlane, et je tenterai, par de pacifiques moyens, la conquête de notre étendard. Mais je crois bien, mère, que mon bien-aimé frère Zilès, vaillant et fort, et déjà grand capitaine, saura mieux porter le fardeau d’un sceptre que moi-même. »

Quelques jours plus tard, une armée immense se mettait en marche sous le commandement de Zilès, qui n’entendit sur son passage que les sanglots des mères et des sœurs, à qui l’on prenait leurs fils et leurs frères.

Le soir de ce même jour, un cavalier s’éloignait, seul et sans suite, par un autre chemin, et quand il fut dans la campagne, comme le soir était calme et beau, le cavalier laissa la bride sur le cou de son cheval, et il se mit à chanter des vers qu’il composait en s’accompagnant sur un luth : c’était le prince Zila qui s’en allait, à sa façon, à la conquête d’un trône.

Après de longs jours de marche, un soir, à l’heure où le crépuscule tombait, Zila arriva dans un village où régnait une grande tristesse ; les seuls habitants étaient des vieillards, des femmes et des enfants.

A l’hôtellerie où il demanda un gîte pour la nuit, le prince apprit qu’il était dans les États du puissant roi Myrlane, qui avait appelé pour la guerre tout ce que son royaume comptait d’hommes valides.

Les femmes en larmes, les vieillards attristés maudissaient la guerre et prédisaient d’avance la défaite du prince Zilès, dont la témérité devait être châtiée par la magie de l’étendard-talisman. Zila apprit encore

qu’il n’était plus qu’à quelques journées de marche de la capitale, où la princesse Aurore avait la garde du précieux étendard.

Zila, qui entendait ce nom pour la première fois, demanda curieusement :

« Qu’est-ce donc, messieurs, que la princesse Aurore.

— C’est, lui répondit-on, la fille du roi Myrlane, la créature la plus parfaite du royaume ; jolie autant que bonne, douée de toutes les grâces et de tous les talents. »

Cette nouvelle était faite pour surprendre le prince, car les deux frères Myrlane et Kandar étaient brouillés depuis leur jeunesse, et jamais Zila n’avait entendu dire qu’il eût une cousine.

Quand, le soir du deuxième jour, Zila arriva devant la capitale, les difficultés commencèrent, car l’armée, massée sous les murs de la ville, en défendait l’entrée et attendait l’armée ennemie de Zilès, dont on annonçait l’arrivée.

« Je suis, dit-il aux soldats qui l’interrogeaient, un pauvre troubadour qui gagne sa vie à chanter ses chansons. »

Les soldats jugèrent qu’un troubadour était un mince personnage, peu inquiétant pour la sûreté de l’État, et ils pensèrent que si ce troubadour était un espion, il valait mieux l’enfermer dans la ville, où il serait prisonnier, que le laisser libre.

« Allez chanter par la ville, poète, lui dirent-ils, vous serez bien reçu si vous savez composer des vers où vous célébrerez la puissance de Myrlane et notre certitude de la victoire. »

Le lendemain, dès l’aube. Zila pénétrait dans la cité.

… Sur le balcon d’honneur du palais, où elle se tenait avec son page, la princesse Aurore se mit soudain à écouter attentivement.

« Oh ! la douce voix et la jolie musique ! fit-elle ; je n’ai jamais entendu cette voix ; la connais-tu, Printemps ?

— Non, Altesse, dit le page qui répondait à ce joli nom ; c’est un troubadour étranger, un tout jeune homme, de très bon air et d’excellentes manières : on dirait un jeune prince.
— Dis qu’on l’amène, Printemps, il chantera plus près de nous. »

Dès qu’il fut introduit, le prince Zila s’inclina avec beaucoup de grâce devant la princesse ; et si le prince trouva en Aurore une princesse toute de grâce et de beauté, celle-ci se plut à observer que le troubadour était un seigneur accompli.

Après quelques couplets, Zila avait conquis les bonnes grâces d’Aurore.

« Je vous remercie, princesse, de l’honneur que vous avez fait au pauvre troubadour en l’appelant auprès de vous, et aussi de l’indulgence que vous lui témoignez, dit-il.

— Je veux, répondit-elle, que vous restiez parmi les gens de ma suite, vous me divertirez avec vos si jolies chansons, et vous me donnerez des leçons de luth. De quel pays êtes-vous ?

— Je suis du pays de vos cousins, les fils de Kandar.

— De mon cousin, voulez-vous dire ; celui qui nous a déclaré la guerre.

— Pardon, princesse, vous avez deux cousins, Zila et Zilès, deux frères jumeaux, dont l’un seulement doit être roi.

— Et lequel ?

— Celui qui saura reprendre l’étendard-talisman que vous détenez.

— Ah ! c’est pour cela que mon cousin Zilès nous a déclaré la guerre ?

— Uniquement pour cela.

— Et mon cousin Zila ?

— Oh ! vous n’avez rien à redouter de celui-là ; il a la guerre en horreur, c’est un prince doux et timide, qui certainement cherchera un moyen tout pacifique pour conquérir l’étendard.

— Allons, décidément, vous me faites aimer mon cousin Zila. Le connaissez-vous ?

— Je fus de sa suite, princesse.

— Ah ! j’en suis aise, et comment est-il ?

— Jugez-en vous-même, princesse : je lui ressemble beaucoup, et souvent on nous prit l’un pour l’autre. »

Sur ces mots, la princesse congédia le troubadour, en l’invitant à revenir le lendemain.

Il revint ainsi durant deux ou trois jours, et chaque fois Aurore prenait plus de plaisir à l’entendre. Du reste, la gaîté reparaissait à la cour, car les armées de Zilès ne se montraient pas, et on commençait à croire qu’il avait compris sa folie.

Mais le matin du troisième jour, le canon tonna dans le camp, sous les murs de la ville. L’ennemi arrivait. Du balcon d’honneur du palais, la princesse allait, contre son gré, assister à la bataille, pour tenir à la vue des siens l’étendard, dont on lui avait confié la garde et qui devait leur assurer la victoire.

Les bataillons s’avançaient les uns vers les autres, le canon grondait de toutes parts, et une vive fusillade couchait par terre les pauvres soldats de Zilès.

« Oh ! c’est horrible, ce spectacle, disait Aurore ; aidez-moi, dit-elle à Zila, à tenir cet étendard : je me sens défaillir. »

Un instant, en effet, elle abandonna le talisman aux mains du troubadour, et voici qu’aussitôt le sort de la bataille changea ; c’étaient à présent les soldats de Myrlane qui succombaient.

Aurore s’aperçut qu’elle ne touchait plus l’étendard, elle s’en empara bien vite ; et, de nouveau, la fusillade faucha l’armée de Zilès.

« Oh ! s’écria la princesse en larmes, comment empêcher cette horrible chose ?

— En me laissant, avec vous, toucher la hampe du drapeau sauveur, fit Zila qui avait observé les effets extraordinaires du talisman.

— Essayons, » dit Aurore.

Alors il se passa une chose incroyable : la fusillade éclatait plus vive que jamais entre les deux armées, et cependant pas un soldat ne tombait : les balles ne tuaient plus.

« Quel est ce prodige ? s’écria la princesse.

— Je vais vous le dire, cousine : je suis votre cousin Zila, et c’est parce que nous touchons tous deux l’étendard-talisman que nos armées ne peuvent plus être vaincues.

— Quelque chose me disait, fit Aurore ravie, que vous n’étiez point un simple troubadour. Mais voyez, mon cousin, dit-elle en montrant le camp, voici que le champ de bataille est devenu un champ de concorde ! Hélas ! s’il en pouvait être toujours ainsi !

— Il en sera toujours ainsi, Aurore, tant que nous garderons entre nous deux l’étendard. »
Le roi Myrlane entrait à ce moment. Aurore le mit au courant du mystère et lui présenta Zila.

Et Myrlane mit la main d’Aurore dans la main de Zila.

« Je vous unis, mes enfants, dit-il ; vous garderez tous deux l’étendard magique, pour que vos deux peuples soient des alliés et non des ennemis. »

Ce fut ainsi que Zila fut roi et gagna plus de bonheur en se faisant aimer qu’en se faisant craindre.

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