« La Solution d’un conflit (Contes possibles) », de Robert Oudot, est paru dans L’Auto du 29 avril 1919.
La Solution d’un conflit (Contes possibles)
À peine sorti de sa cabine Thermélectric, le professeur Outidanos, sans prendre même le temps de faire les onze inhalations d’oxygéno-iodol prescrites par la loi, prit place sur le dynamo-fauteuil, lequel, en moins de trois cinquièmes de seconde le conduisit droit à son cabinet de travail.
Il aimait à se réfugier dans cette pièce, son lieu de prédilection. Ce n’était pas qu’il s’y livrât, en dehors des heures légales, à des travaux défendus…
Conducteur de peuples, le professeur Outidanos que la confiance et l’admiration de tous avaient désigné pour la présidence des États-Unis d’Europe, se serait fait un scrupule personnel d’enfreindre les règlements qui font la force des Nations, discipline civile, obligatoire et nécessaire…
Dans cette pièce haute, claire et parfaitement stérilisée, le Maître Suprême de la Paix se sentait bien chez lui : c’était le seul endroit de la Maison-Rouge dont l’accès fût interdit aux citoyens conscients et organisés, qui, partout ailleurs dans le Palais, pouvaient se considérer comme chez eux.
Cette précipitation, contraire à ses habitudes et qui constituait, dans sa vie admirable d’unité, une flagrante exception, ne pouvait avoir qu’une cause imprévue, extraordinaire, inconforme à toutes les prévisions calculées au dix-millionième par les Purs-Esprits du Grand Conseil de l’Omni-Science.
Que se passait-il donc ?…
Affalé sur son fauteuil, plutôt qu’assis — ainsi qu’il était prescrit — la poitrine bombée, la tête droite, la bouche mi-ouverte pour faciliter le jeu normal des organes de la respiration, le professeur Outidanos faisait peine à voir.
D’un geste las, il appuya sur le bouton du phonacoustique que le valet-bras avait mis à portée de sa main et parla ainsi :
Branlygramme, 22. — Président à Secrétaire Général Grand Conseil : Veuillez me confirmer la nouvelle Téléphotophonographiée de Juvignac, par Celleneuve. Motivez la nécessité de mon arbitrage, demandé par Washington.
Branlygramme, 23. — Secrétaire Général Grand Conseil à Président Outidanos : Les citoyens d’Honolulu se plaignant de ce qu’ils appellent les exactions du Grand Conseil d’Amérique, dont seraient victimes les Samoans ont décidé d’allumer des incendies de sympathie et de faire la grève des Bourgeois, pour manifester l’indissoluble amitié qu’ils portent aux insulaires de l’Archipel des Navigateurs. Naturellement, ce sont les habitations des citoyens américains qui brûlent. États-Unis demandent intervention urgente pour solution normale.
En même temps que cette annonce terrifiante était inscrite à l’encre rouge sur l’écran présidentiel, se déroulaient, cinématographiées, des scènes d’horreur.
Dans un paysage incomparable, parmi des fleurs aux couleurs éclatantes, dont le parfum était apporté par le rhinographe, au milieu des piaillements d’oiseaux effarés, transcrits par le phonosylve, des groupes fuyaient apeurés…
On voyait des mères, chargées de leur précieux fardeau, se bousculant pour échapper aux flammes… Des vieillards étaient foulés aux pieds, des infirmes repoussés vers le brasier par la foule hurlante…
Le professeur Outidanos mit ses deux mains devant ses yeux : il n’aurait jamais pu supposer que de pareilles choses se produisissent en l’an cinq mille cinq cent quarante de l’Ère psychique !
— Dire qu’on avait perdu, murmura-t-il, jusqu’au souvenir de ces abominations !… Par la persuasion et par la force — l’une n’allait guère sans l’autre aux époques antehistoriques — nous étions parvenus à établir, comme Dogme, la Fraternité sur terre (1)… Comment se peut-il qu’un peuple — des nègres chimiquement décolorés il est vrai — ait pu enfreindre ainsi les traditions ancestrales ? Les causes de cette véritable révolution doivent être en dehors de nos conceptions modernes… Peut-être qu’en examinant les hérédités historiques des intéressés, il me serait possible de régler la question ?
Un doigt sur le bouton-classeur N° 97 qui desservait le service des Archives et le Bibliacoustic fut en action.
— Envoyez toutes indications géographiques et ethnographiques sur Samoa et Sandwich, deux S, dans Polynésie. Urgent.
Jamais le Président ne se servait de ce mot : urgent, car tout étant réglé d’avance, ce terme était tombé en désuétude depuis quelques milliers d’années. Seuls les Chartistes en connaissaient la valeur. L’archiviste en chef, sortant de l’école mondiale de Fabrègues, s’émut et répondit deux minutes 1/5 plus tard :
— Samoans, habitants de l’île Samoa ou Archipel des Navigateurs qui appartint longtemps à l’Allemagne, capitale Apia. Émancipés en 1950, après la conclusion du traité de Versailles (11 novembre 1918-12 mai 1950)… Sandwich ou Hawaï : Capitale Honolulu. Île sous la dépendance des États-Unis depuis 1898 jusqu’en 1950, comme Samoa. Ces deux archipels sont habités par des camarades syndiqués de même race, des frères de couleurs et…
— Merci ! Je suis à la page (2).
— Évidemment, ce conflit provient de causes anciennes… Après plus de 3.000 ans, les Américains n’ont pas oublié, bien que nous ayons constitué, comme il le désiraient, la Ligue des Nations ! Ah ! par exemple !
Et, se saisissant du Phonacoustic, le Maître Suprême de la Paix s’exprima ainsi :
Branlygramme, 24. — Président à Secrétaire Général Grand Conseil : Sentence arbitrale : Prévenir Amérique faire choix champion poids lourd très blanc pour match avec champion Samoan. Enjeu : la cessation des troubles et une bourse à débattre. Jusqu’au knock-out, bien entendu. Outidanos.
Puis, le Président satisfait s’en fut faire un petit sommeil…
(1) Robert Oudot, « Le Chauvinisme sportif », in Le Petit Méridional du 26 août 1934 : « Grâce au sport, […] les peuples apprendront, au contraire, à se mieux connaître et à s’estimer, sans parti pris, à leur juste valeur. L’ère de la Fraternité universelle sera peut-être avancée par la pratique des sports. »
(2) Cette expression a été consacrée par l’usage depuis la grande guerre 1914-1950. [Note de l’auteur].
