« L’Exécution », de Robert Oudot, est paru dans L’Auto du 3 décembre 1912.
L’Exécution
Je somnole dans mon auto-taxi : ce doit être le ronronnement régulier du moteur qui m’a conduit insensiblement à cet état de demi-veille…
— … Demi-tour ! commande une voix. Je sors mon coupe-file.
— Camarade mécano, vous m’arrêterez au barrage du boulevard Arago, au coin du faubourg Saint-Jacques…
— Nous y sommes, patron.
— Votre carte, monsieur ? Coupe-file spécial ?
— Voici !
— Passez !
Et je descends pédestrement le boulevard Arago.
Partout des agents en uniforme, en civil, des gardes républicains, à pied, à cheval… On entend des coups de marteau… Sous les marronniers où déjà pépient les moineaux des rues, la guillotine dresse sa silhouette correcte, administrative. Des hommes aux faces dures mettent la dernière main à leur « belle ouvrage ».
M. de Paris se promène de long en large, et l’on s’écarte sur son passage — non par crainte, comme on le pourrait croire — mais par déférence : à l’heure qu’il est, en effet, le bourreau est l’homme le plus puissant de la France, « foyer magnifique de civilisation et de progrès ». Il va tuer un homme avec la permission des autorités.
Des groupes se forment derrière les balustrades. On se classe par professions. D’un côté, les journalistes, de l’autre, les « Hambourgeois » qui sont venus par obligation professionnelle. Ici quelques curieux privilégiés, là des personnages énigmatiques, calmes, graves, dont la boutonnière est « fleurie » par un insigne — « une belle insigne » — que l’obscurité m’empêche de reconnaître…
Des lambeaux de phrase m’arrivent… Parmi les confrères, il en est qui assistèrent à vingt-cinq « raccourcissements », ce sont de glorieux états de service et les apprentis « faits-diversiers » qui les entourent les écoutent avec déférence remuer des pelletées de souvenir :
— Ah ! ce Pranzini ! Était-il beau tout de même !…
— Et Peugniez qui affirma au procureur que son dernier désir était de mourir de vieillesse !…
— Et Vaillant !…
— Et Caserio !…
— Et la bande à Pollet !…
— Et Liabeuf (1) !…
Dans le lointain, des cloches tintent, des coqs chantent : c’est le jour — le dernier jour de l’homme que l’on vient de réveiller…
… Un long silence !… Une attente pénible !… On voudrait que cela se terminât bien vite…
— Sabre !… Main !…
Les lames brillent au jeune soleil.
… Un bruit de roues mal graissées… Le trot allongé de deux chevaux…
— Le voilà ! dit quelqu’un — un habitué.
— C’est épatant, murmure à mon oreille l’individu qui se trouve placé derrière moi, dans ces occasions-là, c’est toujours les plus grands et les plus larges qui sont au premier rang !
… Je ne bronche pas… Je cherche à voir — voir !… Tout le monde se découvre… La voiture s’est arrêtée…
— … Il fallait cet exemple ! fait une voix de basse-taille… Ça durait depuis trop longtemps… De cette façon, nous saurons désormais « avec qui nous aurons affaire… » Nous pouvons envisager l’avenir « sous un angle meilleur ».
— Silence !
Le personnage se tait…
La balustrade derrière laquelle je suis placé va céder sous mon poids aggravé de celui des autres curieux horribles…
… Le condamné marche sans forfanterie droit devant lui. Il n’a pas, en apercevant la sinistre machine, le mouvement de recul que l’on attendait. — parce que conforme à la tradition…
… Il est de carrure athlétique… Il me semble que, d’un seul coup de reins et d’épaules, il se débarrasserait facilement de ses liens.
… Il n’y songe pas… Il marche, sans aide.
… Que se passe-t-il dans cette tête qui va tomber dans quelques secondes ?
… Est-il torturé par le remords de ses crimes ?…
… Va-t-il, au moment tragique, clamer son innocence ou crier sa haine pour la société qui le supprime comme une bête malfaisante ?… Les tempes me battent affreusement… L’horreur de ce spectacle me révolte… Je ferme les yeux — mais je les rouvre bien vite… Le « patient » parle :
— Ce n’est pas mon exécution qui prouvera que vos lois et règlements soient bons !…
… On le pousse… Je détourne la tête… Il parle encore — mais je n’entends plus qu’un cri, l’effroyable cri d’une bête qu’on égorge :
— Ah ! ah ! ah !…
Un bruit sourd… C’est fait !
Très pâle, un jeune homme s’appuie contre un arbre…
— C’est lâche ! c’est honteux !
Un ami le calme doucement et lui indique, d’un coup d’œil, l’un des personnages énigmatiques parés de l’insigne, qui se trouve non loin d’eux…
Le jeune homme très pâle et son compagnon s’éloignent.
— Tout de même, murmure le « modérateur de transports », c’est un peu « cherré » !
— Non, monsieur ! Non ! Ce n’est pas « cherré » du tout ! s’exclame alors le personnage énigmatique qui avait tout entendu. Il n’y avait plus que ce moyen-là ! Et ce sera désormais la règle !… Songez donc : Trois fois de suite, dans le dernier match international de rugby, le supplicié de tout à l’heure fit accorder un coup franc à nos adversaires parce que : 1° Dans la mêlée il se laissa tomber sur le ballon ; 2° Il ne déclara pas immédiatement un tenu ; et enfin, 3° Il arrêta un adversaire qui n’avait pas le ballon !… Ça « leur » servira de leçon !
— Le chocolat de monsieur va se refroidir ! me dit ma vieille bonne… Voilà dix minutes que je vous secoue ! Qué sommeil !…
(1) Guillotinés respectivement en 1887, 1899, 1894, 1894, 1909 (Anatole Deibler exécute Canut Vromant, Théophile Deroo, Auguste et Abel Pollet le même jour) et 1910.