« Une Séance mouvementée (Contes possibles) », de Robert Oudot, est paru dans L’Auto du 21 octobre 1919.
Ce texte fut repris sous le titre « Une Séance mouvementée (Anticipation sportive) » dans Le Petit Méridional du 3 janvier 1932, avec quelques menues modifications.
Une Séance mouvementée (Contes possibles)
(Extrait du compte rendu analytique de la séance du Parlement mondial. Séance du 6 octobre 2053. J. O. du 7 octobre.)
M. le Président. — L’ordre du jour appelle la suite de l’interpellation adressée par M. Schnock à M. le ministre des Sports et de l’Amélioration de la Race humaine, sur « les irrégularités flagrantes constatées lors des derniers Championnats du monde de courses à pied ». La parole est à M. Schnock :
M. Schnock. — Messieurs, permettez-moi, tout d’abord, de vous remercier de la courtoisie dont vous fîtes preuve à mon égard, lors de la dernière séance. J’avais cru ne devoir pas vous cacher que mon état de surentraînement ne me permettrait point de parler plus de dix-sept heures consécutives et vous avez bien voulu remettre à ce jour la suite de mon interpellation… Je n’en attendais pas moins de la courtoisie de mes collègues et, encore une fois, je leur rends grâces… (Applaudissements sur quelques bancs à gauche. Vive approbation au centre.)
Une voix à gauche. — Grâces… Pourquoi ?… Ce mot devrait être banni de notre vocabulaire… Nous avons tué la graisse !… Il n’est plus de gros — et de grasses !… (Rires à l’extrême-gauche.)
M. Schnock. — Ceci posé, messieurs, je reviendrai, si vous le voulez bien, à mes moutons… J’avais indiqué, dans mon exorde, les mesures qu’il aurait fallu prendre pour que le résultat des preuves ne fût pas faussé : nécessité absolue de prendre comme starter un sportsman qui connût le mécanisme du pistolet ; obligation formelle de l’unification de la longueur des culottes ; adoption d’un modèle unique de souliers à pointes, établi suivant les règles de l’esthétique calculée ; interdiction de l’accès aux fonctions délicates de juge-arbitre d’un « malade de la vue »… (Aux voix ! Aux voix !).
M. Schnock. — Messieurs, parmi les officiels qui prirent place sur les fauteuils, au poteau d’arrivée, on pouvait compter un borgne et deux myopes ! C’est un scandale sans précédent !…
Une voix à droite. — On aurait dû mettre un myope et un presbyte !… (Rires sur divers bancs).
M. Schnock. — Ne plaisantons pas, messieurs, la chose vaut qu’on y prête, quelque attention !… Ne s’agit-il pas de l’avenir de la Race, de prédominance de la Beauté sur la Laideur ?… (Mouvements divers.) Vous avez bien voulu, messieurs, reconnaître, par votre approbation presque unanime, que les points signalés dans mon analyse rigoureuse des faits méritaient une étude plus approfondie et M. le ministre lui-même, dans une interruption, spécifia que la Commission compétente s’attacherait, dans un rapport nouveau, à mettre au point la question, sous une forme qui conciliât à la fois les intérêts de la Race et le respect de la vérité !
Une voix à gauche. — Verbiage !
Une voix à droite. — Au fait !
M. Schnock. — Aujourd’hui, messieurs, je voudrais simplement — et pour conclure — vous démontrer combien la méthode d’entretien de la piste est préjudiciable à la « valorisation » de l’idée sportive… Une fois de plus, l’Administration — que Mars et Mercure nous envient — a manqué une belle occasion de se tenir coite !…
Une voix à droite. — Quoi-t-est-ce ?
Une voix à gauche. — Coâ ! Coâ !…
M. le Président. — Je vous en prie, messieurs, ne donnez pas à l’univers un spectacle qui lui ferait mal juger de ses représentants !… L’ère des calembours est morte !…
Une voix à gauche. — Pas d’ère nouvelle : la Marseillaise !… (Rires sur divers bancs.)
M. Schnock. — Messieurs, dans le traité de M. P. Field (Paris 1893, édition de la « Revue des Sports Athlétiques »), De l’état des Pistes, il est spécifié que « les gazons (ray-grass de préférence) qui seront semés — tapis verdoyant et souple — sur les terrains de jeux appropriés aux courses à pied, auront dû être préalablement choisis avec soin, sélectionnés grain par grain, et, dès leur mise en terre, être arrosés avant et après le coucher du soleil ». Plus loin, il est aussi indiqué, dans ce livre vénérable qui fait encore autorité de nos jours, que, seule, la tondeuse zéro sera employée dans des conditions particulières, scrupuleusement notées… Or, messieurs, la veille du Championnat du 110 mètres haies, non seulement la piste ne fut point arrosée, mais encore on négligea totalement de l’uniformiser par l’opération de la tonte ! Lorsque le champion de l’an dernier, Jack Cabri, arriva sur le terrain, il déclara forfait immédiatement en disant : « Moi, je peux être fauché… Ça se comprend, mais la piste !… » Du fait de cette inconcevable négligence, messieurs, le résultat du Championnat a été incontestablement faussé et j’ai l’honneur de déposer un ordre du jour ainsi conçu : « La Chambre, regrettant que le ministre des Sports n’ait pas pris les mesures nécessaires pour que les Championnats de courses à pied fussent disputés de façon régulière, demande qu’à l’avenir les règlements en vigueur soient intégralement respectés, et passe à l’ordre du jour ». (M. Schnock, retournant à son banc, est félicité par un grand nombre de ses collègues).
M. le Président. — La parole est à M. le ministre des Sports et de l’Amélioration de la Race.
M. le Ministre. — Messieurs, je vous demanderai de bien vouloir renvoyer à huitaine la suite de la discussion de l’interpellation de notre honorable collègue M. Schnock. Son argumentation s’appuie sur des faits nouveaux dont je n’ai pas eu connaissance et qui nécessitent, de ma part, un supplément d’information. (Applaudissements sur divers bancs.)
Le renvoi à huitaine, mis aux voix, est adopté par assis et levé.