Rodolphe Bringer – Le Procès de l’année (1899)

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« Le Procès de l’année », de Rodolphe Bringer, est paru dans Le Rire du 14 Janvier 1899.

Illustration : Sem (1930).

Le Procès de l’année

Compte rendu télégraphique de l’audience du 31 Décembre 1898.

On sait les causes de ce procès fameux intenté à l’année 1898 par le syndicat des auteurs de revue. Tout à l’heure le greffier formulera l’acte d’accusation. En attendant l’arrivée du Tribunal, la salle d’audience s’emplit à en craquer de tout ce que Paris comporte d’illustrations. Nous ne citerons personne, car le format du Bottin n’y suffirait pas.

Il est exactement neuf heures quand on annonce la Cour et dignement, comme il convient, prennent place en leur fauteuil Le Rire, président, et ses deux assesseurs, La Vieille Gaîté Française et L’Humour Américaine. A leur suite pénètrent les douze jurés, ce sont : MM. Allais, Auriol, Tristan Bernard, Veber, Goudeski, Pawlowski, Charles Quinel, Brandimbourg, Depaquit, Léon Valbert, G. Delaw et Henry Somm.

Enfin on introduit l’accusée, jolie et défaite comme il convient à une jeune personne qui, durant 365 jours, n’a pas été à la noce. Me Courteline, désigné d’office pour sa défense, la suit solennellement, tandis que le ministère public, représenté par le père La Joie, la couve d’un regard haineux.

De sa voix glapissante, l’huissier annonce que l’audience est ouverte et, immédiatement après les questions réglementaires à l’accusée, le greffier se lève pour lire l’acte d’accusation.

Il est simple :

A la requête de MM. Montréal, Blondeau, Gavault et de Cottens, représentant le syndicat des auteurs de revue, l’année 1898 est accusée de n’avoir point fourni les éléments de gaieté qu’on était en droit d’attendre d’elle, et d’avoir par ce fait causé un immense préjudice au dit syndicat.

Plaise donc au Tribunal la condamner à la peine la plus sévère en même temps que payer au dit syndicat la forte indemnité.

Me COURTELINE. — Je demande à poser des conclusions !

LE PRÉSIDENT. — Maître Courteline, je vous rappelle qu’il est interdit de déposer quoique ce soit le long de ce procès.

Me COURTELINE. — J’en appelle à la postérité !

Après cet incident qui ne passe point sans soulever une énorme émotion, on procède à l’appel des témoins qui ne sont pas moins de quarante-sept.

On appelle le premier témoin.

LE PRÉSIDENT. — Vos nom et prénoms ?

LE PREMIER TÉMOIN. — Faure Félix.

LE PRÉSIDENT. — Votre profession ?

LE PREMIER TÉMOIN. — Ami de Nicolas II.

LE PRÉSIDENT. — Que savez-vous de l’affaire ?

LE PREMIER TÉMOIN. — J’en demande pardon au Tribunal, mais de par mes fonctions je suis forcé de me retrancher derrière le secret professionnel.

LE PRÉSIDENT. — Mais il ne s’agit pas de l’affaire avec un A majuscule, il s’agit de l’année 1898.

LE PREMIER TÉMOIN. — Oh ! pardon ! — Mon Dieu, je n’ai pas trop à m’en plaindre : j’ai voyagé, j’ai chassé, j’ai embrassé mes cousines Victoria et Wilhelmine, je suis entré en relations avec le duc de Connaught, mon neveu à la mode de Bretagne, j’ai reçu un zèbre et la Toison d’Or… enfin j’ai fait tout ce que comporte mon emploi.

LE PRÉSIDENT. — Enfin vous êtes content ?

LE PREMIER TÉMOIN. — Aussi constitutionnellement qu’il est possible de l’être.

LE PRÉSIDENT. — C’est bien ! allez vous asseoir. (A l’huissier) Appelez le second témoin.

Le second témoin se présente ; il dit se nommer Bruand et n’avoir pas autrement à se plaindre de l’année 1898 qui lui a assuré la propriété littéraire et exclusive de ses bottes et de son cache-nez rouge.

On fait comparoir le troisième témoin.

LE PRÉSIDENT. — Vos nom et profession ?

LE TROISIÈME TÉMOIN. — Henri Rochefort, mécontent.

LE PRÉSIDENT. — De quoi ?

LE TROISIÈME TÉMOIN. — De tout en général et de ce qui se passe sur notre planète en particulier.

LE PRÉSIDENT. — Précisez pour l’année 1898.

LE TROISIÈME TÉMOIN. — A dire vrai, je n’ai pas trop à m’en plaindre vu qu’elle m’a gratifié de 50 heures de prison, ce qui m’a fait immédiatement remonter dans l’estime des comités révolutionnaires marseillais.

LE PRÉSIDENT. — Au suivant ! Vos nom et profession ?

LE QUATRIÈME TÉMOIN. — Zola Émile, marchand de meubles.

LE PRÉSIDENT. — Vous avez dit à l’instruction que vous étiez romancier.

LE QUATRIÈME TÉMOIN. — Oui ; mais depuis, je me suis aperçu qu’il y avait plus de profit à vendre des tables, aussi viens-je d’installer un petit commerce en Suisse.

LE PRÉSIDENT. — Qu’avez-vous à dire touchant la cause ?

LE QUATRIÈME TÉMOIN. — J’accuse…

LE PRÉSIDENT. — C’est bien, vous l’avez déjà fait. (À l’huissier) Au cinquième !

L’HUISSIER. — Liane de Pougy !

Nul ne répond à l’appel.

UN JURÉ. — Elle ne viendra pas. Cette femme est insaisissable.

UN AUTRE. — C’est dommage ! C’est une femme de beaucoup d’esprit et du Meilhac… pardon, du meilleur.

LE PRÉSIDENT. — A un autre !

L’HUISSIER. — Yvette Guilbert !

LE GREFFIER. — Elle prie le tribunal de l’excuser. Elle est entrain de se marier.

LE PRÉSIDENT. — Encore !

LE GREFFIER. — Elle épouse M. Francisque Sarcey.

LE PRÉSIDENT. — C’est bien. (A l’huissier) Vous lui enverrez une carte avec mes félicitations ! Enchaînons ! Enchaînons !

L’HUISSIER. — Paul Déroulède !

PAUL DÉROULÈDE, restant couvert. — Présent.

UN JURÉ. — Chapeau !

PAUL DÉROULÈDE. — Pardon ! Je reste couvert, car nul n’ignore que ce haut de forme n’est qu’un képi.

LE PRÉSIDENT. — Oh ! vraiment ! qu’avez-vous à dire sur la cause ?

PAUL DÉROULÈDE. — Pensons-y sans cesse, mais n’en parlons jamais !

LE PRÉSIDENT. — C’est une opinion que je respecte !… Cependant…

PAUL DÉROULÈDE. — Pardon ! tant qu’il y aura une goutte de sang dans mes veines, elle se lèvera pour crier : Qui vive ? France ! L. D. P.

LE PRÉSIDENT. — Je vous remercie. Ces franches explications ne peuvent manquer de jeter un nouveau jour sur la situation. A un autre !

Le nouveau témoin se présente.

LE PRÉSIDENT. — Qui êtes-vous ?

LE TÉMOIN. — Clovis Hugues, joyeux fêtard.

LE PRÉSIDENT. — Avez-vous à vous plaindre de l’accusée ?

LE TÉMOIN. — Ma foi non, ni d’elle, ni de celles qui l’ont précédée. Je mène la vie à grandes guides, et, pourvu qu’un conseil de famille ne me prive pas des 80 centimes journaliers qui me permettent de faire la fête, je m’estime content.

LE PRÉSIDENT. — Alors tout va biengue, bagasse ! (A l’huissier) Appelez un autre témoin.

L’HUISSIER. — C’est fini.

LE PRÉSIDENT. — Déjà !

L’HUISSIER. — Restent les témoins à charge.

LE PRÉSIDENT. — Faites-les comparoir.

L’HUISSIER. — Honoré de Balzac.

LE PRÉSIDENT. — Comment, vous ici ! Mais voici bientôt trente ans que vous êtes mort ! Qu’est-ce que vous pouvez bien avoir à réclamer ?

BALZAC. — Ma statue ! Voici assez longtemps qu’on me balance ! Si vous croyez que c’est drôle! Les camarades se fichent de moi là-haut. Rodin m’avait terminé. Je commençais à respirer…

LE PRÉSIDENT. — Mais Falguière s’occupe de vous !

BALZAC. — Oui, mais après sa danseuse d’il y a deux ans, j’ai de la méfiance. J’ai le trac qu’il me fasse tout nu, en callipyge.

LE PRÉSIDENT. — Allez en paix, je vais dire à Arsène Alexandre d’ouvrir l’œil et le bon ! A un autre !

L’HUISSIER. — Ferdinand Brunetière !

Le maître de la Revue des Deux-Mondes se présente poursuivi par M. Dubout, qui lui lit des tragédies en cinq actes et en vers.

BRUNETIÈRE. — Voilà ma réponse, monsieur le président : nuit et jour, cet homme me poursuit de ses alexandrins, que je suis forcé d’admirer sous peine de les insérer dans ma Revue. Si vous croyez que c’est une vie !

Et, lamentable, M. Brunetière se retire, toujours suivi par M. Dubout. L’auditoire frémit d’horreur !

Après M. Brunetière, comparaissent successivement la Dame voilée qui voudrait bien enlever sa voilette qui l’étouffe ; le sympathique Vacher, qui se plaint qu’on ne s’est pas assez occupé, de lui ; Médée, qui trouve que Mendès a manqué de tact en rappelant sa triste histoire, à l’heure où sévissent les enfants martyrs; M. de Bernis, qui apporte comme preuve à l’appui un pardessus tout taché d’encre ; Cyrano de Bergerac, qui proteste en assurant qu’il n’était pas aussi laid que M. Coquelin ; un geôlier de Mazas, qui voudrait entrer comme détenu à Fresne, et M. Jean Richepin, qui réclame ses poules ; un déraciné, qui demande la tête de Barrès ; Drumont, qui veut celle de Reinach, et Judet, qui se contenterait de celle de Zola. Puis Pierre Loti, qui veut à toute force faire un drame sur une de ses arrière-cousines qui mérita le prix de vertu sous Louis X le Hutin ; Henri Lavedan, qui désirerait remanier le dictionnaire de l’Académie d’après le lexique de Paul Mostard ; Gérault-Richard, qui, se tournant vers l’auditoire, crie : « A qui le caleçon ? » et M. Pierre Decourcelle, qui demande le monopole des théâtres de Paris, de la province et de l’étranger, abandonnant généreusement les autres à ses confrères.

Mais toutes ces dépositions se succèdent sans retenir l’attention de l’auditoire, où le bruit vient de circuler que l’on a gardé pour la fin l’audition d’un témoignage fort important. Et F on chuchote le nom de cet ultime témoin : c’est le sympathique commandant.

Lequel ? car ils sont beaucoup !

Mais, hélas ! faut-il le dire, tous ces espoirs sont déçus, le sympathique commandant (??) ne se présente pas à la barre, ayant un procès à soutenir avec son éditeur.

Me Courteline fait une plaidoirie remarquable que l’abondance des matières nous oblige à passer sous silence ; puis Me La Joie s’étant évanoui au cours de l’audience, il prononce ensuite un réquisitoire aussi talentueux et tout autant éloquent.

Les jurés se retirent ensuite pour délibérer et reviennent avec un verdict d’acquittement.

L’année 1898 est donc renvoyée des fins de la plainte et le syndicat condamné aux dépens.

MM. Montréal, Blondeau, de Cottens et Gavault se retirent en s’écriant : Revision !

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