Sirius, Bouldaldar et Colégram (1938-1983)

0
Sirius, L'Homme qui aimait les machines, Le Coffre à BD, 2008, p. 10.

Disparu en 1997, Sirius était un dessinateur et auteur de bande dessinée prolifique, mais jusqu’à il y a quelques années, il n’était pas facile d’évaluer l’ampleur de son œuvre. De son vivant, parurent en album les huit premières aventures de sa série L’Épervier bleu, trente-deux histoires de Timour, quatre recueils de Pemberton, trois volumes de la série Bouldaldar, les deux tomes de Simon le danseur et une poignée d’histoires indépendantes. C’était déjà beaucoup, mais en fait incomplet, surtout pour Bouldaldar.

Créé en 1938 dans Le Patriote illustré, ce personnage et son compagnon, le nain barbu Colégram, semblaient voués à une existence brève, la guerre interrompant leurs aventures. Premier signe que Sirius s’est attaché à sa création : il reprend et termine ces histoires dès 1942 dans la version francophone de Bravo, créée pour pallier la perte du débouché néerlandais avec l’occupation allemande. Bouldaldar y est à l’occasion rebaptisé Polochon et reparaît jusqu’en 1946.

Deuxième signe : cinq ans plus tard, Sirius reprend les aventures du duo pour le supplément jeunesse de La Libre Belgique, La Libre junior, et livre de façon ininterrompue pas moins de quatorze histoires entre 1951 et 1957.

Enfin, après un faux départ dans Spirou en 1970, il reprend ce qui était une authentique série, dans l’hebdomadaire féminin Les Bonnes Soirées, pour cinq histoires entre 1977 et 1983. Il en profite pour adjoindre au duo un troisième larron, le poney Shetland Pony. À ces histoires s’en ajoutent deux autres (et deux mini récits) dans Spirou en 1980 et 1981, à la suite de sa reprise de L’Épervier bleu, et entre les deux Timour de 1978 et 1984.

Pour plus de détails, voir la biographie de Sirius par Gilles Ratier sur BDZoom.

Toute cette activité demeure pourtant en grande partie dans l’ombre. La Libre Belgique propose en 1951 un recueil des deux premières histoires parues dans ses pages, mais de longues années suivent avant que Michel Deligne, de toute évidence impressionné par les faits d’armes historiques de l’auteur et par les origines de la série, prenne l’initiative en 1979 de publier les planches de ses tout premiers débuts dans Le Patriote illustré.

Tout semble s’accélérer en 1981, quand Dupuis fait paraître en album le premier inédit paru dans Spirou. Une introduction de M. Archive (alias Thierry Martens, rédacteur en chef de l’hebdomadaire) rappelle de manière détaillée les antécédents de Bouldaldar, illustrés de trois cases de La Rivière enchantée (1951). Mais ce n’est qu’un bref historique qui cherche à justifier cette parution, et l’album paraît de manière significative dans la collection « Carte blanche » qui ne publie que des œuvres isolées ou des aventures en attente de série. Ce sera sans lendemain.

Dix ans après, Claude Lefrancq reprend la première histoire parue en album en 1951, avec le clair objectif de publier une intégrale, au moins celle des années Libre junior : la publication de l’aventure suivante est d’ores et déjà annoncée. Mais encore une fois, pas de suite.

Il faut attendre un éditeur passionné, prêt à exhumer toutes les planches de la série dans ses multiples incarnations, pour mettre au jour la série dans son ampleur. C’était inespéré, mais Le Coffre à BD s’est créé justement pour rééditer les séries anciennes plus ou moins oubliées, pas assez célèbres pour connaître une intégrale chez les grands éditeurs, mais assez attachantes pour mériter une redécouverte. Le Coffre à BD fait ainsi paraître, de 2008 à 2012, l’intégralité de la série, dont dix-sept albums de planches jamais rééditées jusqu’alors. L’ensemble représente vingt-deux volumes à dos toilé, qui vont de 44 à 89 pages. Toutes les histoires sont aussi en vente sous format numérique.

Cette entreprise éditoriale permet pour la première fois d’avoir une vision d’ensemble de la série. (Deux titres annoncés, Les Dents-de-Nuées et Le Truc du trou à troc, sont sortis plus tard, en septembre 2015.) Le trait encore inexpérimenté, le style très daté de 1938 font place à une plus grande maîtrise. Sirius campe ses personnages d’un trait schématique mais solide, les décors sont bien construits, la narration est claire et le découpage fonctionne bien. Le noir et blanc se remplit d’un fond grisé, auquel s’ajoute le rouge qui colore les vêtements de Colégram et le pull rayé de Bouldaldar. Les autres couleurs apparaissent avec Fari-Dondaine, dans des tons bruts. Le renouveau de la série en 1977 s’accompagne d’un tout autre style, plus réaliste, mais qui tient aussi de la caricature, directement hérité de Pemberton. La palette de couleurs se révèle variée et bien utilisée. Dans cette dernière période, perspective et anatomie ne suivent pas toujours cette volonté de réalisme, mais le découpage est toujours aussi efficace, et la narration aussi vive et spontanée que dans les années 1950 : elle semble toujours se générer d’un rien, et rebondit avec aisance.

Il est visible que la série tient essentiellement du feuilleton, recyclant presque toujours un même schéma narratif, posé dès La Forêt menacée, après la suite d’aventures décousues du Petit Homme. Bouldaldar et Colégram découvrent qu’un ou plusieurs humains font peser une menace sur le monde sauvage et/ou ses habitants : bûcherons (La Forêt menacée) ou inventeurs (La Sève des arbres) qui s’attaquent aux arbres, pêcheurs (La Rivière enchantée), chasseurs et braconniers (Arsène Lapin, Les Frères Foitrois, Fari-Dondaine), qui s’attaquent aux petits animaux (lapins, oursons, canards…). Après quelques péripéties, qui incluent très souvent les ruses pour entrer dans la demeure du personnage menaçant (ferme, manoir, château, roulotte…), et des moyens de locomotion poétiques (nuages, parapluie, « bulles de savon de grenouille »…), tout se termine bien : soit les méchants prennent conscience de leurs mauvaises actions, soit ils sont mis en fuite. Quelques récits s’écartent de ce schéma narratif : tyrannie d’une gouvernante sur un riche noble inoffensif dans Le Château féerique, guerre entre des animaux dans Les « pour » et les « contre », mystère autour d’un personnage à la recherche d’un trésor dans Bémou-la-double-croche et Il n’y a plus de rouge dans le noir, voyage semé d’embûches pour remplir une mission politique dans La Guerre des Kobolds

La troisième (et dernière) époque de la série (1977-1983) développe une autre intrigue-type, qui reprend en fait celle qui avait initié toute la série : l’enlèvement d’un enfant.Le Petit Homme commençait avec le billet d’appel à l’aide d’une petite fille enlevée par les Bohémiens. Ce cliché éculé, et purement fantasmatique, des Gitans voleurs d’enfants, qu’on trouve encore dans L’Enfant et la rivière d’Henri Bosco en 1945, est complètement abandonné par la suite, même si l’anti-tsiganisme de départ peut se retrouver, atténué, dans le choix du braconnier qui revient régulièrement dans la série, de 1953 à 1978, Giuseppe Minestrone, zingaro des Abruzzes. Il n’enlève pas les enfants, et sert de moteur narratif et de prétexte comique efficace. L’Homme qui aimait les machines séquestrait déjà des animaux pour les exploiter. Et à partir de La Tour des Eaux-Noires, ce sont des personnages bien mis et distingués qui retiennent des enfants : les Petipont Manière dans cette histoire, Faciès et ses filles gâtées dans Le Moulin de l’épouvantable, Madame Armande enfin, veuve du docteur Frank N. Stein, dans Armande du lac des brumes, où cette fois les enfants sont extraterrestres. 

L’une des principales composantes de ces récits, variations ou non sur le même thème, est l’humour, bien sûr visuel, mais surtout langagier. Les noms de personnages sont très souvent des jeux de mots. Les titres aristocratiques forment un riche terreau pour la dérision, du comte Adormir de Bout à un comte tchèque au nom imprononçable dans La Sève des arbres, en passant par le prince Ipal, le margrave de Kourbouillon, Gonfalon de la Virevolière et de Foitrois Sixte. Les autres personnages ne sont pas en reste. Le nom des animaux est souvent en soi une caractérisation amusante : Preste la souris, Rondouille Bienléché l’ours, etc. Le nom des personnages peut aussi prendre sens à l’évocation de leur espèce animale ou d’une de leurs caractéristiques : la carpe Diem, le castor Pollux, le goupil Houfass, Eustache Tico le pêcheur, un nain Stain… Même Canicule le lapin est sans doute baptisé en souvenir du latin cuniculus.

En parlant de noms, d’où vient celui, si singulier et un brin biscornu, de Bouldaldar ? Si Colégram vient évidemment de la comptine « Am, stram, gram », qui enfile des mots dénués de sens pour le seul plaisir des sons, Bouldaldar n’a pas de provenance connue, ni même d’antécédent. C’est un véritable hapax, une création unique. C’est selon toute probabilité un composé du français « boule » ou du néerlandais « boel » (désordre, ou tas), et du néerlandais « aldaar » (là-bas, à l’endroit déjà cité), mais avec une formation française en « de » (boule d’aldaar) qui en fait une expression aussi impossible en français qu’en néerlandais, et donc d’autant moins identifiable, à moins d’être bilingue ou obstiné.

L’humour est tout aussi présent au fil des dialogues, sous des formes diverses (jeu de mots, quiproquo, contresens, antiphrase…). Sans parler des récitatifs du narrateur, au lyrisme parodique, contenus dans de jolis phylactères en forme de parchemins déroulés. La dernière époque se caractérise par un humour un peu plus grinçant et désabusé, davantage destiné aux adolescents et aux adultes, en comparaison avec les intrigues qui s’adressent, des débuts à la fin, clairement à un public d’enfants.

Comme beaucoup d’autres bandes dessinées, c’est une sorte de trésor qu’a exhumé le Coffre à BD. On a l’impression de redécouvrir un petit monde de forêts, de manoirs à l’abandon, de souterrains, d’arbres creux, peuplé de petits animaux sympathiques, démunis face aux projets malfaisants, mais pour qui l’entraide n’est pas un vain mot. La série semble se renouveler indéfiniment, la fantaisie, l’humour, la poésie et l’imagination rehaussant des intrigues répétitives. La naïveté pleine de fraîcheur des débuts évolue et prend un ton plus adulte dans les derniers titres, et les enfants obéissants s’y révèlent prompts à l’insolence. Cette série a été tirée de l’oubli : il ne reste plus qu’à s’y plonger.

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.