Horizons du Fantastique n° 21, 1972 : un numéro commenté et un entretien avec Paul Bérato
Horizons du Fantastique est une revue soixante-huitarde. Non qu’elle ait lancé des pavés à part ceux qu’on imprime, mais elle naquit à une période en ébullition, faste pour l’imagination et ce que l’on nomme plus généralement aujourd’hui « la littérature de l’imaginaire ». D’abord un fanzine, au numéro 1 en 1967, puis un magazine plus professionnelle, du 2 au 3, elle devint définitivement une revue de kiosque à partir du numéro suivant, dès 1968, et durera jusqu’en 1975, s’achevant avec un 38e, resté dans les cartons. Ce dernier numéro, bien que sous couverture, ne parut pas officiellement, mais fut vendu plus tard, par certains membres de la rédaction qui avaient conservé les exemplaires imprimés, aux librairies spécialisées ou à des amateurs.
Il n’y a pas plus de doute à entretenir sur l’existence d’un numéro spécial paru en 1972 — plusieurs exemplaires disponibles à la vente —, un Hors-série N° 25 : 25 bis Les extraterrestres.
N’ayant que très peu de ces numéros pour déterminer qui et quoi remplirent les colonnes des Horizons du Fantastique, je m’abstiendrai d’en faire un résumé forcément très incomplet. Pour en découvrir un panorama grâce aux sommaires et aux couvertures illustrées, le mieux est de parcourir les deux pages distinctes — qui troublent un peu la consultation n’étant pas liées entre elles — établies par le site encyclopédique de Noosfère, d’abord l’édition amateur de Dominique Besse, puis par les éditions EKLA.
Une exploration de cette revue riche d’articles, de chroniques, d’interviews et de nouvelles, leur exploitation pourrait s’avérer passionnante, ou au moins intéressante pour les curieux d’histoire de la SF et du fantastique. Sans oublier qu’elle offre l’occasion de faire de consistantes découvertes d’illustrations originales et de photographies méconnues.
Pour ma part, je me contenterai d’un point de mire sur cet ensemble par le commentaire du vingt et unième numéro, imprimé le 30 septembre 1972. Il se présente sous la forme d’une revue à dos carré, en format moyen (entre A5 et A4, pour être approximativement technique). Les 96 pages sont divisées en deux parties, chacune avec leur sommaire étendu. D’emblée, on note la diversité des sujets, qu’il s’agisse de l’origine, des thèmes ou des supports, littérature, bande dessinée, cinéma, science-fiction moderne ou ancienne, fantastique… et la présence de quatre nouvelles, illustrées de dessins inédits et inspirés de leur lecture. Ce schéma semble se reproduire à chaque publication.
Dans ce numéro, notons pour mémoire une table ronde historique, parue dans Riverside Quaterly en 1963, traduite par Yves-M. Bornecque. La transcription de quatre pages plus qu’intéressante donne l’aperçu de personnalités : Fritz Leiber, Robert Bloch, Sam Russel, Arthur J. Cox et Leland Sapiro — ainsi que des notes d’August Derleth —, à propos d’un autre personnage, toujours controversé, Lovecraft.
Une chronique des travaux de René Brantonne a attiré mon attention, démêlant les copies d’artistes américains de la propre inspiration du célèbre illustrateur maison pour la collection Anticipation au Fleuve Noir, sous influence surréaliste d’après le rédacteur. Ce dernier signe Jean Giraud, le sujet de son article et ce nom pour être aussi celui de Mœbius, laisse le lecteur aujourd’hui un peu incertain. Les sources classiques d’information à propos des intervenants dans la sphère des littératures de l’Imaginaire n’infirment ni ne confirment le rapport que pourrait exister. Perplexe, je me suis renseignée auprès d’une source vivante, l’encyclopédiste bien connu, Joseph Altairac. Bien m’en a pris, IL sait tout ! Ce Jean Giraud n’a rien de commun avec Mœbius, mis à part une attirance pour les vaisseaux spatiaux. Ufologue de passion, il s’intéressait aussi à leur représentation sur les couvertures de romans de fiction.
Enfin, par élan personnel ; l’annonce au sommaire d’un entretien avec Paul Béra m’enchanta, un écrivain pour qui j’ai de l’affection. Non qu’il ait révolutionné la société des Lettres, ni qu’il fut un grand auteur comblé d’honneurs, mais simplement parce qu’il était, je crois, un honnête homme. Écrivain aux multiples pseudonymes, il pratiqua l’écriture comme une passion tranquille, il la vécut avec plaisir en s’efforçant de distraire ses lecteurs avides d’aventures. Pour un amateur de bibliographies, retracer la sienne relève d’une épreuve d’Hercule, sa production est immense, éparpillée dans tout ce qui peut paraître imprimé sur du papier depuis les années 1930. Plus rares sont encore les témoignages sur cet auteur discret, de son véritable nom : Paul Bérato.
En attendant la rétrospective de cet écrivain pléthorique, il m’a paru indispensable de lever un coin du voile qui recouvre Paul Bérato, trop opaque à mon goût. En remerciant, à travers le temps, Bertrand Le Bihan qui s’en fut à la rencontre de l’auteur et recueillit ses propos en 1972.
Entretien avec… Paul Béra, un « débutant » célèbre !
Paul Béra vient de publier en deux ans six romans au Fleuve Noir. Quatre romans d’anticipation, Planète Maudite, Les Êtres de Lumière, Terre d’Arriérés, Espace interdit ; deux romans d’angoisse, Léonox, Monstre des Ténèbres, Léonox et le mort.
Son nom était inconnu et l’on ignorait s’il s’agissait d’un débutant ou non ; mais ces ouvrages laissaient deviner un « métier » de vieux routier fort étonnant, dans cette hypothèse.
Il est possible de dire maintenant que ce nouveau pseudonyme cache un écrivain prolifique, que plusieurs générations de lecteurs ont connu, et ceci depuis ses premiers romans qui remontent à… 1933 !
Paul Béra a cinquante-sept ans et vit retiré dans le Lot-et-Garonne depuis 1945. Il écrit depuis l’âge de 19 ans et se déclare tranquillement l’auteur de « 3 à 400 romans, mais je ne sais plus le nombre exact ». Un chiffre qui ferait rêver les confrères les plus productifs, mais dont il n’est « pas plus fier pour autant ».
Vieil humaniste désabusé, il a choisi cette profession « à une époque où les éditeurs publiaient n’importe quoi ; ça a bien changé depuis », pour cause d’allergie au fonctionnariat et à l’H.L.M. Autodidacte, il s’amuse à déclarer : « Je me suis fait moi-même et je suis très maladroit », mais manifeste à l’évidence qu’il a parfaitement réussi à se préserver la liberté des sages.
Il vit dans un petit village tranquille du Lot-et-Garonne où il habite une vieille maison aux pièces gigantesques qui satisfait sans doute en lui le brin de passéisme auquel on est redevable de plusieurs romans historiques (très célèbres). Pourchassé dans sa retraite campagnarde par un « chronophage » impénitent, il a bien voulu distraire quelques instants de son travail pour répondre à mes questions.
H.D.F. — Paul Béra, vous êtes un « débutant » au Fleuve Noir ?
Paul Béra. — Pas tout à fait, puisque j’ai depuis 1970 près de dix romans acceptés par cette maison pour publication dans les collections Anticipation et Angoisse. En outre, j’y suis auteur, sous un pseudonyme différent de plusieurs romans historiques, et cela depuis des années…
H.D.F. — Cela nous amène à une autre question. Combien de pseudonymes avez-vous utilisés, au cours de votre carrière ?
P.B. — Franchement, je ne sais pas. À une certaine époque, j’étais tellement à court que j’ai pris les mois de l’année. J’ai eu le Prix du Roman d’Aventures pour la Jeunesse, en 1943, sous le pseudo de Jean Vier, et également écrit sous les signatures de Michel Avril, Jean Mars, etc. Je me souviens aussi de Paul Mystère, qui fut mon premier pseudonyme, dont se souviennent aussi certains quadragénaires.
H.D.F. — J’avais entendu dire que Paul Mystère était le pseudonyme du romancier Yves Dermèze ?
P.B. — Je ne dis pas le contraire. C’est sous ce dernier pseudonyme de Dermèze que j’ai écrit les gros ouvrages historiques dont je vous parlais tout à l’heure, Pascaline qui a eu les honneurs du feuilleton de France-Soir et plusieurs romans de cape et d’épée, dont trois sont parus en feuilleton dans Le Parisien.
H.D.F. — Vous avez obtenu plusieurs distinctions littéraires ?
P.B. — Oui ; le Prix du Roman d’Action, en 1945, et, sous le pseudonyme de Dermèze, le Grand Prix du Roman d’Aventures, en 1950, pour Souvenance pleurait.
H.D.F. — À 57 ans, vous avez maintenant une longue carrière derrière vous. Cela représente combien de titres ?
P.B. — Je viens d’adresser au Fleuve Noir mon 1.544e titre ! Là-dessus, je ne sais combien de romans. 3 à 400 environ. Le reste, ce sont des contes, des nouvelles et beaucoup de… scénarios de bandes dessinées !
H.D.F. — Pour atteindre une production aussi énorme, il faut que vous ayez écrit depuis très longtemps. À quel âge avez-vous commencé à écrire ?
P.B. — J’écris depuis que je sais tenir une plume. À douze ans, j’écrivais des romans d’aventures pour mon frère de huit ans. Je les ai encore dans quelque coin. Avec des illustrations ! Mais j’ai publié mon premier roman à 19 ans.
H.D.F. — Et vous êtes devenu tout de suite un auteur professionnel ?
P.B. — Ah ! non. Je suis en congé, depuis 42, de trois administrations différentes, vous vous rendez compte ? Je pourrais encore y demander ma réintégration, si je voulais ! J’ai sérieusement envisagé d’écrire vers 1936. À l’époque, on publiait n’importe quoi avec une extrême facilité et je suis très paresseux…
H.D.F. — Avez-vous eu d’autres activités « non-romanesques » depuis vos débuts ?
P.B. — Les premiers poèmes, à 15 ans, bien sûr, et puis le centre d’essais dramatiques de Toulouse-Montpellier a diffusé à la radio plusieurs de mes pièces policières, dont certaines ont été reprises plus tard (vers 1956). Depuis, j’ai laissé tomber.
H.D.F. — Vous êtes un auteur de… « littérature populaire » ?
P.B. — Je crois qu’il n’y a plus de littérature populaire. Il y a simplement une littérature d’évasion. Ce n’est pas une question de qualité qui différencie cette dernière de l’autre.
Un roman mal écrit est-il forcément populaire ? Un roman populaire est-il forcément mal écrit ? Dans la science fiction, par exemple, n’y a-t-il que du populaire ? La planète des singes, est-ce littéraire ? Pourquoi van Vogt ne le serait-il pas ?
Il y a deux genres. Ce que vous appelez littérature « tout court » et ce qu’on peut appeler littérature d’évasion. En gros, on lit la seconde pour s’évader de la vie banale alors qu’on lit la première pour s’y replonger en étudiant les caractères des gens qui sont près de soi, qu’on voit tous les jours. Bizarrement, je dirais que les lecteurs « évasion » sont des imaginatifs, les autres pas. Mais peut-être est-ce le contraire ?
Du point de vue qualitatif, ce qu’on appelait autrefois le roman populaire n’existe plus. Je crois pouvoir assurer que tout ce que j’ai écrit avant 1950 serait refusé par les éditeurs maintenant ; non pas parce que ça ne serait pas au goût du jour, mais tout simplement parce que c’était trop mal écrit. L’évolution est évidente, depuis une vingtaine d’années, y compris dans la psychologie des personnages.
H.D.F. — Croyez-vous à l’avenir de la littérature de S.F. ?
P.B. — Ça dépend de ce que vous entendez par là. Je crois à l’avenir de la S.F. « évasion » parce que notre monde, hélas ! devient de plus en plus technique. Je crois aussi qu’il y aura de fortes œuvres de S.F. qui marqueront la « littérature » tout court. Mais non que la S.F. soit « la littérature de l’avenir ». Si tous les auteurs voulaient exprimer leurs idées par le truchement de la S.F., avouez que ça deviendrait un peu monotone… La S.F. permet de tout dire, mais tous les procédés deviennent lassants.
H.D.F. — Vous avez écrit beaucoup de romans policiers et d’espionnage. Vous semblez vous cantonner maintenant aux romans d’anticipation (et d’angoisse) et aux romans historiques. Pourquoi ?
P.B. — Simplement parce que j’ai des difficultés à suivre un plan préétabli ; mon imagination me joue des tours. Le policier et l’espionnage demandent beaucoup de rigueur, alors que ces genres m’accordent plus de liberté. Vous savez que je tiens beaucoup à la liberté !
H.D.F. — Un point, disons, « d’éthique professionnelle » : beaucoup de gens, qui n’établissent pas la même différence que vous entre « populaire » et « d’évasion », feignent de considérer la littérature populaire comme un abrutissement. Qu’en pensez-vous ?
P.B. — Pour moi, la littérature que vous appelez populaire est absolument nécessaire, au contraire, de nos jours. Elle empêche toute une part de la population de tomber dans la lecture exclusive des bandes dessinées et de la presse du cœur… encore que, pour beaucoup, ce soit déjà fait. Entre deux maux — à supposer qu’il s’agisse de cela ! —, choisissons le moindre ! Mais, dans le fond, je ne sais pas si Monte-Cristo est plus abrutissant que Marx ou Barrés…
On lit souvent cette littérature d’évasion parce qu’on en a marre de l’autre. J’ajoute que l’âge ou le milieu social n’y changent rien. Mon toubib est fervent lecteur de mes bouquins, ce qui ne l’empêche pas d’essayer de lire les Prix Goncourt… et il y renonce en général vers la page 15 !
Ce qui caractérise la littérature d’évasion, c’est qu’inconsciemment ou non, on s’identifie à ses personnages, ce qui ne se produit pas avec « l’autre » littérature. Il y faut donc des personnages sympathiques, avec qui on ait plaisir à s’identifier.
L’entretien est terminé. Paul Béra se prépare à retourner aux aventures de Robi robot et de Léonox, pour notre satisfaction future. Pour le connaître mieux, cet auteur qui s’est finalement peu livré dans les quelques pages de cet interview, il ne reste plus qu’à attendre de lire, en filigrane, entre les lignes de ses ouvrages d’Anticipation et d’Angoisse, ses préoccupations et la vision du monde, un peu pessimiste, qu’il y donne. Dix ouvrages et plus, dans les tiroirs du Fleuve Noir, attendent de nous faire mieux connaître la nouvelle facette du talent de cet auteur, populaire, au meilleur sens du terme !
Je ne suis pas seule à manifester de l’attachement pour ce romancier, d’autres qui l’ont lu ou mieux, qui l’ont rencontré, aiment à se souvenir de l’homme, Leo Dhayer est de ceux-là. Alors, ne quittez pas le fil et prenez le temps de lire Paul Bérato, portrait de l’artiste en écrivain populaire et homme généreux sur le blog À l’enseigne de l’ours danseur de notre communauté Redux.
Et pourquoi ne pas rêver d’une bibliobiographie de l’auteur, malgré la tâche de Titan qu’elle occasionnerait… elle pourait être menée à terme, sait-on jamais, si l’idée germait dans les cerveaux de plusieurs Titans…