L’objet est un livret de taille semi-poche, assez haut. La première page de la couverture noire est découpée, de même que son rabat en deux ouvertures rondes où pointe un œil de chimpanzé, et à gauche un homme qui saute, peint en taches et gouttes de peinture blanche et grise.
« Nouvelle graphique », est-il précisé. De fait, les rabats et les premières pages sont couverts de peintures. Elles montrent en regard silhouettes et faces humaines et animales.
La nouvelle, qui représente un peu moins d’un tiers de l’ensemble, est un monologue. « Le monde est à moi », déclare-t-il assez vite, reprenant implicitement un passage de la Genèse où dieu fait des hommes les maîtres de la création. Le narrateur, s’il est seul à parler, s’adresse à quelqu’un, une femme, à propos des animaux. Il ne considère ces derniers que sous leurs seuls aspects alimentaires, défensif (le chien de garde) ou esthétique. Bref, pour son intérêt le plus direct et le plus égoïste. De fait, sa manière de s’adresser à son interlocutrice crée aussi le malaise, dans la désinvolture avec laquelle il confie ses fantasmes. La muflerie transparaît sans fard, et ne fait que s’accentuer.
C’est tout le talent de l’auteur de L’Opéra de Shaya de restituer avec sensualité ce flot de souvenirs, d’images et d’ébauches de réflexions, soutenu par les peintures expressives de Francis-Olivier Brunet, de techniques mixtes, tout en fragments et en distorsions, jusqu’à l’hybridation, souvent centrées sur le motif de l’œil et du regard. Mais, à partir d’un discours largement accepté et relayé dans la société, le récit va plus loin, pour faire sourdre progressivement le malaise. Il est d’abord dérangeant de lire une telle insensibilité exprimée avec une telle complaisance. Le procédé m’a rappelé Le Sari vert d’Ananda Devi, qui présente sur la durée d’un roman l’autojustification d’un homme jaloux de ses prérogatives de mâle. On attendait clairement autre chose de l’auteur des « Yeux d’Elsa », une nouvelle que tous ceux qui s’intéressent aux rapports entre humains et animaux devraient lire. Mais il faut faire confiance à Sylvie Lainé. Le parallèle entre le traitement réservé aux animaux et le traitement de l’interlocutrice, muette et condamnée à écouter ce monologue, révèle un manque d’empathie qui pousse à lire la nouvelle jusqu’au bout.
Avec la finesse et l’intelligence habituelles à ses récits, Sylvie Lainé amène à partager les pensées et les perceptions d’un personnage, pour mieux les peser, y retrouver ce qu’on embrasse et ce qu’on rejette. Sans les renvoyer dos à dos, cette lecture est conseillée autant aux carnistes qu’aux antispécistes. Plutôt que chercher spécialement à interpeller, L’Animal privilégie le trouble moral et l’efficacité narrative.
Organic Éditions a créé la collection « Petite Bulle d’univers » pour confronter les mondes complémentaires d’artistes plastiques et d’écrivains. Elle a fait surtout appel à des auteurs issus de la science-fiction et de l’imaginaire en général, comme Li-Cam, Karim Berrouka ou Alain Damasio, qui dialoguent avec des peintures de Bruno Leray, des photographies de Jean-Emmanuel Aubert ou Philippe Aureille, ou des sculptures de Laura Vicédo. Une initiative originale, portée par des créateurs de valeur, à saluer et encourager.