Le fameux théâtre et ses pièces d’épouvante avec du sexe et du sang depuis 1900…
Un article issu de la revue Paris-Théâtre n° 102, 1955, une publication Mauclaire.
Renaissance du Grand-Guignol ? signé C.-M. Russo présente un court historique du théâtre et de ses directeurs. L’auteur évoque les pièces montées, Poe, Stevenson mais aussi André de Lorde (avec une belle coquille dans le texte : « Lordre »), le prince des horreurs.
L’article est reproduit intégralement, agrémenté de documents illustrés.
RENAISSANCE DU GRAND-GUIGNOL ?
Le Grand-Guignol est une institution parisienne. Entre les Folies-Bergère et le musée Grévin, il figure en bonne place. Il est recensé sur l’agenda des touristes et des provinciaux qui montent à Paris au temps du Salon de l’Automobile, 20 bis, rue Chaptal, métro Pigalle. Téléphone TRI. 28-34.
Ce n’est pas un théâtre. C’est une boutique débonnaire, ouverte sur une impasse tranquille, une de ces impasses où les enfants qui transportent des pains ne tourmentent pas les chats, où les fenêtres arborent des serins, où les concierges prennent des façons de bourgeois, où les arbres font bon ménage avec les réverbères, équitablement arrosés par des roquets imperturbables. C’est une boutique vieillotte, dont on va pousser la porte, et on verra de délicieuses antiquailleries, on se laissera aller au charme des tractations infinies, avec des messieurs barbichus et sagaces assis devant des guéridons vénérables. C’est n’importe quelle officine aimable, mais surtout pas l’antre aux épouvantes, la grotte aux vampires, la caverne aux horreurs, le repaire des satyres, l’asile des nécrophages, la maison des obsédés, le rendez-vous des bourreaux…
Au milieu du siècle dernier, il y avait là une chapelle. Le Père Didon y fit résonner la parole de Dieu, et plus d’un bohème montmartrois, sans doute, y vint confesser ses turpitudes, dompté par l’éloquence sacrée. On installa ensuite une exposition de ferronnerie d’art religieux : c’était déjà une déchéance, qui fut totale lorsque le peintre Rochegrosse transforma les lieux en un vaste atelier. On n’ose guère imaginer que des dames nues y vinrent poser, encore que ce soit là une façon logique de ménager une transition. Chapelle, peinture, chair fraîche : le Grand-Guignol est au bout du chemin.
En 1895, Maurice Magnier débarque dans l’atelier, à la tête d’une troupe de charpentiers moustachus. Le peintre Rochegrosse s’en va. Les charpentiers, aidés par quelques tapissiers et des maçons, ont tôt fait d’agencer une salle de spectacle. Maurice Magnier l’appelle « Théâtre-Salon ». Il l’inaugure avec Chand d’Habits, de Catulle Mendes. Arrive aussitôt Oscar Méténier, qui est secrétaire d’un commissaire de police et veut se changer les idées en dirigeant une scène. À peine installé, et Max Maurey débouche à son tour. Cette fois, ce journaliste-dramaturge-écrivain va faire œuvre durable. Il donne au théâtre son nom actuel et met au point sa formule. L’année 1900 n’a pas encore sonné…
Max Maurey est un homme qui a de l’imagination et des idées. Ces idées, il ne se contente pas de les secouer dans sa tête comme une espèce de salade : il les met à exécution. La cuisse et le sang, la tenue légère et l’assassinat, la grivoiserie chaude et l’épouvante, voilà son programme. On dévoile du sein, on vitriole, on fait couler des flots d’hémoglobine, on apprend aux acteurs à pousser des cris déments, on demande aux comédiennes d’être agressivement dodues. C’est à la fois le musée Dupuytren, le cabinet Caligari et le Palais-Royal.
La foule court bientôt vers ces spectacles. De fringantes cocottes, des marquises, des demoiselles, des cousettes, des bourgeoises emplumées y viennent éprouver quelque chose qui ressemble au grand frisson. Certains vont jusqu’à l’évanouissement, et les messieurs s’émoustillent. En quelques années, le Grand-Guignol s’est taillé une réputation, et le terme devient monnaie courante : granguignolesque, disent les pédants, à propos des récits de faits divers où le sang a la part belle.
En 1917, Max Maurey se retire dans la coulisse : la guerre n’est pas favorable au granguignolesque. Camille Choisy et Jack Jouvin prennent la direction, que Jouvin conservera seul en 1928. Le surréalisme a essaimé un peu partout le goût de la violence endiablée et de l’insolite, et le cinéma tire vers ses écrans les amateurs de haut sadisme. Comme dans les républiques qui périclitent, les gouvernements se succèdent au théâtre. Une Anglaise de bonne volonté, Miss Eva Bergson, prend les rênes, se replie pendant la guerre, revient à la Libération, abandonne la place en 1951. Les affaires vont au plus mal. L’administrateur, M. Nonon, assure l’intérim, puis les frères Maurey, qui dirigent Les Nouveautés, arrivent au pouvoir, avec Mme Max Hymans. Ensemble, ils travaillent à donner une nouvelle impulsion à la salle, recherchent des pièces qui restent fidèles à la tradition de l’horreur et du sexy tout en ne versant pas dans le simple appareil forain. En septembre dernier, enfin, Raymonde Machard s’installe aux commandes : ancienne élève du Conservatoire, comédienne, journaliste, auteur de romans policiers à succès, elle est décidée à rendre au Grand-Guignol ses prestiges d’antan.
UNE ANTHOLOGIE DE L’HORRIBLE
La liste des pièces créées au Grand-Guignol est impressionnante, mais pas seulement par son importance. Le fracassant tintamarre des titres qu’elle aligne, gorgé d’adjectifs et de substantifs rattachés au chapitre de l’horrible, est une véritable anthologie.
Certaines de ces pièces ne furent que des prétextes grossiers, ne dépassant pas le niveau du pire mélodrame, une accumulation d’effets outrés : viols, étranglements, supplices atroces, crimes abjects, crises de delirium tremens. D’autres, par contre, peuvent prétendre à une construction dramatique précise, à une situation attachante, à une peinture de caractères et à un emploi de la violence qui atteint à une esthétique constituée. Mais toutes, plus ou moins, sacrifient à cette loi-maison, qui a bien aidé à l’établissement de son renom : un titre-choc.
La liste complète des œuvres jouées au Grand-Guignol, parcourue, donne assez l’impression que devait ressentir une quelconque personnalité passant en revue une compagnie de forbans. Ce ne sont que visages tuméfiés, nez cabossés, yeux pochés, sourires démoniaques et détails vestimentaires scabreux. La volonté de choquer, et de choquer fort, est toujours manifeste. Il y a seulement, parfois, une note inusitée : c’est qu’un directeur sentimental rompait avec la tradition pour monter une pièce moins homicide. Le sourire que s’accorde l’assassin, entre deux crimes, pour apprivoiser une jolie personne, pour cultiver la petite fleur bleue que chacun dissimule en soi.
La dernière torture, d’Eugène Morel et André de Lordre fit surnommer celui-ci « prince de la terreur ». Le système du Docteur Goudron et du Professeur Plume, adapté par André de Lordre, d’après Edgar Poe, se parait d’un intellectualisme de bon aloi. L’horrible expérience, d’André de Lordre et Alfred Binet, avait recours à cette sorte d’angoisse spéciale que procure le climat de la chirurgie et des recherches monstrueuses. La folie blanche, de H.-R. Lenormand, Un crime dans une maison de fous, Le cabinet du Docteur Caligari, furent aussi de beaux moments d’abomination, et les ouvreuses durent souvent avoir recours à l’alcool de menthe pour remettre sur leurs jambes de trop sensibles spectatrices. Plus près de nous, il faudrait signaler L’énigme de la chauve-souris, qui fut jouée par la compagnie Georges Vitaly, Pas d’orchidées pour Miss Blandish, où Nicole Riche en vit de terribles, La garce et l’ange, savamment sexy, Les salauds vont en enfer, de Frédéric Dard, le très classique Docteur Jekyll et Mr. Hyde, mis en scène par Robert Hossein, et la toute récente adaptation de La chair de l’orchidée, où Cécile Aubry était malmenée selon la rude optique de Hadley Chase. Dans cet enfer, quelques comédies se perdent, où les noms de Yves Mirande, de Paul Géraldy, de Tristan Bernard, d’Alfred Savoir et de Courteline évoquent de sémillantes écervelées en guêpière et petit jupon, bien éloignées en vérité des vamps mises à la torture par des évadés de la Série Noire.
Raymonde Machard prépare manifestement la renaissance du Grand-Guignol, ou plutôt, en gardant le style maison, sa réincarnation. Elle attend beaucoup des jeunes auteurs. Elle dévore des manuscrits.
« Il me faut des pièces violentes, osées sans doute, mais qui ne se contentent pas d’être d’effets granguignolesques, justement. Il faut aussi garder une tenue littéraire suffisante, sans verser, bien sûr, dans ce que l’on appelle confusément l’avant-garde. Il faut bien des choses, en somme, qui ne sont pas si faciles qu’on le pense… »
Le beau passé de son théâtre émerveille Raymonde Machard. C’est exactement cela, les grands moments de la première avant-guerre qu’elle voudrait retrouver.
« Doser… Tout est dans le dosage… Un brin de légèreté, l’épouvante actualisée, l’érotisme savant, le rythme que l’on trouve dans les films policiers américains, la perfection de l’interprétation… »
Transformer en frissons vivants six vieilles dames autour d’une table tournante, c’est un jeu. Mais le faire avec deux cent soixante-cinq personnes chaque soir, chacune rivée à son fauteuil, c’est là, après tout, du bel art.
C.-M. RUSSO.
Certaines pièces ont été publiées dans la Petite Illustration Théâtre, par exemple : Petite Illustration n° 443 Théâtre n° 137, 17 août 1929, La Lumière dans le tombeau (Gott min uns !) par René Berton & Le Cheval de cirque par Régis Gignoux, jouées toutes deux en 1929.
Pour donner une suite littéraire à cet article paru en 1955, je vous propose de (re)découvrir un auteur que le journaliste a omis dans son historique enjoué : Maurice Level. Celui-ci fut pourtant un pilier du théâtre et ses contes cruels horrifièrent le public au début du XXe siècle. Pourquoi ne pas commencer par son premier roman paru en 1909, L’épouvante ? Il vient d’être mis en téléchargement gratuit par notre ami Frédéric Serva dans une édition numérique élégante et soignée, disponible depuis son site Ebooks sur Redux.
Cliquer sur le titre : L’épouvante par Maurice Level
Si ce n’est pas de la belle synergie, ça… 😀