Topor – Voyageur du livre (1960-1980), texte par Alexandre Devaux
Les cahiers dessinés, novembre 2015
Lorsque j’ai déballé le paquet pesant que j’avais reçu quelques minutes auparavant, je n’imaginais pas qu’il recelait un pavé ! Topor – Voyageur du livre.
Ce livre était une surprise — je ne l’attendais pas vraiment —, plus grande encore en découvrant un épais volume dans ce format qui transforme les livres en objets plus remarquables : un cartonnage illustré de taille respectable, au papier de qualité dont les feuilles se tournent aisément sous l’index et s’écartent sans retenue à la reliure pour révéler leur contenu en entier. Quelques heures plus tard, il n’en fallut pas moins pour goûter à cette somme réunie, je le refermai, convaincue de feuilleter à nouveau ce bel ouvrage, ravie de sa conformation solide et agréable qui lui promettait une longue vie malgré de nombreuses consultations.
Mais revenons un peu dans le temps, à l’ouverture du paquet. La couverture affiche une image où l’on reconnaît Sartre à dos d’éléphant-samovar, la reproduction est soignée, les couleurs délicates et précises. Fébrile, la vitrine ment parfois sur le contenu des rayons, je parcours les quatre cents pages pour constater que du noir au coloriage particulier de Topor, toutes les illustrations sont de cette qualité, un vrai bonheur. L’auteur a choisi un papier qui imite les éditions bibliophiles des années 1960 à 1980, ainsi que le sous-titre l’indique, une période fastueuse des publications réalisées pour la célébration ornementale de leurs sujets littéraires. Une période, un style d’impression, un artiste dont on aura compris déjà qu’ils m’enthousiasment, peut-être parce qu’ils correspondent au premier quart de siècle que j’ai vécu dans mes lectures.
Le responsable, parlons-en : il s’agit d’Alexandre Devaux, et nul doute qu’il est passionné comme il le faut pour présenter Topor avec flamme et la subjectivité inhérente, honnête car elle s’appuie sur les faits sans les dénaturer. Après que la préface de Philippe Garnier fournit l’éclairage sous lequel le travail artistique de Topor sera vu, Alexandre Devaux s’attache à l’évocation du dessinateur dans sa progression parmi ses intimes, ses amis, son milieu, son époque et tous les événements qu’il ne cessa jamais d’explorer à travers ses crayons. L’introduction ne sert pas de condensé austère d’informations exhaustives, mais de l’approche dense et documentée d’une génération et de l’état d’esprit qui régnait chez eux qui venaient après avoir vécu dans leur enfance ou leur jeunesse les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale, et reprenaient contact avec les mouvances culturelles rebelles et provocantes des années 1930, leur impulsaient la modernité des révolutions sociales et politiques de celles des années 1960.
Topor était l’une de ces personnalités en phase avec le décalage qui se produisait, dans l’avant-garde qui se moquait de l’avant-garde, attentif et détaché à la fois, curieux du monde pour l’interpréter comme il le percevait intimement. Dans cette introduction à la galerie de ses illustrations consacrées aux livres, c’est un plaisir pour l’amateur d’observer sa présence constante dans les courants de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Imaginaire, ce champ d’exploration de la fiction qui rejetait la copie réaliste au profit du fantastique, de l’absurde, et de cette toute nouvelle science-fiction française qui désirait naître. Sternberg bien sûr, et avant lui la figure presque tutélaire de Boris Vian dont l’Écume des jours fait la couverture de ce volume, et puis Pauvert, Losfeld, mais aussi La Balance, cette librairie de science-fiction que tenait Valérie Schmidt et autour, la revue Fiction, André Ruellan, ou Jodorowsky, Pierre Versins, ou Melvin van Peebles venu s’installer en France, et d’autres encore, vivant en d’autres lieux, en Belgique, en Amérique du Sud qui débordait de créativité en quête de réalisme magique et d’esthétique avant la répression, aux USA ou en Allemagne. Ce diable d’homme faisait escale à tous les foyers qui pouvaient engendrer la « Panique », le mouvement indépendant qu’il avait créé avec quelques camarades internationaux. C’est ainsi que nous le dépeint Alexandre Devaux, à la rencontre de gens qui lui donnaient quelque chose le touchant, et qui devenaient ses amis auxquels il pouvait offrir à son tour sa vision de ce qu’ils avaient écrit, sans les trahir, mais en révélant un peu plus que ce qu’ils lui avaient raconté. « Quelqu’un qui rentre dans quelqu’un d’autre », cette citation, rapportée par Philippe Garnier en tête de sa préface, trouve son explication évidente dans le texte chaleureux, aimant devrais-je dire, du compilateur en rappelant toutes ces rencontres, bien plus nombreuses que les noms jetés ci-dessus : Fellini, Copi, Mac Orlan, etc.
Mais ces quelques pages de textes, illustrées elles aussi, ne sont que le préliminaire à l’essentiel de Topor, Voyageur du livre : une exposition de tous ses dessins publiés dans les éditions parfois confidentielles, des années 1960 au noir pour glisser vers les couleurs au fil des années. Je ne sais si Alexandre Devaux les a tous compilés, a déniché chaque opuscule obscur, tiré à moins de cent exemplaires, mais j’affirme volontiers qu’il s’agit d’une belle recension. Des plus sages aux plus surréalistes, macabre ou ironique, l’angoisse diffuse de Topor s’est acclimatée aux romans et à la poésie, et l’anthologiste nous a offert l’occasion de la découvrir de la manière la plus simple ici quand une grande partie de l’œuvre nous serait hors d’atteinte, trop rare et réservée à de bonnes fortunes. Pleine page presque toujours, un petit pavé texte accompagne chaque série d’illustrations, précisant l’édition du livre dont elles sont extraites, une anecdote ou une information pertinente, reproduites avec le même soin jaloux que celui donné à la couverture, un vrai régal à parcourir. Plusieurs centaines de dessins parmi lesquels des interprétations remarquables, à mon goût, de Pinocchio, autant au noir que coloriés, des mises en abyme par le détail dont on ne sait plus de quelle réalité il provient : de l’auteur, de Topor ou d’un monde légèrement déphasé, qui apparaît dans les compositions les plus ancrées aux normes des sociétés, pour Tolstoï par exemple.
Que dire de plus qu’il ne faut voir dans ce livre pour l’admirer ? Que les sources qu’emprunte Topor coulent du génie des plus grands et qu’il les égale ? De Riou à Doré, chez Klinger, Kubin ou Rops, mais aussi dans ces accroches dramatiques des journaux de faits-divers à sensation, à la fin du XIXe et parfois un à-côté étonnant comme ces linographies qui m’ont remémoré les gravures de Masereel. Une belle initiative qui ravira l’amateur épris de Topor.