Qui a lu Claudine à l’école de Colette sait que les écolières au XIXe siècle n’étaient pas toutes aussi sages et soumises qu’il est admis dans les conversations autour des souvenirs du bon vieux temps, celui qui n’existe que dans l’esprit d’adultes amnésiques quand ils prétendent que l’obéissance aveugle les a conduits… on ne sait où, en réalité. Le petit récit qui suit est celui qu’un auteur pourtant tout à fait convenable, André Theuriet, aurait découvert dans le journal intime d’une jeune fille de la bourgeoisie, élève à l’institution Paponnet. La nouvelle parut le dimanche sept août 1904 dans les feuilles du journal L’Ouest-Éclair et L’Étoile de la Mer, une publication qui s’annonçait fièrement républicaine en Bretagne.
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Voici le moment où les distributions de prix battent leur plein… Le moment où il achevait un chapitre du charmant journal d’Hélène Massalska1 où la future princesse de Ligne raconte l’épisode de la bouteille d’encre versée dans le bénitier de l’Abbaye-aux-Bois, M. André Theuriet a retrouvé le journal, manuscrit celui-là, d’une jeune fille élevée pendant le Second Empire dans une pension de Paris. On y verra qu’au dix-neuvième comme au dix-huitième siècle, dans les couvents aristocratiques comme dans les pensions de la bourgeoisie, la gent écolière est toujours la même, et que décidément l’influence des milieux ne modifie pas la plante humaine autant qu’on veut bien le dire.
Une vengeance de pensionnaire
18 juillet. — Demain a lieu le concours de piano. C’est un grand jour. M. et Mme Paponnet ont convoqué nos parents et amis pour juger des progrès musicaux de la pension. Mais il était écrit sans doute que je ne serais pas appelée à cette petite fête. Ce matin, à la leçon de danse, tandis que M. Croisez, notre antique professeur, jouait les premières mesures d’un quadrille, une idée baroque m’est montée à la tête. J’ai étalé en éventail ma jupe dont mes deux mains pinçaient les plis, puis j’ai traversé la salle en battant des entrechats et en m’écriant : « chassez croisez, mesdemoiselles, chassez croisez ». Ce mauvais calembour n’a pas eu tout le succès que j’en attendais. Le rigide M. Croizez a pris très mal la plaisanterie. Il est allé lâchement se plaindre à Madame Paponnet et celle-ci, scandalisée, m’a privé du concours ainsi que Lucie Collignon, qui me faisait vis-à-vis, et qui avait ri trop haut. La privation de concours me laisse indifférente ; je n’ai pas d’amour propre d’artiste et je ne tiens nullement à faire admirer mon doigté dans un morceau à huit mains. Mais après les exercices de piano, il y aura un lunch offert aux parents et aux élèves par Madame Paponnet, et comme je suis gourmande, l’interdiction de participer à ce lunch me paraît arbitraire et injuste. Je m’efforce de faire partager mes rancunes à Lucie Collignon qui est, comme moi, très portée sur sa bouche.
Lucie est une fille douce, moutonnière, un peu bébête. Son père marchand de légumes secs en gros, rue Montorgueil2, est le fournisseur de l’institution Paponnet. Il paie la pension de Lucie en nature. Aussi, quand les haricots ou les lentilles laissent à désirer, c’est cette grande dinde de Collignon qui en pâtit ; nous l’accablons d’injures, nous la conspuons en pleine récréation et elle ne répond qu’en pleurant jusque dans ses bas ; — Je n’ai donc pas eu de peine à lui persuader que nous devions nous venger et à m’assurer de sa complicité. — Mais comment nous venger ?… Les coudes appuyés sur mon pupitre, les doigts enfoncés dans mes cheveux ébouriffés, je cherche, et je ne trouve rien qui vaille…
19 juillet. — J’ai trouvé ! — Ce matin, dans la cour, j’ai dit à Lucie :
« Pendant la leçon de couture, je demanderai à aller étudier mon piano ; comme c’est très naturel, on me le permettra… Cinq minutes après, tu feras la même demande et tu viendras me rejoindre… Je t’attendrai dans le lavabo. »
Les choses se sont passées comme je l’avais prévu, et nous nous sommes rendues toutes les deux à un lavabo, à l’étage au-dessus.
« Maintenant, ai-je commandé à Lucie, ôte tes souliers ; il ne faut pas qu’on nous entende marcher… Déchausse-toi et suis-moi !
– Où allons-nous ?
– Tu verras bien ! »
Elle obéit, et, avec mille précautions, j’enfile le couloir qui conduit au salon de Madame. C’est là que doit avoir lieu le concours. Les chaises destinées à l’assistance sont alignées en rang d’oignons : en avant se dressent solennellement les deux pianos ; puis, dans une encoignure, une table ronde à dessus de marbre supportant de vastes plateaux et, sur ces plateaux, des quantités de petits babas destinés an lunch. Que de babas ! il y en a bien une soixantaine — bruns, à côtés tout humides et tout odorants encore du rhum où ils ont été plongés. Lucie Collignon restait bouche béante devant ces bonnes choses et les yeux lui sortaient de la tête.
« Tiens-toi contre la porte, lui dis-je, et empêche qu’on entre. »
Je m’approche des plateaux, je soulève un baba, et je le mords délicatement en dessous. C’était bon. Même cérémonie avec le second baba.
« Part à deux ! » s’écrit Lucie qui grille d’en faire autant, mais je m’y oppose !
« Du tout, reste où tu es… Je prends sur moi la responsabilité de la vengeance ; il est donc juste que je l’accomplisse seule jusqu’au bout. »
Et je l’accomplis héroïquement. Pas un seul baba ne demeure intact ; tous portent la marque de mes dents… Le coup fait, nous nous esquivons en chattemites et nous allons étudier notre piano.
Une heure. — Les invités commencent à affluer. Mme Paponnet, grande, sèche, osseuse, avec des tire-bouchons d’un blond fade, une bouche de crocodile et des dents de cheval, a endossé sa robe de poult de soie3 olive et se tient debout dans le salon où M. Paponnet se démène en habit et en cravate blanche. Petit, leste, sémillant, le teint blanc et rose, des yeux bleus, la barbe clairsemée, il a l’air d’être en sucre et offre le bras aux dames en leur distillant des compliments qui roulent, fades et sirupeux comme de l’orgeat. Toutes les élèves en grand tralala sont en haut ; quant à nous, vêtues de notre robe et de notre tablier de tous les jours, on nous a reléguées comme des parias dans la salle d’études.
Une heure et demie. — On commence le concours. D’abord, l’Ouverture du jeune Henri, à huit mains, sur deux pianos : puis une sonate de Ravina, notre professeur, qui préside la cérémonie. De temps en temps, des applaudissements éclatent, puis les deux pianos repartent ensemble. Tout à coup un grand silence, interrompu seulement par des remuements de chaînes et des piétinements. On procède au lunch et mon cœur se met à battre. Le silence devient de plus en plus solennel : on dirait qu’une même stupéfaction règne là-haut… Et tout en regardant Lucie Collignon qui pâlit, je savoure délicieusement ma vengeance.
Brusquement, la porte de la salle d’études s’ouvre et M. Paponnet, hagard, pâle, les cheveux dressés, la cravate en détresse, apparaît sur le seuil :
« Mesdemoiselles, s’exclame-t-il, c’est une honte, c’est une abomination ce que vous avez fait !… Vous avez déshonoré la maison ; vous avez contraint madame Paponnet à rougir devant ses invités !… Mais les choses ne se passeront pas ainsi et les deux coupables recevront un châtiment exemplaire… »
Je me lève toute rouge et je réponds courageusement :
« Monsieur, il n’y a pas deux coupables… Il n’y en a qu’une… c’est moi. »
Sans égard pour ma grandeur d’âme, le petit homme me prend par le bras, m’entraîne dans l’escalier, à travers le couloir, et me pousse en plein salon devant les parents ébaubis. Un spectacle tragique : tous les petits babas, le ventre en l’air gisaient sur les plateaux, montrant les morsures que je leur avais infligées. Les élèves, simulant l’indignation, poussaient des oh ! et des ah ! hypocrites ; les parents me regardaient avec des mines scandalisées. Moi, avec ma robe noire fripée et mon tablier d’alpaga, je baissais les yeux, j’avais deux pouces de rouge sur les joues et j’aurais voulu être dans un trou de souris.
Enfin Mme Paponnet, qui ne se possédait plus, m’a tirée d’embarras en s’écriant :
« Qu’on emmène cette perverse créature !… Je ne veux plus la voir… Je ne le peux plus ! Tous mes babas !… Elle les a entamés tous… et elle n’en est même pas malade ! »
On m’a jetée honteusement dehors.
Conclusion : privée de sortie jusqu’aux prix ; deux jours de pain sec et le bonnet de nuit pendant une semaine… Mais ça m’est égal, je me suis vengée.
André Theuriet
L’Ouest-Éclair et l’Étoile de la Mer, dimanche 7 août 1904
1. Apolline Hélène Massalska, Mémoires d’une écolière à l’Abbaye-aux-Bois à Paris (1771-1779) – 2. Rue indissociable des Halles, le marché historique de Paris. – 3. Étoffe de soie épaisse, sans lustre et à côtes.
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Claude-Adhémar André Theuriet (8 octobre 1833 – 23 avril 1907) n’était rien moins qu’un homme de lettres conventionnel du XIXe siècle. Romancier et dramaturge, il remplit les devoirs de la bourgeoisie pendant toute sa vie adulte. Ses hommages littéraires fleurissent les grands hommes de son siècle, Vigny, Mérimée, Hugo, Balzac, etc., et, d’emplois de fonctionnaire en passant par le service militaire durant le conflit de 1870 puis le conseil municipal d’une ville de province pour une politique modérée, il termine naturellement dans un fauteuil de l’Académie française, libéré par la disparition d’Alexandre Dumas fils. Cependant, la petite histoire raconte que sa grand-mère lui apprit à lire et qu’il conservait affectueusement le souvenir vivace d’une grand-tante excentrique lorsqu’elle clamait des vers en se drapant dans la toile de ses rideaux. Il est bien possible que l’anecdote réjouissante rapportée dans ce texte empli de malice écolière, l’auteur la découvrît dans les souvenirs de ses aïeules, auxquelles il dut sûrement ses écarts artistiques de la voie des ronds-de-cuir que lui réservait son héritage paternel.